First-order abstraction

It is usually overlooked that even a photograph is a first-order abstraction. Thus in the Galician and Polish backwater sections of the old Austro-Hungarian Empire, village pharmacists did a brisk trade in male model photographs at the beginning of World War I. Each of these wily shopkeepers would stock four stacks of small identical photographs of a cabinet view of male models, five and one-half by four inches in size. One picture showed the face of a clean-shaven man. The second, that of a man with a moustache. The third picture showed a man with a full beard, while, in the fourth , the model's hirsute elegance encompassed both beard and moustache. A young man called up for military service bought the one of the four photographs that most nearly matched his own face and presented it to his wife or sweetheart to remember him by. And it worked! It worked because the picture of even a stranger with the right kind of moustache was closer to the face of the departed husband than anything this wife had ever seen before except for his face itself. (Only by glancing at several photographs could she have gained the sophistication to be able to differentiate among the various first-order abstractions.)
V. Papanek - Design for the Real World
Spectateurs de cinéma, n'étions-nous pas comme ces gens d'alors ? En train de contempler une abstraction de premier ordre ?
Peu à peu, le cinéma laisse entrevoir l'apparition d'un nouveau paradigme relationnel entre le spectacle et son spectateur. Le cinéma-simulacre traditionnel laisse peu à peu la place à un nouveau cinéma-simulation, dont les méthodes de fabrication sont désormais plus proches du jeu vidéo.
Si le plateau de tournage reste l'élément central et liant d'un film traditionnel, il n'en est rien dans ce nouveau paradigme.  Les décors, les acteurs, la caméra, autant d'éléments autrefois symptomatiques, sont maintenant délaissés au profit de nouveaux outils de création, essentiellement numériques.
On aurait tort de croire ces changements cantonnés au seul domaine technique ; ils impactent jusqu'à la perception du spectateur. Ce nouveau cinéma, dans une certaine mesure, n'a plus besoin d'en appeler à la suspension consentie de l'incrédulité de Coleridge.
Car si le cinéma traditionnel est une illusion, lointain héritier des arts forains, le cinéma-simulation génère sa propre réalité, aussi faible soit-elle.

L'illusion du cinéma-simulacre ne perdure que dans le seul cadre de la caméra, un champ étroit et ténu que les techniciens s'efforcent de garder imperméable au reste du plateau.
La caméra est ainsi férocement cantonnée dans ses mouvements. De Hitchcok à Truffaut ou De Palma, beaucoup de réalisateurs ont su se jouer de ces contraintes et même les transcender pour forger un art qui n'a eu de cesse de s'interroger sur la force et les dangers de l'image, célébrant ainsi son propre pouvoir.

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La lecture de ce passionnant texte de David S. Cohen et Dave McNary sur le tournage de Gravity nous éclaire sur ce film, qui n'est pas le début d'un nouveau paradigme, mais la fin d'un ancien. Un specimen qui a atteint les limites du cinéma traditionnel auquel il appartient pleinement.
The set Bullock walked onto didn’t resemble a normal movie shoot. At one end of the stage was the light box, with a small hole in one side. Outside that hole was a track extending away from the box, and on that track, the robot holding the camera. Inside the box was a rig Bullock would be strapped into. In the wings were rows of computer workstations with technicians controlling the light box, lighting, camera and the robots.
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With such an odd shooting space, and with only one actor on set much of the time, Cuaron says his biggest challenge was how to keep a warm, friendly set, “a place that is fun to play in,” he says. “Not to (have it) become a technical game, but all the time to keep the creative aspect in the forefront of everything.”
When Bullock arrived each day, there would be a mass celebration, including a “Rocky”-like fanfare and a big lighted sign atop the light box that read “Sandy’s Cage.”
Le plateau du tournage de Gravity n'est déjà plus un endroit fait pour les vrais acteurs. A l'image de son personnage Ryan Stone, Sandra Bullock évolue dans un monde hostile et froid, où nature et technologie se liguent contre l'humain. Un monde où elle n'a pas sa place et qui se transforme en instrument de torture pour la faire s'y adapter.
En voulant absolument conserver le plateau de cinéma, Cuaron touche les limites du paradimge du cinéma-simulacre.
The director and cinematographer met with a number of friends and tech-savvy directors, including Fincher and Cameron. “I read the script, and I thought it was tremendously challenging to shoot with a high degree of veracity to get the real look of zero gravity,” Cameron says. He recommended some performance-capture techniques he’d used on “Avatar,” but Cuaron opted for a different route.
[...]
Cameron says Bullock’s work is more impressive than the technology that supported it. “She’s the one that had to take on this unbelievable challenge to perform it. (It was) probably no less demanding than a Cirque du Soleil performer, from what I can see.” And of the result, he says, “There’s an art to that, to creating moments that seem spontaneous but are very highly rehearsed and choreographed. Not too many people can do it. … I think it’s really important for people in Hollywood to understand what was accomplished here.” 
A l'opposé d'un James Cameron, la démarche de Cuaron de ne pas tourner en performance capture afin de filmer directement le vrai visage de Sandra Bullock (sans l'intermédiaire des capteurs de la perf cap) sonne ici comme un baroud d'honneur. La lourdeur du tournage imposée à Bullock témoigne de la non-adéquation et des limites atteintes de la technique traditionnelle du cinéma qui consiste à capturer le visage et le corps d'un acteur directement à travers l'objectif d'une caméra.
Le prix à payer pour apporter cette lueur de "réel" dans le film peut paraître don-quichottesque et vain, tant la performance capture nous permet déjà de ne plus discerner le "virtuel" du "réel", mais c'est là aussi la beauté de ce film, de capturer une dernière fois et aux prix d'efforts dantesques ce visage réel submergé par le virtuel.
Gravity, c'est un acharnement thérapeutique ; la célébration d'un crépuscule à travers une renaissance.

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Les acteurs, tout comme le plateau de cinéma traditionnel ne sont pas des éléments de la diégèse, ils ne sont que des contraintes (souvent ludiques et heureuses) à la possibilité de création.
Le cinéma-simulation, dont les premières instances sont sûrement les films de Pixar (dont les bêtisiers post-générique apparaissent aujourd'hui comme un délicieux pied de nez), permet de dépasser ces limitations ; les décors et les personnages font intégralement partie de la diégèse, y-compris et surtout dans la perception du spectateur.

L'avènement de ce nouveau cinéma ou du jeu vidéo permet, par comparaison, de nous éclairer un peu plus sur les mécanismes psychologiques de la narration dans le cinéma traditionnel.
Considérons par exemple le système de gestion des acteurs dans le cinéma hollywoodien, le star system. Ce système met en place le recyclage d'une poignée de vedettes pour incarner différentes instances d'archétypes narratifs. A première vue, cette solution semble psychologiquement peu efficace : l'identification du spectateur au personnage est alors parasitée par l'acteur et la trâinée de ses rôles précédents. Ce phénomène est accentué par l'utilisation de gros plans, qui renforce la reconnaissance de l'acteur par le spectateur.
C'est justement dans le bruit produit par cette trâinée que se trouve la force du star system, qui conditionne le spectateur à associer un acteur à un archétype narratif donné.
Pour fonctionner, le star system impose à l'acteur de devenir sa propre marque, d'être toujours en représentation, d'incarner toujours le même archétype, qu'il soit positif ou négatif et de s'y plier.
En accédant au statut d'icône, l'acteur donne l'impression d'évoluer dans un autre temps, celui des mythes, cycliquement figé comme le définie Mircea Eliade. Le prix d'une telle illusion est lourd : chirurgie esthétique, régime, entretien physique quotidien, conduite publique compatible avec les valeurs morales de son archétype. Les acteurs du star system sont devenus plus des sculpteurs de leur corps ou des performers du quotidiens que des comédiens.
Les statues de cire du musée Tissot offrent un idéal terrifiant de cette cristallisation des corps. Portes d'entrée vers une temporalité mythique, elles semblent être un écho dégénéré du processus de momification dans l'Egypte antique.
On raconte qu'un jour, Charlie Chaplin a participé incognito à un concours de sosies de Charlot et qu'il a terminé troisième, le corps torturé de la vedette se fige mais pour un instant seulement. Arrive un temps où l'acteur ne peut plus que caricaturer celui qu'il était. Il peut soit en jouer comme Stallone dans The Expendables, soit changer d'archétype : Tom Cruise qui passe du rôle de jeune premier à celui de père de famille au cours des années 2000). A dessein, beaucoup d'actrices médiatisent leurs grossesses et leurs enfants.
La différence majeure entre le jeu vidéo et le cinéma traditionnel aux yeux du spectateur réside dans le statut psychologique de la diégèse. Dans le cas du cinéma, l'univers créé est factice et n'est réel pour le spectateur que parce que celui-ci décide pour un temps donné de l'accepter (la suspension consentie de l'incrédulité de Coleridge). La diégèse n'est réelle qu'à l'intérieur du cadre d'un plan donné, et ce au prix d'efforts incroyables. 
Avec le jeu vidéo, c'est un monde virtuel qui se met en place. Virtuel mais bien réel : les personnages et les décors sont partie intégrante de ce monde, une simulation qui se niche quelque part dans la mémoire d'un ordinateur. Le spectateur n'a plus à produire le même effort pour y être projeté. Il n'a plus à lier les acteurs aux personnages qu'ils interprètent ni aux décors qui les entourent. C'est une nouvelle forme de réalisme qui s'applique ici.
Et aussi primitivement artificielles que soient les interactions du joueur avec cet univers, ils sont réels dans le sens où ils ne sont plus (tout à fait) conscrits ni limités par un cadre régi par les créateurs.
La durée de l'expérience, la répétition de l'immersion (potentiellement infinie dans le cas des jeux massivement multi-joueurs) renforcent cet effet et vont jusqu'à substituer la fantaisie à la réalité chez le joueur.
Le film se démarque ainsi du cinéma traditionnel dans la concrétisation de la diégèse et dans le rapport au spectateur qui en découle. La démarche créative de Cameron ouvre la voie vers une nouvelle façon de filmer, avec des caméras virevoltantes, qui naviguent au sein d'un univers créé de toute pièce (Le Tintin de Spielberg, les films de Peter Jackson).

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Dans S1m0ne d'Andrew Niccol, un informaticien crée une actrice numérique pour un réalisateur lassé des caprices de ses stars. Le film tacle clairement le star system mais ne propose finalement rien de nouveau en concluant à l'impossibilité d'un système alternatif. L'actrice virtuelle, aussi numérique soit-elle, est toujours une vedette et reste un élément recyclable entre plusieurs fictions.
Là où elle devrait symboliser une alternative inédite au star system, elle nous est rapidement présentée comme n'étant qu'un simple mélange de différentes vedettes hollywoodiennes (via l'interface de création, on peut ainsi lui ajouter un soupçon de Bette Davis ou de Lauren Baccall).
Amère ironie, la vedette virtuelle est jouée par une vraie actrice, Rachel Roberts, enterrant définitivement l'utopie soulevée par le film (qui est pour le coup son pire ennemi).
De manière assez incompréhensible, le réalisateur (interprété par Al Pacino)  qui utilise Simone ne songe jamais à faire de son être virtuel directement un personnage de fiction, il se cantonne à en faire une actrice qui joue un personnage de fiction. En rajoutant naturellement ce degré d'abstraction supplémentaire à la fiction, il apparait comme un prisonnier inconscient du star system qu'il ne fait que perpétuer.
On voit là transparaître l'héritage du star system, cette "feuilletonisation" de la fiction : le star system crée une "inter-fiction", un système nodale dont la racine est l'acteur, connecté aux fictions auxquelles il a participé ainsi qu'à sa vie telle qu'on peut la découvrir dans les opérations de promotions à la télévision, à travers l'objectif des paparazzi ou les chroniques des journaux people, simple prolongement de ces rôles.
A Hollywood tout se recycle, ainsi une "inter-fiction" donnera probablement un jour naissance à une vraie fiction, un biopic racontant la vie de la célébrité en question.
Le tout forme un ensemble qui déborde sur les films considérés. Quand un spectateur découvre un film hollywoodien, il y suit autant la fiction courante que les "inter-fictions" des vedettes mises en scènes.
C'est là où se situe la plus-value du star system.