La destinée du héros [en cours]

Quant à ceux qui appellent destin, non la situation des astres au moment de toute conception, de toute naissance, de tout commencement, mais l'enchaînement et l'ordre des causes de tout ce qui arrive, nous n'avons pas à disputer sérieusement avec eux sur ce mot, puisqu'ils attribuent cet ordre même et cet enchaînement des causes à la volonté, à la puissance du Dieu suprême dont nous avons ce sentiment juste et véritable qu'il connaît toutes choses avant qu'elles n'arrivent, et ne laisse rien qu'il n'ait prédisposé, lui de qui viennent toutes les puissances de l'homme quoique toutes les volontés de l'homme ne viennent pas de lui. C'est donc cette volonté de Dieu même dont l'irrésistible pouvoir s'étend sur tout ce qu'ils appellent destin, comme le prouvent ces vers dont Sénèque est l'auteur, si je ne me trompe : "Conduis-moi, Père souverain, dominateur de l'Olympe, conduis-moi partout où tu voudras, je t'obéis sans différer ; me voilà. Que je ne veuille pas, que je gémisse, il faut encore que je t'accompagne. Et que je souffre avec malice ce que je pourrais faire avec vertu. Le destin conduit les volontés, il entraîne les résistances." 
Saint Augustin - La Cité de Dieu, livre V, chapitre VIII
La destinée du héros de fiction romanesque inclue de manière quasi-inconsciente la notion d'un "ordre" supérieur à l'intérieur de la diégèse. En quelque sorte, la fiction ne peut fonctionner (sauf dans des cas limites) sans la présence d'un ordre moral supérieur, implicite et interne à cette fiction.
Sans cela, la notion de destinée perd toute substance et la fiction devient aussi chaotique que nous semble le réel.
Intuitivement, on peut voir que cette présence n'est qu'une projection de l'auteur de la fiction à l'intérieur même de la fiction. L'auteur demeure dans une autre réalité, au-dessus de la diégèse. Il influe sur la fiction uniquement de manière indirecte, dans le sens où il ne peut interagir directement avec ses héros ou protagonistes.
La possibilité de briser cette limitation reste un fantasme commun dans le cinéma hollywoodien ; pouvoir pénétrer dans la diégèse ou à l'inverse, voir ses éléments entrer dans notre réalité. La fréquence élevée de ce fantasme marque d'autant plus son impossibilité.
Le fait que le périmètre de ce fantasme soit restreint (relativement) aux arts romanesques visuels (bande-dessinée, cinéma, jeux vidéo) est révélateur de l'importance de l'image en tant que support de sa réalisation.

Ce fantasme de fusion de la fiction et du réel de la part de l'auteur souligne l'impuissance relative de l'auteur, qui semble à première vue posséder tous pouvoirs sur la diégèse. De plus, il est contraint à respecter une logique "romanesque" (elle-même découlant d'une logique "myhtologique") lors de sa création sans laquelle la diégèse perd toute consistance.
On voit ici poindre la filiation particulièrement marquée entre la fiction romanesque et les écritures sacrées / mythologiques. Décider au hasard du sort de ses personnages serait un non-sens, la fiction ne peut exister que comprimée dans ce carcan moral. [Lorsqu'un critique juge un film "moralisateur", il veut souvent signifier que le film suit une morale qu'il juge trop réactionnaire.]

Ce carcan se heurte lui-même à la logique "rationnelle" du spectateur, qui émerge fortement depuis la renaissance. Ainsi la logique religieuse de l'auteur se retrouve confrontée à un besoin de rationalisation de la part du spectateur vis-à-vis de la fiction.
Cette logique, scientifique, qui a remplacé peu à peu dans notre inconscient collectif occidental une logique religieuse, a besoin d'être contentée pour que l'immersion du spectateur au sein de la diégèse s'opère correctement.

Le film de John McTiernan, Last Action Hero, rend bien compte de ce besoin et de cette envie d'immersion dans la diégèse de la part de l'auteur et du spectateur, mais surtout de l'affrontement des deux logiques, religieuse ou rationnelle, au sein de la fiction romanesque actuelle.

Un film comme Avatar de James Cameron cherche à faire cohabiter ces deux logiques ; si le fil narratif obéit entièrement à une logique mythologique (la renaissance du héros) [à tel point que beaucoup se sont empressés de souligner les ressemblances narratives avec d'autres films, là où la transparence du procédé n'appelait pas à tant de trivialité dans les commentaires], l'élaboration de la diégèse obéit à une rigueur scientifique hors du commun pour une fiction ; la planète Pandora, la faune et la flore qui la compose ont été créées afin de paraître le plus réel possible, pour laisser ce sentiment au spectateur d'une réalité bien plus vaste que le cadre du film (ou celui embrassé par ses caméras).

Le détachement de la filiation entre fiction et religion semble être un des propos (plus ou moins volontaires) du cinéma d'auteur post-seconde guerre mondiale. Dans ces courants - le néo-réalisme, la nouvelle vague, le nouvel Hollywood, ... - on recherche une absence d'ordre moral supérieur à l'intérieur de la diégèse. D'où l'état d'errance qui prédomine chez leurs héros, sans destin. Le réalisme à l'oeuvre dans ces films passe avant tout par une athéisation de la fiction.
[Paradoxalement, c'est dans ces mêmes courants que l'on retrouve un attachement à l'auteur unique au cinéma, prolongement d'un monothéisme culturel un peu hors de propos dans le cadre du cinéma. En partie pour essayer de s'accrocher aux canons critiques des arts plus traditionnels.]

A l'inverse, le cinéma hollywoodien va même jusqu'à recycler sle concept théologique de la prédestination (essentiellement présent chez les protestants calvinistes) dont wikipedia France nous donne cette définition :
La prédestination est un concept théologique selon lequel Dieu, aurait choisi de toute éternité, et secrètement, ceux qui seront graciés et auront droit à la vie éternelle.
Max Weber attribue à la prédestination une place importante dans l'avancée du capitalisme dans son livre "L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme".
La prédestination telle qu'énoncée par Calvin n'est ni un fatalisme, ni une remise en cause du libre arbitre, mais plutôt un moyen de supprimer l'intermédiaire du clergé entre le croyant et Dieu.
Cette proximité au sacré est un des éléments majeurs de compréhension du cinéma hollywoodien contemporain ; à la fois dans la narration et dans la représentation (la représentation de Dieu dans le cinéma hollywoodien a supprimé toute distance jusqu'à l'absurde [dont le sommet est sûrement Légion : l'armée des Anges]).
Pour simplifier, la prédestination consiste avant tout à se croire un "Elu" - on retrouve ici des similitudes avec l'"american dream", principe où chacun peut saisir sa chance et réussir pour peu qu'il y croit (et consente à faire les sacrifices nécessaires à la concrétisation de son rêve).
Ainsi dans Kung Fu Panda, un panda orphelin obèse peut devenir un maître de Kung Fu s'il y croit, d'autant plus facilement si son maître se sert de sa boulimie pour le conditionner.
Dans la suite, on apprend que ses parents ont été eux aussi des maîtres Kung Fu, disparus en combattant le même ennemi. Apparaît lumineusement dans cet exemple la corrélation (presque paradoxale et peu évidente de prime abord) faite dans la prédestination entre la volonté et la destinée. Le mieux est encore de laisser Saint Augustin clore ce texte.
Mais de ce que l'ordre des causes est certain dans la puissance de Dieu, il ne s'ensuit pas que notre volonté perde son libre arbitre. Car nos volontés elles-mêmes sont dans l'ordre des causes, certain en Dieu, embrassé dans sa prescience, parce que les volontés humaines sont les causes des actes humains. Et assurément celui qui a la puissance de toutes les causes ne peut dans le nombre ignorer nos volontés qu'il a connues d'avance commme causes de nos actions. 
Saint Augustin - La Cité de Dieu, livre V, chapitre IX