Baz Luhrmann, fiction mon amour


Dans son rapport à la fiction, Baz Luhrmann peut apparaître comme le parfait opposé d'un Michael Haneke... là où ce dernier, inquisiteur (et castrateur), n'a de cesse de s'insurger contre le mensonge que représente pour lui la fiction en la dépouillant de tous ses attributs, guidé en cela par un raisonnement quasi-tautologique, Luhrmann en semble au contraire fou amoureux... chacun de ses films est une déclaration enflammée, gonflant avec gourmandise les codes narratifs et cinématographiques qui la composent.

Il faut plus que du courage aujourd'hui pour monter des films comme Moulin Rouge ! (2001), Australia (2008) ou Romeo + Juliette (1996)... Toujours outrageusement mélodramatiques, mettant en scène des personnages manichéens et des thèmes romantiques... principalement des histoires d'amour contrariées par le destin, avec un traitement formel grandiloquent et artificiel au possible ; éclairages travaillés, couleurs éclatantes, mouvements de caméras et montages excessivement visibles... ses films ne nient jamais ni n'essayent d'échapper à leur nature fictionnelle, bien au contraire, ils n'ont de cesse de le clamer, de s'en revendiquer de la plus forte des voix.

Dans Australia... cette nature est affirmée à l'aide du jeune narrateur qui donne à l'histoire une patine de conte décalé et grâce à l'utilisation en fond du contexte politico-social de l'Australie ainsi que de la seconde guerre mondiale qui agissent ici comme des éléments dramatiques englobant de manière démesurée l'histoire personnelle des trois protagonistes... Luhrmann multiplie aussi les références au Magicien d'Oz... film où l'héroïne, à l'instar d'un spectateur de cinéma, se retrouve propulsée dans un monde imaginaire.
La musique pop dans Moulin Rouge ! et les dialogues de Shakespeare dans Roméo + Juliette constituent quant à eux des emphases du langage... ces deux procédés sont aux dialogues classiques de cinéma et au langage courant qui les composent habituellement ce que la fiction est à la vie... une exagération artistique et symbolique.
De manière différente, dans les deux films, théâtre et vie des protagonistes du film se confondent.
Très directement dans Romeo + Juliette qui reprend fidèlement les dialogues originaux de la pièce mais les confronte à un contexte moderne, l'action étant déplacée de la Vérone de la Renaissance à Venice Beach aux Etats-Unis... en gardant ce lien avec la pièce originelle, Luhrmann érige ainsi une barrière infranchissable entre son film et la réalité... une constante dans son cinéma foisonnant.
Dans Moulin Rouge, Satine (Nicole Kidman), matérialiste au début, muse amoureuse à la fin, lutte pour que la fiction théâtrale puisse aboutir en dépit des pressions exercées par son financier le Duc qui, comprenant que l'histoire de la pièce n'est qu'une métaphore de la situation réelle, insiste pour en faire changer la fin, comme si cela pouvait aussi faire pencher le cœur de Satine de son côté au détriment du jeune auteur bohème (Ewan McGregor).
Tout au long du film, la vie des personnages et la pièce de théâtre s'enlacent dans une danse envoutante et hypnotique jusqu'à se confondre lors de la première représentation... les personnages non-comédiens envahissant alors l'espace scénique de la pièce qui à son tour déborde sur tout le Moulin Rouge, cadre principal du film.
Satine, mourante, succombe à la fin de la représentation... elle qui rêvait de devenir une "vraie" actrice sera finalement bien plus... une héroïne de tragédie à part entière... son âme, et pas juste son éphémère et ponctuelle incarnation.
Avec provocation et excès (le propre de la fiction), mais toujours sans cynisme, Luhrmann n'en finit plus d'aimer la fiction et l'énergie dramatique qui la compose, cherchant constamment à la faire grossir... comme pour mieux témoigner ce cette idylle aux yeux du public.

8199, wesh

Superman avec Fabien, mon voisin ... je sais plus lequel ... mais il y a toute une bande de méchants ... au premier rang, nous passons la séance à jouer avec une trousse de bricolage pour enfant et Superman gagne à la fin.
Les Douze Salopards, je prend conscience de la mort ... ce plan d'un soldat qui vient de recevoir une balle dans la tête ... il pose ses mains sur la blessure avant de mourir.
Watership Down ... ma mère fait les cartons et me laisse seul devant ce film ... je découvre la terreur à travers les yeux d'un lapin de garenne.
Je regarde Tron en boucle sur le magnétoscope, ma sœur est plus Peter et Elliott le dragon ... tsss ...
Fantasia, Marry Poppins, De Funès, La Guerre des Étoiles ... et Ben Hur tous les ans à Noël.
Cette scène de guerre ... un soldat qui fonce dans une jeep pour en sauver un autre ... James Caan dans Un Pont trop loin.
Quand un James Bond passe le soir à la télé, on a le droit de rester.
Les Dents de la mer ... ma mère fait du repassage dans la buanderie à côté ... je me crispe un nerf du cou tant la scène où un plongeur explore une épave flottante m'éprouve ... j'aurai peur de nager dans les algues jusqu'à la fin de ma vie ... j'ai déjà 8 ans mais je regarde quand même sous mon lit pour voir si un requin ne s'y cache pas.
Qui veut la peau de Roger Rabbit ? avec mon père et ma grande sœur, à Paris, près de Beaubourg. Longtemps je me demanderai pourquoi autant de films font référence à la scène finale quand le méchant crie "Je fond, je fond ..." ... bien plus tard, je verrai Le Magicien d'Oz.
Batman, Abyss, Danse avec les loups ...
Dans un car qui nous emmène à un tournoi de rugby, je vois pour la première fois Le Bon, La Brute et Le Truand.
Guyane, les parents nous emmènent voir Les Visiteurs ... je ne rirai plus jamais autant au cinéma.
Avec Geoffrey, nous adorons Van Damme ... et puis viendra Cavale Sans issue ... première colère de cinéphile ... une seule scène de baston ! On nous prend pour qui ?
Backdraft, Highlander et Alien 2
En vacances chez ma grand-mère, je dois batailler pour imposer Pirates de Polanski à la télé ... cette fin douce amère provoque quelque chose d'inédit chez moi ... aujourd'hui encore, ce film m'est cher.
Les voisins ont loué Excalibur ... je regarde deux fois le film en une journée, Boorman ne me quittera plus jamais.
Au cinéma du collège, on nous passe Braindead ... la salle est en transe jusqu'à ce qu'un responsable annule la séance ... mini-émeute et semblant de conspiration dans les dortoirs désabusés ...
Fou des livres de Herbert, j'achète la cassette de Dune sans l'avoir jamais vu ... la déception est aussi grande que l'attente. Aujourd'hui, sans doute le Lynch que je préfère.
Nous allons souvent au cinéma, j'adore Seven, l'Armée des 12 singes, et Appollo 13 ... on commence à connaître les noms de certains réalisateurs ... parmi ceux qu'on citent souvent, je déteste Kubrick dont le prof d'art plastique nous a montré Docteur Folamour ...
Je tombe sur Le Festin Nu sur Canal+ ... j'aime cette chaîne et les films qui passent dessus ... tellement différents et classieux.
Lycée à Mayotte ... je regarde au moins un film par jour ... Je découvre Pulp Fiction dont j'ai acheté la cassette ... je trouve le film un peu bizarre la première fois. Pas mal mais bizarre.
Gary Oldman est l'acteur le plus cool du monde.
Je deviens pote avec le vidéothécaire et fantasme sur les images du 5è Element et de Mars Attacks dans le magazine Premiere que je lis toujours intégralement.
J'aime Cronenberg, Lynch pour leur côté "chelou" ... première paire de Vans ...
Kitano, Woo, Kurosawa, Boyle, Porco Rosso, Scorsese, Coppola, Oliver Stone, Verhoeven et tant d'autres ...
Années après années, les profs d'espagnol s'entêtent à nous montrer Cria Cuervos.
Quoi ? Eastwood est réalisateur aussi ?
Kubrick est un dieu ... je regarde tout ce que je peux de lui ... la première chose que je fais en achetant Premiere est de scruter dans l'index les pages où l'on parle de lui.
Passage dans une fnac à Paris, je consulte la bibliographie sur Kubrick dans un dictionnaire du cinéma et lis "Stanley Kubrick - M. Ciment" ... des années durant, je chercherai un livre de Stanley Kubrick appelé Monsieur Ciment.
Besson est un con, Kubrick meurt ... pour rire, des potos me présentent leurs condoléances, je rentre à la fac l'année suivante.

Smokin' Aces, contempler la mort


Film foisonnant que ce Smokin' Aces (2006) de Joe Carnahan, déjà réalisateur du sombre Narc (2002).
Éclairé par la mise en scène dynamique et en parfaite synergie avec une narration éclatée, toute en transition, qui passe constamment d'un personnage à un autre, le spectateur découvre une galerie de tueurs à gages, chasseurs de primes, agents du FBI qui convergent tous vers un casino près du Lac Tahoe à la recherche de Buddy Israël, magicien de Las Vegas qui s'est trop mouillé avec la mafia.
Le film mélange les styles sans complexe, et l'on passe alternativement d'un thriller policier qui montre des agents fédéraux trahis et sacrifiés par une direction rongée par le secret et la manipulation, condamnée à répéter les mêmes erreurs, à l'épopée étrange d'un chasseur de prime baladé par les évènements, ou l'histoire d'un second couteau lâché par son magicien de patron qui rencontre l'âme sœur dans le chaos des fusillades, sous les traits d'une tueuse professionnelle qui trahira un peu l'amour à peine dissimulé que lui portait sa coéquipière qui, tragiquement, se laissera tuée, etc ...

Tous ces univers se croisent, s'entrechoquent avec violence ou se ratent dans un souffle leonien, véritable liant du film ... comme dans cette scène où les frères néo-nazis tuent brutalement les chasseurs de primes, et qui sur le thème musical de Morricone dans la scène de Le Bon, La Brute et Le Truand (1966 - The Good, the Bad and the Ugly) où Blondin faisait fumer un jeune soldat agonisant sur le champ de bataille, nous montre l'un des frères mimer un dialogue avec l'une de ses victimes en bougeant lui-même les lèvres du cadavre.

-Je te pardonne Darwin
-Merci, ça me va droit au coeur mon vieux
-S'il me fallait ta voiture par ce que moi et mes frères, on était recherché, je t'aurais tué aussi tu sais
-C'est vrai ?
-Ah ça oui ... on était au mauvais endroit, au mauvais moment ... t'es vraiment un type bien
-T'as tout compris, ça va aller
-Tu sais le paradis ici c'est merveilleux
-Ah oui ?
-Je t'y retrouverai un jour
-T'en es sûr ?
-J'en suis sûr

Ou cette autre scène où un tueur implacable accompagne tendrement sa victime dans son agonie, en maître de cérémonie consciencieux ... comme si son métier ne consistait plus seulement à le tuer mais aussi à le guider, lui faire découvrir la mort.

-C'est quoi ? Mon sang ?
-Oui c'est ça ... ça envahit tes poumons, détend-toi ... dans moins d'une minute tu vas t'asphyxier et perdre conscience, mais ne t'inquiète pas, ça ne sera pas douloureux OK ?
OK, on y est ... ça va, ferme tes yeux ... ferme les yeux ... ferme les yeux ... ferme les yeux car ce visage ne doit pas être la dernière chose que tu vois ... [en espagnol] parce que le ciel pourrait ne jamais te le pardonner.
-Je suis en train de mourir ?
-Bill ... Bill ... oui William ... on mourra tous ...

En cela, les tueurs de Smokin' Aces sont des personnages leoniens, des êtres en marge d'une société que les préoccupations ordinaires ne peuvent atteindre, anges de la mort, errants, ne semblant pouvoir succomber que sous les balles d'un de leurs semblables ... penseurs nihilistes dont la seule affaire semble d'appréhender la mort, l'unique chose capable d'éclairer leurs yeux ennuyés, et de la contempler encore et encore, fascinés.

The Mist, les démons de l'Amérique


Exemple de ce que peut permettre la liberté artistique d'une série B (une liberté de marge, qui avance masquée, souvent moins exposée et bridée que celle d'une série A), The Mist (2007 - Stephen King's The Mist) est une nouvelle adaptation de Stephen King par Frank Darabont et son film le plus ambitieux et riche de par les thèmes abordés ... un portrait de l'Amérique d'une noirceur peu commune chez ce réalisateur, lui offrant un miroir sans concession et qui reflète autant les conséquences de sa politique extérieure que l'étrange passivité qui a suivie l'ouragan Katrina ou encore l'avènement d'un fanatisme religieux des plus obscurs.

L'action se situe dans un supermarché, un des rares lieux où se mélange encore toutes les catégories sociales de l'Amérique et représentation symbolique de ce pays.
Entourés par une brume épaisse renfermant des créatures horrifiques, une multitude de personnages se trouvent contraints de rester ensemble, à l'intérieur de cet espace clos, faisant éclater les dissensions et un racisme de classe dissimulés en temps normal sous des conventions sociales de façade.

Le film rappelle par certains aspects, La Guerre Des Mondes (2005 - War of the Worlds) de Spielberg, qui offrait lui aussi, avec ses scènes de pillages et d'hystérie collective, une vision incroyablement sombre d'une Amérique en temps de crise ... dont l'unité précaire ne résistait pas longtemps aux assauts extérieurs ... les humains se révélant être au moins aussi dangereux que les envahisseurs extra-terrestres.

Quelque part, c'est le délitement d'un système où les inégalités se creusent toujours plus qui est stigmatisé et avec lui la perte de certaines valeurs solidaires, censées être les piliers d'une nation dont l'unité s'est forgée dans l'adversité (situation inverse de celle du film) ... une scène nous montre un panorama de visages baissés alors qu'une femme demande de l'aide pour aller sauver ces enfants isolés à l'extérieur.
La disparition de la confiance fragile qu'ont les gens entre eux ... illustrée notamment par le rapport tendu entre Drayton (Thomas Jane) et son voisin Brent Norton (Andre Braugher) que la tempête semblait rapprocher dans un premier temps, avant de les séparer en deux camps opposés.

Le film aborde aussi la montée d'un intégrisme religieux tapi, et qui sait surgir quand l'occasion se présente, à travers le portrait furieux d'une folle de Dieu ... exemple de la violence du propos, la scène où on peut la voir prier dans des toilettes devenus église de fortune.

Bien plus que d'extra-terrestres, le film parle du rapport essentiellement politique entre les gens, fait de frustrations, de tensions, de rivalités latentes propres à se réveiller au moindre bouleversement.
Le caractère manichéen des personnages ajoute à cette charge schématique et sans compromis, tranchante.
Ressort aussi pleinement l'enjeu fondamental du huis-clos, le rapport contraint aux autres, tellement bien énoncé par Sartre avec sa phrase L'enfer, c'est les autres. Le film n'est que l'énième variation (acide) de Boule de suif, matrice d'un genre qui consiste à observer un échantillon représentatif d'une société, enfermé de manière contrainte par un évènement qui servira de révélateur de dissensions indiscernables en temps normal, et qui bien souvent mettra à mal les clichés et les étiquettes que chacun porte.
Même si ici, le brouillard qui entoure le supermarché est autant l'élément qui permet l'isolement des personnages, qu'une métaphore de l'aveuglement constant d'une nation face au monde qui l'entoure.

La fin, hallucinante, qui nous montre brièvement la reconstruction d'une cellule familiale, puis son suicide brutal, désespéré et finalement inutile fini de démontrer la désolation sourde qui habite ce film.
Un des derniers plans montre la femme du début partie seule chercher ses enfants dans la brume, finalement rescapée.

Terminator 3 : combattre le futur


Si Terminator 2 (1991) avait été en son temps annonciateur d'un boulversement technologique, Terminator 3 (2003) de Jonathan Mostow prend la direction inverse ... jamais James Cameron n'aurait pu réaliser ce film tant il est empreint d'une certaine forme de passéisme et se veut être le vecteur d'une remise en cause de l'évolution d'un genre.

Tu te souviens de moi au moins ? Sarah Connor ? Hasta la vista baby ... ça te rappelle rien ?


Terminator 3 est un film qui porte son propre deuil.
Un film qui, à l'image de son héros, combat le futur, esseulé.
Métaphore brillante d'un cinéma d'action révolu, celui des années 90, brusquement éclipsé par celui des années 2000 et la révolution numérique qui le porte.

Aux scènes aériennes post-Matrix, Terminator 3 oppose une force brute, lente, des combats massifs, anti-agiles, des scènes pyrotechniques ... comme un dernier feu d'artifice.
Une réhabilitation de la pesanteur aussi, un rappel insistant des lois de la physique que Matrix, film qui a beaucoup emprunté à Terminator, entendait abolir, transcender.

Je suis un modèle obsolète.

Avec auto-dérision, Terminator 3 se moque du personnage dépassé et has-been qu'est Schwarzenegger ... le terminator massif et lourd qu'il interprète a bien du mal à rivaliser avec la T-X (Kristanna Loken) svelte, lisse et glaciale.

On pourrait faire le rapprochement avec Die Hard 4 (2006), qui nous montre un héros périmé, qui cherche sa place face aux nouvelles technologies ... au point de se faire engloutir sous les effets numériques dans les scènes d'action.
Si Die Hard 4 est un abandon, une résignation ... au mieux un passage de témoin ou l'annonce d'une cohabitation forcée, Terminator 3 est un baroud d'honneur, un combat qu'on sait être perdu d'avance.
Une résistance face à un monstre créé par James Cameron lui-même ... une trilogie devenue désuète, emportée par l'inertie qu'elle a elle-même engendrée.

On peut apercevoir fugitivement le chien aibo de Sony au début du film ... clin d'œil humoristique d'une présence, d'une invasion progressive du synthétique dans le quotidien.
Le Soulèvement des Machines ... c'est le témoignage de la défaite de l'organique face au synthétique, au virtuel dans le cinéma d'action hollywoodien ... la constatation de la décadence d'un genre devenu trop souvent bouillie numérique ... en fait, l'éternel cycle de vie des effets spéciaux et autres innovations technologiques, toujours un peu vides de sens à leur arrivée, avant de trouver leur place petit à petit, dans une narration cinématographique qui semble ne jamais vouloir se figer.

A Scanner Darkly - boucles étranges, cercles vicieux


A Scanner Darkly ... un des romans les plus personnels de Dick, un de ceux où il se dévoile ... par morceaux, à travers les souvenirs de ces personnages évanescents, en sa mémoire et dans la vie.
La vraie science-fiction n'a jamais été une affaire de fantaisie.

... revenu à Orange County, et je ne faisais plus partie de ce milieu. Je voulais coucher sur le papier le souvenir des gens que j'y avais connus. J'ai écrit ce livre pour conserver ce souvenir et pour dénoncer la drogue, car je l'avais vue tuer tant de gens que je me consacrais désormais à prêcher l'évangile de ses périls. J'avais vu mourir trop de monde... Je crois que j'ai réussi à évoquer ces personnages avant qu'ils ne s'effacent de ma mémoire. C'est le principal.

Probablement dans un soucis de clarté, les adaptations cinématographiques les plus brillantes de son œuvre ont presque toujours été le fait d'une émancipation du roman original ... Blade Runner (1982), Total Recall (1990), Minority Report (2002) ... ont su extraire le rapport paranoïaque à la réalité de Dick, sa vision effrayée d'une société sécuritaire et aliénante, mais sans jamais oser retranscrire pleinement la confusion mentale, les replis distordus de ses histoires, leur essence obscurément onirique.

Avec A Scanner Darkly (2006), Richard Linklater a, plus que les autres, tenté de faire émerger cette distorsion ... l'élément le plus visible de son dispositif est le filtre rotoscopique qu'il a utilisé en post-production, un voile qui marque une limite infranchissable entre son récit et la réalité.

Il a su raconter ce glissement invisible, ces temps qui changent, toujours trop lentement pour qu'on puisse s'en apercevoir, dérive perfide vers ce qui nous paraissait il y a encore peu, un futur improbable, trop grossièrement fascisant et kafkaïen pour être crédible ... qui nous rappelle que face au temps, nous ne sommes que des aveugles, tâtant maladroitement le présent.

Il y a aussi ces cercles vicieux qui nous enserrent progressivement, ceux-là même qui amènent Robert Arctor (Keanu Reeves) à se surveiller lui-même ... ce boulot schizophrénique (habilement représenté par ce costume, avalanche continuellement renouvelée de fragments de visages), qui du fait de son anonymat, rend suspect les rentrées d'argent qu'il lui procure.
Cette société, New Path, qui digère puis recycle les individus ... leur vend une drogue dont on ne décroche jamais, puis les récupère dans ses centres, où devenus légumes, ils récolteront eux-mêmes les petites fleurs bleues qui serviront à la confection de la substance M.

A travers le dédale de faux-semblants dans lequel Bob Arctor et les personnages qui l'entourent, errent, mouches engluées dans une toile, Linklater dessine le portrait lucide et tendre d'une bande de junkies, tour à tour pathétiques ou touchants, dont, selon les mots de Dick, le seul crime fut de ne pas vouloir s'arrêter de "jouer".

Le fake, un nouveau modèle de fiction

La révolution narrative de la fiction sur internet ne se trouve pas dans les web-séries que certaines chaînes télé essayent de vendre maladroitement, tentant avec un manque d'imagination affligeant de transposer un format télévisuel sur le net, à l'image d'un enfant qui s'acharne à faire rentrer la forme carrée dans le trou triangulaire.

La différence entre la réalité et la fiction est ténue sur le net, comme les journalistes "classiques" ne cessent de le souligner de manière alarmiste ; cachant mal un réflexe de protection corporatiste face à ce nouveau média qu'ils perçoivent souvent comme un concurrent.

Le fake sur internet, dernier stade en date de la fiction ... le ressort narratif y est des plus sophistiqué et consiste en un contournement du principe de Suspension consentie de l'incrédulité, caduc désormais ... le rapport Créateur / Spectateur s'en trouve ainsi chamboulé, le Spectateur (re)devenant victime d'une Illusion, et non plus le témoin complice et privilégié.

Le fake, dynamitage de la narration, est une des représentations les plus malignes de la fiction sur le net et de ses spécificités.
Il joue et témoigne pour ses spectateurs d'une certaine défiance face aux médias classiques ... si l'esprit critique est désormais de rigueur face à eux, il est par un effet pervers, souvent remisé au placard lors de la vision de "contre-médias".
Le fake est un appel à la vigilance, au recul nécessaire face aux images en ces temps où le spectateur peut se retrouver coincé entre Michael Moore et Fox News, où réalité et fiction fusionnent en un flot numérique ... indiscernables à nos yeux désormais ... l'interrogation dépasse le seul problème du montage, obsession des générations précédentes, pour porter sur la nature de l'image elle-même ... comment distinguer le vrai du faux dans une simple photo à l'époque du tout photoshop ?

Opportuniste et profitant de la basse définition (provisoire) des vidéos sur internet, le fake est, de par son esthétique, un symbole du nouveau spectaculaire qui se doit d'être ancré dans la réalité du moment, celle qui désormais, ne semble pouvoir être saisie sur le vif que par les caméras bas de gamme des téléphones portables.
N'est spectaculaire que ce qui a l'air véridique. Ceci se traduit dans le cinéma par une profusion de films qui continuent de montrer zombies, monstres et extra-terrestres, mais les dévoilent maintenant au travers d'images tournées caméra à l'épaule.

Le Prestige, le prix de l'illusion

Il est certains auteurs chez qui il me faut parfois attendre un film déclic avant de leur délivrer ce statut dans mon esprit, éclairant d'un coup une filmographie alors sous-estimée, incomprise ; par exemple, c'est à la vision de Bullet Ballet (1998) de Tsukamoto, que la signification de Tetsuo (1989) et Tokyo Fist (1995) m'est apparue aussi limpide qu'elle me semblait obscure auparavant.

Ma rencontre avec Christopher Nolan s'est faite aussi en deux temps ; la première vision de Memento (2000) n'avait provoqué chez moi qu'une pointe d'agacement ; levier narratif artificiel et lourd, direction d'acteur cheap ... me laissant la même impression que beaucoup de ces films à petit budget dont la seule ambition, semble de se démarquer, de faire un coup d'ordre plus mercantile que cinématographique.
Following (1998) ne m'a laissé aucun souvenir précis, si ce n'est un vague d'ennui ... et j'avais regardé paresseusement Batman Begins (2005), sans vraiment en retirer d'opinion.

C'est en découvrant Le Prestige (2006 - The Prestige), qui raconte la rivalité destructrice entre deux magiciens gangrénés par leur ambition et la haine de l'autre que mon sentiment a basculé.
Le film s'applique à montrer le déséquilibre entre l'illusion et le prix énorme à payer pour la créer ; l'illusion ne nait que du fait qu'aucun spectateur n'envisage sérieusement un tel sacrifice pour un si futile résultat.
La magie, ici symbole des arts de l'illusion en général (dont le cinéma), est désacralisée dès le départ, où l'on nous montre comment un oiseau est tué pour la réalisation d'un tour des plus modeste... mais entraînés dans une spirale haineuse, les deux magiciens sont amenés à aller beaucoup plus loin dans la démesure... l'idée centrale du film convoque Nikola Tesla, archétype du savant fou romantique (le personnage est délicieusement interprété par David Bowie), qui à la demande de l'un des deux magiciens, tente de construire une machine permettant la téléportation mais n'aboutit qu'à un appareil permettant de créer des doubles.. Le magicien commanditaire, Robert Angier (Hugh Jackman) s'en aperçoit dans un plan magnifique, déjà montré en tout début de film, mais qui n'avait alors aucune signification, et empli désormais de fatalisme.
Assoiffé de gloire et désireux plus que tout de surpasser son rival, Robert Angier va planifier la plus horrible des idées afin de permettre à la machine de Tesla de produire l'effet de téléportation recherché ; puisqu'une copie du sujet qui rentre dans la machine est bien téléportée, ne reste plus qu'à supprimer l'original pour que l'illusion opère... et d'accepter ainsi de mourir noyé (comme sa compagne en début de film, à cause d'un nœud trop serré) tous les soirs de représentation, à l'aide d'une trappe qui le fera basculer dans un bassin, tandis que son double apparaîtra de l'autre côté de la salle.

Le thème du double est ici décliné à volonté... Alfred Borden (Christian Bale) se révèlera être en fait deux jumeaux, qui endossent tour à tour le rôle du magicien, leur permettant ainsi, au prix d'une vie de mensonge, de faire un tour inimitable... Robert Angie, essayera d'abord d'utiliser un sosie, procédé trop précaire et qui l'oblige à renoncer au prestige, dernière partie du tour assurée par le sosie, avant d'aller voir Tesla ; les deux protagonistes eux-mêmes, ne sont que le reflet l'un de l'autre, leur rivalité acharnée et son déchainement sont la représentation d'une égale ambition auto-destructrice.
Le film va crescendo, et jusqu'à l'absurde, dans la description de l'anéantissement de leurs vies et des moyens utilisés par les deux magiciens pour surpasser l'autre ... allégorie amère du prix de la réussite, et faisant émerger chez moi, le sentiment d'un auteur, tout du moins celui d'un artisan élégant et lucide, sensible à certains thèmes, et qui traite avec un réalisme toujours parcouru d'une certaine mélancolie, de la folie qui guide les hommes, et qui bien souvent les perd.

The Sky Crawlers ou la damnation éternelle

The Sky Crawlers (2008) de Mamoru Oshii ne semble pas avoir eu le même retentissement que certains de ses autres films en France, cela tient sûrement en partie au fait qu'il n'a toujours pas été distribué sur grand écran.
Au delà de l'interrogation légitime que suscite cette frilosité de la part des distributeurs français (on pourrait évoquer notamment le grandiose Southland Tales (2006) de Richard Kelly qui racontait la dissolution progressive d'une nation dans la folie, et bien d'autres encore) qui veut que même des auteurs reconnus ou tout du moins prometteurs, comme peuvent l'être Oshii et Kelly ne bénéficient plus d'une sortie systématique sur grand écran, penchons-nous sur ce beau film, qui dans la lignée des Patlabor I & II, des Ghost In The Shell et d'Avalon, porte la signature d'un auteur qui ne cesse de s'interroger sur la nature de l'homme.

-Contre qui penses-tu exactement que nous nous battons ?
-Je ne sais pas. Je n'y ai ai jamais réellement pensé.

L'histoire de The Sky Crawlers se situe dans un future indistinct, envahi d'éléments rétro divers, on y fait des références à l'Europe, mais les cartes qui défilent sur les écrans de télévision ne laissent reconnaître aucun pays.
La référence esthétique majeure est à chercher du côté de la bataille d'Angleterre qui fit dire à Churchill la phrase "Jamais, dans l'histoire des guerres, un si grand nombre d'hommes n'ont dû autant à un si petit nombre", bataille qui vit, pendant l'été 1940, la Royal Air Force repousser héroïquement une Luftwaffe supérieure en nombre, au prix de lourdes pertes.
En effet, les protagonistes sont les pilotes d'une escadrille perdue dans une campagne qu'on jurerait anglaise.
Oshii ne s'attarde jamais vraiment sur le cadre de l'histoire, se contentant de distiller discrètement quelques informations par le biais des unes de journaux et des écrans de télévisions.
Cette généricité revendiquée est une des clés du film, qui lui donne son caractère universel.
Oshii cherche par le biais de cette guerre sans fin entre deux corporations, régulée et censée être un substitut pour empêcher les "vraies guerres", à englober tous les conflits auxquels se livre l'humanité.

Collégien, un professeur d'arts plastiques avait pris une heure de son cours pour nous disséquer un dessin-animé japonais, nous montrer à quel point l'animation y était pauvre, faite, il est vrai, essentiellement d'images fixes.
Mais c'est justement là l'essence de l'animation japonaise (qui ne peut être dissociée des bandes dessinées manga), ce qu'il analysait comme une faiblesse est pour moi l'identité même de cet art, qui puise sa force dans un certain minimalisme, et cherche à raconter une histoire par le biais d'une suite de tableaux fixes à la composition puissante plutôt qu'un film à 24 images dessinées par seconde qui pourrait être (grossièrement) l'idéal de l'animation occidentale (les films en image de synthèse peuvent être perçus comme un certain aboutissement de cet idéal).
La chose est particulièrement vérifiable dans The Sky Crawlers, où les personnages songeurs sont autant de statues inanimées, continuellement prostrées dans des pauses mélancoliques.
L'animation à proprement parler n'y est souvent révélée que par des éléments tels que le vent qui fait bouger les cheveux ou l'herbe, ou la fumée d'une cigarette.
Oshii dissipe un rythme lent et contemplatif, cristallise et fige le temps pour, encore une fois, nous montrer le caractère inéluctable de l'action, montrée ici comme le symbole d'un éternel recommencement.

On comprend progressivement que les participants de cette guerre ne sont pas entièrement des humains, mais des êtres artificiels créés génétiquement par les corporations en guerre, qui ne vieillissent pas, fixés à jamais dans leur corps adolescents ... attendant seulement de mourir dans les affrontements qu'offrent le conflit.
On pense à Evangelion, de par la vision d'une jeunesse condamnée dont la seule issue se trouve dans une mort violente.
On pense aussi à On achève bien les chevaux de McCoy, référence sublimée par le fait que même la délivrance dans la mort que veut offrir Kusanagi à Yûichi se trouverait tragiquement contrariée par un processus de réincarnation partielle (sans mémoire, si ce n'est résiduelle, composante majeure et essentielle de l'individu) dans un autre corps, les corporations ne pouvant se permettre de perdre l'expérience engrangée au combat.
Les personnages se trouvent ici condamnés à revivre à l'infini un combat stérile et absurde, fantômes sans passé ni futur, errant à jamais sans but, des sacrifiés sur l'autel de la bêtise humaine, puits sans fond si il en est.

Batman par Schumacher, la ville comme une projection mentale

Après les deux films d'un Tim Burton plus directeur artistique que cinéaste ; Batman (1989) et Batman, le défi (Baman returns - 1992) - c'est surtout vrai pour le premier, qui comparé avec ses films les plus récents, permet de mesurer tous les progrès réalisés quant au dynamisme de sa mise en scène, aux dépens, certainement, d'une candeur et d'une naïveté doucement anachroniques - et bien avant ceux de Christopher Nolan, Batman Begins (2005) et The Dark Knight (2008), ancrés dans un réalisme post-11 septembre et mondialisé, décrivant un Batman symbole d'une Amérique sécuritaire et usant d'ingérence, se trouvent les deux films de Joel Schumacher, réalisateur à la filmographie chaotique, tant dans les thèmes abordés que dans la réussite artistique des œuvres qui la composent ... difficile d'y discerner une identité claire, concept sur lequel les cinéphiles aiment à se reposer, parfois paresseusement.

Avec Batman Forever (1995) et Batman & Robin (1997), les vœux des dirigeants de la Warner qui jugent les films de Tim Burton trop sombres, se trouvent exaucés au-delà de leurs attentes.
Les deux films, bariolés à l'excès, penchent très fortement du côté de la série pop des années soixante ; à un Batman/Bruce Wayne (Val Kilmer puis George Clooney) fade, tiède et aseptisé, à l'idéologie sotte ("les humains d'abord" répond-il au docteur Isley/Poison Ivy qui tente de le convaincre de la nécessité de sauver la planète d'un désastre écologique), armé de gadgets ridicules et flanqué de son acolyte propret Robin, s'opposent des méchants hauts en couleurs ; Double Face, l'Homme Mystère (ce dernier est d'ailleurs interprété par un Jim Carrey cabot comme jamais) puis Mister Freeze et Poison Ivy ... la direction d'acteur rappelle d'ailleurs celle plus théâtrale d'une époque révolue.

La ville de Gotham City, assemblage baroque et désordonné d'esthétiques monumentales, explose sous les couleurs criardes, tapissée des tons roses-orangés de Double Face, du vert de l'homme Mystère et d'Ivy et du bleu de Freeze, et est montrée comme un lieu décadent et perverti, emplie de bandes de jeunes criminels aux tenues fluorescentes et d'une classe dirigeante qui affiche un luxe racoleur lors de soirées débridées qui rappellent l'insouciance des années folles.
Cette ville-patchwork peut être vue comme une projection de la vision déformée et malade qu'a Batman/Bruce Wayne de la société, une société qui l'effraie et à laquelle il n'appartient pas, retranché dans le havre tranquille du manoir Wayne ... une plèbe puante et dégénérée qu'il tente désespérément de sauver de la folie qui la contamine, essayant de sauvegarder les vestiges d'un monde bourgeois idéalisé, et qui déjà n'existe plus que dans sa tête.
Batman par Schumacher, c'est l'incarnation névrosée d'une élite terne, passéiste et réactionnaire, qui, à l'écart, regarde avec anxiété et fascination un monde en effervescence, qu'elle cherche à soigner sans jamais réussir à le comprendre, arguant pour cela d'un droit qui lui semble légitime.

Mission to Mars, vers l'infini et ...


J'ai déjà évoqué ici Brian De Palma et sa riche collaboration avec David Koepp dans les années 90.
De tous les réalisateurs de la fin du Nouvel Hollywood, il est sûrement le moins reconnu du grand public, reflet peut-être de sa non-émancipation du système hollywoodien et du manque de liberté artistique qui va de pair.
Peut-être aussi à cause de choix personnels plus ancrés dans un certain classicisme ; là où les autres se sont échinés à ré-inventer - avec des réussites diverses - le cinéma hollywoodien... artistiquement et/ou économiquement, et dans une volonté moindre de s'affirmer comme un auteur complet (écriture / production / réalisation) que comme un réalisateur.

Mission to Mars (2000) s'ouvre sur une scène magistrale qui moque les clichés des films de science-fiction (on croit au décollage d'une navette alors qu'il s'agit de l'allumage d'un pétard) en même temps qu'elle introduit de manière vertigineuse tous les protagonistes du film.
Dans la continuité, la scène se termine par une ellipse aussi provocatrice que touchante qui nous montre Jim McConnel (le trop rare Gary Sinise), écarté de la mission suite au décès de sa femme, mimer le premier pas sur Mars dans un bac à sable, pour nous propulser directement treize mois plus tard, occultant ainsi le moment historique en question, le tout sur une jolie partition de Morricone.

De par la proximité de la thématique, Mission to Mars entretient un rapport presque œdipien avec 2001 : L'Odyssée de L'espace, fait de soubresauts allant de la relecture amoureuse à l'opposition ; en témoigne cette séquence où l'équipe sur Mars souhaite par vidéo interposée un joyeux anniversaire à McConnel et qui fait directement écho à celle où les parents de Frank Poole faisaient de même... scène ici dramatiquement relevée par un montage en parallèle qui nous montre cette même équipe découvrant le visage martien, signifiant ainsi au spectateur le décalage temporel entre les communications Terre-Mars et l'isolement qui en découle.
Une fois la mission de secours engagée, on assiste à une scène dans le module circulaire de gravité artificielle du vaisseau spatial, version rock'n roll de celle de 2001, mais qui se poursuit cette fois-ci par une danse amoureuse en apesanteur, là où l'astronaute-machine de Kubrick n'en finissait pas de courir à la même allure monotone, non sans évoquer un hamster dans sa roue. Une scène précédente, plus anodine jouait aussi sur ce décalage entre le couple léger chez De Palma et l'astronaute solitaire de Kubrick ; celle où Woody et Terrie testent tout en plaisantant les circuits d'une carte électronique.
Et c'est là la principale différence entre les deux films, quand Kubrick analyse avec force hauteur et distance les rapports entre Créateur et Créature à travers la "trinité" formée par un dieu théorique, l'homme et la machine dans une œuvre qui vise à dépasser le simple cadre du cinéma, De Palma, avec modestie et une certaine idée du cinéma, décide de se situer beaucoup plus près de ses protagonistes.
Dans la dernière séquence jugée ridicule par certains, il fait le choix de poser un visage sur la race extraterrestre là où Kubrick optait pour une vision abstraite et symbolique. Ultime pied de nez à 2001, on semble d'abord voir un monolithe noir apparaître à l'intérieur du visage, mais celui-ci s'anime d'une image comme une toile de cinéma. Image qui prend ensuite du volume pour finir par englober les astronautes spectateurs.

Au monolithe kubrickien, De Palma oppose son visage martien et à travers le personnage endeuillé de Jim McConnel évoque à sa manière le cycle de la vie ; traversé de morts et de renaissances : en pénétrant dans le visage puis dans le vaisseau (tous deux d'une blancheur virginale, immaculée), il devient la graine inséminatrice, déclencheur de sa propre renaissance. Le début de la gestation est montré par l'enveloppement progressif de McDonnel dans un liquide, comme un embryon qui baigne dans le liquide amniotique.

De toutes, ma préférée



Il lui tend la main, le tire du vide pour le ramener jusqu'au toit, l'autre est tout étonné, craintif.
Ça ne servirait plus à rien.
Et puis ... toute vie est précieuse, même celle-là.
Foutu pour lui, la seule chose qu'il lui reste à faire c'est transmettre, raconter ... partager un peu ... pour peut-être vivre un temps encore au travers de celui qui l'a traqué sans relâche, et qui reste maintenant prostré contre le mur du toit de l'immeuble, la pluie éternelle de Los Angeles perlant sur son visage ensanglanté ... ne pas disparaître totalement dans ce néant qu'il ne peut plus fuir désormais.

J'ai vu tant de choses que vous humains, ne pourriez pas croire.
J'ai vu de grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion.
J'ai vu des rayons fabuleux, des rayons C,
briller dans l'ombre de la porte de Tannhauser.
Tous ces moments se perdront dans l'oubli, comme les larmes dans la pluie.
Il est temps de mourir.


L'autre réalise ... comme dans Le Troisième Homme, qu'il n'a jamais été le héros de cette histoire pourtant centrée sur lui ... au contraire ... le moteur peut-être ... un simple rouage mécanique en fait ... mercenaire sans convictions, sans pensées propres, un professionnel consciencieux traquant des êtres vivants condamnés à mort pour avoir voulu s'émanciper et prolonger leur trop courte existence ... par tous les moyens, fussent-ils aussi désespérés que de retourner sur cette planète hostile. Une merde finalement ce blade runner ... dont la vie n'a aucune saveur, aucune finalité et si peu de sens par rapport à toutes celles qu'il vient de supprimer. Un soudard à la solde des puissants, simple outil destructeur entre leurs mains.

Une inversion des valeurs... Maintenant, un peu effrayé quand même ... cette image qu'il perçoit de lui-même ... celle d'une humanité grouillante qui s'entasse dans ces villes verticales où le soleil ne perce plus, caché par les nuages et les grattes-ciels ... nuit infinie éclairée des seuls écrans de publicité ... il se demande ce qui le sépare réellement de ce corps artificiel inanimé devant lui ... et si en fin de compte, il n'était pas lui aussi qu'une poupée, à peine plus sophistiquée que les autres, une illusion qui ne bernerait qu'elle-même ?

Kubrick disait ne pas aimer le film ... trouvant incohérent qu'on s'acharne à chasser les réplicants alors qu'il n'y a aucun véritable moyen de les distinguer des êtres humains ... comme si, à travers sa filmographie, il s'était toujours évertué à montrer la cohérence chez l'homme ... je préfère mettre ça sur le compte de la jalousie.
D'ailleurs, quand la Warner décida de massacrer un montage jugé trop sombre (on en est à six versions différentes aujourd'hui) par des focus groups formés de bataillons de geeks fans de Star Wars, déconcertés de retrouver Harrison Ford dans un tel rôle, elle y inséra des chutes de Shinning.

David Fincher, naissance d'un réalisateur



Passé par les cases publicités et clips avant de se frotter au long métrage, David Fincher a mis du temps à se défaire des codes propres à ces disciplines, ou plutôt à les exploiter de manière cohérente dans le cadre d'un long métrage de fiction, faisant de lui un chef de file reconnu, tant pour son apport dans l'apprivoisement des images de synthèse au service de la narration que dans sa sensibilité à dépeindre des univers désespérés.

Parachuté d'emblée dans la cour des grands en prenant la suite de Ridley Scott et James Cameron pour réaliser le troisième volet de la série Alien (1992), David Fincher fait déjà preuve de qualités esthétiques poussées, qui lui permettent de se démarquer de ses deux prédécesseurs, autrement plus aguerris que lui.
Après l'épisode réalisé par un James Cameron qui a pour signature principale la démesure (depuis 1989 et son film Abyss, tous ses films ont battus le record du film le plus cher de l'histoire du cinéma : Abyss, Terminator 2 (1991), True Lies (1994), Titanic (1997), Avatar (2009) ), Fincher réalise un film d'une noirceur rare qui se recentre sur les principes intimistes établis par Scott lors du premier volet, notamment en abordant lui aussi le genre du huis-clos et en jouant sur le contraste froid entre organique et technologique, ainsi en quelques plans, Fincher supprime sans pitié les personnages autres que le lieutenant Ripley (Sigourney Weaver) a avoir survécu au deuxième volet.
La planète prison sur laquelle s'écrase Ripley constitue un décor riche et ludique, de par son isolement, ses spécificités architecturales, son absence totale d'armes à feu et les personnages qui la hantent plus qu'ils ne l'habitent.
Avec Alien 3, Fincher découvre aussi les joies d'une production hollywoodienne et voit sa fin changée par des producteurs mécontents.

Se7en (1995), le film suivant du réalisateur, se signale surtout par un respect outrancier des codes du thriller (pluie, duo contrasté d'enquêteurs, énigme téléphonée), à peine malmenés par une noirceur au moins aussi présente que dans son précédent film, et peu commune alors dans un film grand public.
Là encore, Fincher se signale par une esthétique très prononcée ; on signalera sa collaboration avec Darius Khondji, directeur de la photographie au style quelque peu appuyé, à grands coups de filtres et de néons.
Gros succès au box-office, le film lui permet de réaliser The Game (1997), petit frère et variation ludique de Se7en.

C'est avec Fight Club (1999) que Fincher va durablement marquer les esprits et prendre sa pleine démesure, adaptant le premier roman de Chuck Palahniuk.
Fincher multiplie les audaces visuelles et narratives à un rythme effréné, en énumérer quelques unes serait preque stérile tant le film n'en est qu'une succession.
Si Fincher réussit pleinement à retranscrire à l'écran le génie narratif de Palahniuk et traumatise sûrement quelques réalisteurs par sa maestria visuelle et son utilisation brillante des effets spéciaux, il montre aussi les limites de son œuvre, froide dans son intensité dramatique ; Fight Club se regarde comme une publicité longue de deux heures où la cascade de flux visuels ne suffit pas à cacher un certain vide émotionnel.

Panic Room (2002) marque un autre tournant chez Fincher, si il y retrouve Khondji à la photo, il est surtout notable de voir que sa mise en scène semble enfin faire écho à une réflexion d'ordre cinématographique.
Après Alien 3, le réalisateur replonge dans le huis-clos, mais sa vision en est autrement plus aboutie, le scénario malin et épuré de David Koepp permet à Fincher de se concentrer pleinement sur la construction d'un espace cinématographique. En reprenant quelques unes des idées de Fight Club, notamment une caméra entièrement libérée des contraintes physiques grâce aux images de synthèses, et qui n'a de cesse de déambuler dans ce double espace clos (un appartement new-yorkais assailli par des cambrioleurs qui le pense encore vide et la panic room où se réfugient une mère et sa fille, nouveaux locataires).

De la même manière que Panic Room s'aventurait sur les territoires d'Alien 3, il est difficile de ne pas voir Zodiac (2007) comme étant en partie une relecture adulte de Se7en.
Les deux films contrastent en presque tout les points (notamment la temporalité et le réalisme du traitement) et Fincher, s'il n'a pas abandonné toutes velléités visuelles, se concentre clairement sur ses personnages et leur évolution dans le temps ; là où l'enquête de Se7en se déroulait en une semaine pluvieuse, celle de Zodiac s'étale sur des années, pour ne jamais aboutir, si ce n'est dans le délitement progressif de la vie des enquêteurs, victimes collatérales du meurtrier.

Chasseur blanc, cœur noir - l'art du biopic

La plupart des biopics hollywoodiens modernes ayant pour sujet un artiste, avec leur approche servile et respectueuse à l'excès, forment un genre éculé, plagiant toujours plus ou moins le médiocre modèle qu'est Amadeus (1984) de Milos Forman, révolutionnaire en son temps et dans mes yeux d'enfant, mais qui, peut-être délavé par ses trop nombreuses copies, a perdu de sa superbe au fil des années.

Là où beaucoup se contentent de servir la soupe sur un sujet forcément torturé forcément auto-destructeur, interprété par un acteur en chasse pour une statuette quelconque et "habité" par son rôle, avec Chasseur blanc, coeur noir (1990 - White Hunter, Black Heart) Clint Eastwood décide - en adaptant le roman éponyme - de raconter John Huston dans l'avant-tournage de L'Odyssée de L'African Queen (1951 - The African Queen), à travers la voix de son ami et scénariste sur le film, Peter Viertel et ainsi d'offrir un point de vue, certes amoureux et empreint de respect vis-à-vis de Huston, mais aussi complexe et surtout dépourvu de tout le mélodramatisme mielleux de rigueur, de la déférence excessive qui mine ce genre particulier, souvent bourré de tics et d'effets grandiloquents.

Outre le fait que Chasseur blanc, cœur noir dresse un portrait collectif doucement mélancolique d'un âge d'or du cinéma hollywoodien déjà à son crépuscule, la réussite du film tient peut-être aussi dans ce choix plein d'humilité de ne pas raconter la vie d'un homme, mais simplement un moment de celle-ci, aussi parlant soit-il.
De l'enfance sûrement pénible et douloureuse de Huston nous ne saurons rien, nul flash-back ... le film adopte une narration des plus classique et linéaire, Eastwood ne cherchant jamais à expliquer ou justifier son protagoniste, simplement à le montrer, à nous le dévoiler un peu, avec simplicité, bienveillance et légèreté.
Avec gravité aussi, comme dans cette fin qui donne son titre au film, et qui apporte une consistance à ce personnage caractériel et buté, obsédé par des démons dont nous ignorerons tout sauf la présence en son cœur, noir donc.

Incassable, une profession de foi


Les producteurs qui se frottaient les mains à la sortie de Sixième Sens (1999 - The Sixth Sens) ont eu le temps de déchanter avec les films suivants de Shyamalan, qui va crescendo dans un refus du conformisme hollywoodien.
En arborant une thématique constante tout au long de ses films ayant comme vecteur premier la foi et des choix de traitement rigoristes dans la forme, Shyamalan s'affirme tout au long de sa filmographie comme un auteur décalé par rapport aux exigences économiques des longs métrages à gros budget.
Voyons comment, avec Incassable (2000 - Unbreakable), Shyamalan entame une fracture irrémédiable avec le cinéma commercial hollywoodien.

Incassable, pour moi le meilleur film de son auteur, donne le ton d'une œuvre dénotant singulièrement avec la vision hollywoodienne du super-héros, tout en s'attachant à en souligner les enjeux philosophiques propres à ce type de fiction.
Traitant de la genèse pénible d'un super-héros et de son double machiavélique, Shyamalan préfère s'attarder sur les relations familiales délicates du personnage, découlant en grande partie de sa nature de super-héros, mettant en lumière la fatalité dans la condition de tout super-héros, qui ainsi, se voit écarter de ceux qu'il a juré de protéger et trouve finalement comme seul reflet, celui qu'il doit combattre.

L'incrédulité du héros quant à sa condition, son non-costume de super-héros ; une casquette et une simple tenue imperméable, la touchante scène d'ouverture tournée du point de vue d'un enfant qui le regarde, essayer maladroitement de flirter avec sa voisine dans un train, ou celle dans laquelle David Dunn (Bruce Willis) combat un méchant "ordinaire" en se contentant de l'agripper par derrière jusqu'à ce que ce dernier, de guerre lasse, abandonne la lutte, sont autant d'éléments qui permettent à Shyamalan de se démarquer du spectaculaire habituel propre à tout film de super-héros.

Cette incrédulité première de David contraste avec la foi infinie et pathologique d'Elijah Price (Samuel L. Jackson) dans son destin, n'ayant de cesse de rechercher son inverse parfait, seul capable d'accréditer cette thèse ... deux faces inséparables d'une même pièce. La création de l'une aboutissant fatalement à celle de l'autre dans ce qu'on appellerait en logique une relation de réciprocité.

L'affiche, pied de nez au titre du film, n'est en rien innocente, qui montre un miroir brisé dans lequel on peut voir à la fois David et Elijah, symbole du point de vue de Shyamalan ; respectueux des codes propres au genre (qu'il ne cesse d'expliciter à travers le personnage de Price) et iconoclaste dans son traitement, afin de redonner une substance et une profondeur à une sous-culture trop souvent diluée dans son traitement cinématographique.

Signes, La Guerre Des Mondes, Cloverfield - à l'assaut des conventions


A travers trois films, Signes (2002 - Signs) de M. Night Shyamalan, La Guerre Des Mondes (2005 - War Of The Worlds) de Steven Spielberg et Cloverfield (2008) de Matt Reeves et produit par J.J. Abrams et Bryan Burk, s'esquisse une nouvelle imagerie du block-buster américain, portée à la fois par l'arrivée progressive du numérique dans le cinéma et par les attentats du 11 septembre (et leur cortège d'images amateurs) qui ont fait émerger une nouvelle vision du spectaculaire dans l'inconscient collectif américain, aboutissant chez les cinéastes à une redéfinition des conventions esthétiques propres au genre.

Signes tranche avec le modèle du block-buster hollywoodien ; en décidant de restreindre sa narration au seul point de vue d'une famille, Shyamalan poursuit logiquement une filmographie marquée par une sobriété visuelle dont le point d'orgue est sûrement Phénomènes (2008 - The Happening).
Évitant le "point de vue de Dieu", il opte pour une mise en scène où le spectaculaire ne découle plus d'une avalanche souvent stérile d'effets spéciaux marquée voire traumatisée par l'avènement des jeux-vidéos.
Ici, il est amené par des crop-circles dans un paysage fermé par les champs de maïs, statiques et évoquant une imagerie tribale ancestrale, et des images de télévision dont le cadre occupe une place réduite à l'intérieur du cadre même du film, images légèrement parasitées, imprécises et dont le grain vidéo contraste avec celui de la pellicule.

Les envahisseurs, insaisissables dans leur totalité, se dévoilent petit-à-petit (images amateurs fugaces sur l'écran de télévision, jambes, mains), semant d'abord dans l'esprit du spectateur un doute légitime quant à la véracité de l'invasion - en jouant notamment sur la méfiance grandissante qu'entretient ce même spectateur vis-à-vis des images télévisuelles - pour apparaître finalement au travers d'un reflet dans une télévision éteinte (...), filmée en gros plan.
Le film dénote aussi par une fin riche en significations mais dont on soulignera seulement l'aspect anti-spectaculaire (les envahisseurs qui ne supportent pas l'eau, sont en quelques sortes rejetés par la planète).

On pense ainsi immanquablement à Signes en voyant La Guerre Des Mondes, même choix de point de vue restreint à celui d'une famille (télévisions, ...), même fin anti-spectaculaire et narrativement déroutante.
Il serait tronqué de ne voir le film que sous cet angle, tant d'autres apparaissent en le replaçant dans son contexte géo-politique ou dans la filmographie de son auteur, néanmoins une même ambition coule dans ses deux films, offrir une remise en cause et une alternative au courant hollywoodien commercial.

Cloverfield, recyclage assumé des images du 11 septembre, peut apparaître comme une habile variation où les bases posées précédemment sont digérées pour aboutir à une esthétique numérique à proprement parler, qui de Mann à Romero ou De Palma, commence à trouver sa place en fouillant le rapport confus qu'entretient le cinéma avec les médias numériques.