L'évolution de l'américanomorphisme [en cours]

Le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l'insuffisance à l'anticipation - et qui pour le sujet, pris au leurre de l'identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d'une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité, - et à l'armure enfin assumée d'une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental. Ainsi la rupture du cercle de l'Innenwelt à l'Umwelt engendre-t-elle la quadrature inépuisable des récolements du moi.

Ce corps morcelé, dont j'ai fait aussi recevoir le terme dans notre système de références théoriques, se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion de l'analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l'individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s'ailent et s'arment pour les persécutions intestines, qu'à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch, dans leur montée au siècle quinzième au zénith imaginaire de l'homme moderne. Mais cette forme se révèle tangible sur le plan organique lui-même, dans les lignes de fragilisation qui définissent l'anatomie fantasmatique, manifeste dans les symptômes de schize ou de spasme, de l'hystérie.

J. Lacan - Le stade du miroir - Communication faite au XVIè Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949.
Il y a dans la séquence du générique d'ouverture du film de Tony Scott, The Last boy scout, toute la fascination et le dégoût qu'a l'Amérique pour elle-même. Cette séquence qui nous montre un clip télévisé de rock [par moments, l'image se brouille afin de faire comprendre au spectateur (du film) qu'il regarde bien au travers d'un écran cathodique], intermède pendant la pause d'un match de football américain, et dont on ne saurait dire si elle est une célébration ou une condamnation de l'American way of life.
La séquence qui suit montre, sous une forte pluie, un joueur tuer quelques opposants à l'aide d'une arme de poing avant de se donner lui-même la mort. Cette scène d'amorce fait pencher la balance d'un côté jusqu'à ce que la scène finale parvienne à rétablir l'équilibre. Cette scène fait ostensiblement référence à la première ; un match de football américain qui sert de théâtre à une tentative de meurtre, mais cette fois-ci elle sera contrecarrée par le héros à l'aide d'un ballon (...).
Ce n'est donc pas tant un happy-end trivial qu'une neutralisation de la dynamique du regard sur soi ayant pour conséquence un retour à l'état d'ambivalence initiale.

Ce moment où s'achève le stade du miroir inaugure, par l'identification à l'imago du semblable et le drame de la jalousie primordiale (si bien mis en valeur par l'école de Charlotte Bühler dans les faits de transitivisme enfantin), la dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées.

C'est ce moment qui décisivement fait basculer tout le savoir humain dans la médiatisation par le désir de l'autre, constitue ses objets dans une équivalence abstraite par la concurrence d'autrui, et fait du je cet appareil pour lequel toute poussée des instincts sera un danger, répondît-elle à une maturation naturelle, - la normalisation même de cette maturation dépendant dès lors chez l'homme d'un truchement culturel : comme il se voit pour l'objet sexuel dans le complexe d'oedipe.

Le terme de narcissisme primaire par quoi la doctrine désigne l'investissement libidinal propre à ce moment, révèle chez ses inventeurs, au jour de notre conception, le plus profond sentiment des latences de la sémantique. Mais elle éclaire aussi l'opposition dynamique qu'ils ont cherché à définir, de cette libido à la libido sexuelle, quand ils ont invoqué des instincts de destruction, voire de mort, pour expliquer la relation évidente de la libido narcissique à la fonction aliénante du je, à l'agressivité qui s'en dégage dans toute relation à l'autre, fût-ce celle de l'aide la plus samaritaine. C'est qu'ils ont touché à cette négativité existentielle, dont la réalité est si vivement promue par la philosophie contemporaine de l'être et du néant.

J. Lacan - Le stade du miroir - Communication faite au XVIè Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949.
Cette ambivalence du regard de l'Amérique sur elle-même trouve son prolongement dans la perception de l'autre, et surtout dans la représentation qui en découle.
Coincée entre caricature (qu'elle soit idéalisée ou négative) et américanomorphisme, cette représentation de l'autre esquisse  plus sûrement le portrait d'une Amérique qui peine encore à percevoir l'autre à travers une vitre parasitée par la lumière définitivement trop intense de son propre reflet. Une situation d'aveuglement vis-à-vis de l'autre et qu'illustre parfaitement le brouillard de The Mist de Franck Darabont [film dont on ne répètera jamais assez l'importance].


On peut définir succinctement l'américanomorphisme dans le cinéma hollywoodien comme la projection de caractéristiques sociales et culturelles typiquement américaines sur des personnages qui n'en sont pas.
Le concept dérive de celui d’anthropomorphisme, mais ici l'espace d'entrée est réduit de l'humanité en générale à la seule population nord-américaine actuelle. L'espace de sortie est quant à lui agrandi, puisqu'en plus de toutes entités non-humaines présentes de manière récurrente dans la fiction hollywoodienne  (extraterrestres, dieux, ...), il englobe tous les humains de culture non nord-américaine.
L’anthropomorphisme ou ces dérivés ont toujours été utilisés à dessein dans la fiction cinématographique ; pour délivrer un message sur la société contemporaine, masqué sous un apparat exotique, par crainte de la censure [pas forcément étatique dans le cas du cinéma américain, elle provient souvent directement des studios ; l'Amérique, un pays où même la censure a été privatisée], pour les caractéristiques ludiques ou symboliques que cela confère à la fiction ou encore, dans une optique plus grossière : pour une meilleure identification du spectateur aux personnages.

Constatons que dans la plupart des cas, l'américanomorphisme n'a pas pour finalité de parler de l'autre mais bel et bien de soi.
Souvent cette figure sert de rempart à la question de la représentation de l'autre [c'est une remarque que l'on pourrait soulever pour d'autres cinémas si ce n'est tous]. En feignant de le faire, on se dispense en quelque sorte de le faire réellement. Elle est le symptôme d'une difficulté pour Hollywood à percevoir et à représenter l'autre, autrement que dans la caricature ou dans la projection de soi.
De plus avec l'avènement des blockbusters, on assiste à un glissement quant à l'intention de cette figure ; le recyclage ludique, aussi autocentré soit-il, laisse désormais la place à une entreprise de simplification de la fiction.
Une fiction prédigérée à destination d'un public américain qu'on ne cesse d'infantiliser et dont on force l'identification aux personnages par le biais de mécanismes narratifs, compensatoires de l'"affaiblissement" de la fiction.
Le cliché et le fantasme de l'autre disparaissent progressivement de sa propre représentation au profit de la projection de la culture américaine. La représentation de l'autre est désormais souvent conscrite au seul périmètre culturel américain dans ce qui semble être une forme de repli sur soi.

La notion de l'autre considérée ici est un fourre-tout qui va de l'homme d'une autre époque ou d'une autre culture (l'autre direct) à l'extraterrestre (figure omniprésente dans le cinéma hollywoodien actuel et qui a toujours servie de réceptacle à la représentation de l'autre générique) en passant par les figures divines (l'autre sacré et infini par opposition à une humanité périssable).

Le rapport à l'autre direct repose sur la force ; il est un colonialisme culturel qui vise à l'assimilation de l'autre de la part d'une jeune Amérique, pauvre (relativement) en histoire et mythologie [un déficit que la fabrique hollywoodienne s'efforce de combler avec beaucoup de réussite]. Une réappropriation de l'autre pas forcément consciente mais implacable.
Si les péplums de l'après-guerre mettent en place une relative distanciation, notamment dans le jeu très théâtral et plein d'emphase des acteurs (c'est d'ailleurs ce que moque un film comme La Vie de Bryan, qui avec son occidentalomorphisme malin, joue sur le contraste entre une période normalement traitée avec beaucoup de gravité  et des préoccupations ou des situations très proches de notre quotidien), l'appréhension de péplums récents comme Gladiator ou 300 se joue sur un autre plan, car ces films loin des enjeux  historiques ou dramatiques sont à considérer sur leur seule projection de la réalité américaine sur leur sujet. Leur héros sont à l'image des soldats américains, non plus des figures antiques. Et peu importe si le film décrie ou glorifie la politique étrangère américaine - le général Maximus est las de combattre pour la gloire de l'empire romain s'oppose au roi Léonidas, rempart entre la civilisation grècque et un Orient jugé barbare - on retrouve indistinctement le même schéma.
Les films récents de Ridley Scott sont sur ce point caractéristiques ; ils nous montrent des interactions entre les personnages dictées par la seule psyché moderne : notamment la culpabilité paternelle qu'on retrouve dans Kingdom of Heaven (Godefroy d'Ibelin), Robin des bois (Walter de Locksley), ou Gladiator (Marc Aurèle).
Son film Mensonges d’État aborde la grande figure de l'autre direct pour l'Amérique en ce début de troisième millénaire : le musulman. Le propos se veut critique [tout est relatif... ] vis-à-vis de la politique américaine, spécialement avec le personnage de Ed Hoffman (Russel Crowe) qui décide du sort du monde par kit main libre en accompagnant ses filles à l'école. Par opposition le personnage de Roger Ferris (Leonardo DiCaprio) est ouvert sur la culture musulmane. Mais derrière l'apparente complexité et diversité des personnages orientaux, ceux-ci n'ont le choix qu'entre deux postures : devenir un Américain comme les autres (avec son petit côté exotique) comme la famille d'Aïsha et le chef des services secrets jordaniens Hani Salaam ou alors être un extrémiste pathologique.
D'autres exemples d'assimilation : le personnage de Franck Haddad dans Couvre-feu d'Edward Zwick, un agent du FBI, musulman parfaitement intégré d'où son désemparement lors de l'arrestation préventive de son fils ou le docteur Yinsen qui aide Tony Stark à s'évader dans Iron Man. Ces deux personnages ont en commun d'avoir été torturé (eux ou leur famille) par des extrémistes.

Le traitement des extraterrestres dans nombre de blockbusters est encore plus troublant. Car si l’extraterrestre a toujours symbolisé l'autre dans l'imaginaire populaire. Dans des séries comme V ou Les envahisseurs, les extraterrestres se rapportent à une vision classique  et contextuelle de l'autre. Au contraire, certains films récents qui mettent en scène une invasion extraterrestre ont tendance à fusionner la perception que l'Amérique a de l'autre avec la perception qu'elle a d'elle même : comment ne pas voir un autoportrait dans ses descriptions de forces armées belliqueuses venues piller les ressources naturelles de la Terre et disposant d'une supériorité technologique et militaire lui permettant à priori une victoire facile (infirmée par la réalité). 
Cette confusion entre soi et l'autre semble résulter d'un basculement de l'identité d'une Amérique passée en un temps très court de l'état de colonie luttant pour son indépendance et l'instauration de la démocratie à un monstre mondial pris dans un cercle vicieux et imposant sa loi afin d'assouvir la soif de ressources énergétiques de sa machine de guerre et de son mode de vie.
Dans ce contexte, un film comme Avatar de James Cameron est beaucoup moins manichéen que ce que beaucoup veulent bien en penser, car il stoppe net cette schizophrénie en unifiant d'un regard critique et cohérent l'histoire américaine ; Avatar crée un futur fantaisiste comme le prolongement logique d'éléments passés (la colonisation brutale du continent nord-américain) et présents de cette histoire.
[Dans un autre registre ; Explorers où des jeunes Américains se retrouvent face à face avec leurs doubles extraterrestres : en un sens Joe Dante livre un film déceptif qui rend compte de l'impossibilité pathologique de l'Américain à percevoir autre chose que lui-même. Le film est basé en partie sur l'opposition au cinéma de Spielberg.]

On a souvent évoqué sur ce site le rapport au sacré dans le cinéma hollywoodien, on constate là aussi l'américanomorphisme à l’œuvre dans ce domaine, où l'on peut voir Dieu habillé en H&M dans Bruce tout puissant.
Des films comme L'Agence, Légion, l'armée des anges, The Box ou Ghostrider nous offrent quant à eux des figures bibliques ou divines en proie à des interrogations morales bassement terriennes. Il convient de les distinguer d'un film comme Heaven can wait d'Ernst Lubitsch par exemple qui utilise la figure du diable comme pure astuce narrative et symbolique. Cette dimension symbolique est présente dans les films cités ci-dessus mais elle doit cohabiter avec une iconographie du sacré héritée d'un protestantisme en quête d'une proximité toujours plus grande avec le sacré, quitte à lui ôter  certains de ses attributs constitutifs. Ces films sont-ils les lointains descendants dégénérés des Faust de Goethe ? En un sens, oui sûrement.