La dualité femme / action chez les personnages de Michael Mann

[Sur sensiblement le même sujet, Mia Hansen-Løve a écrit un texte pour Les Cahiers du cinéma en 2004]

Rares sont les cinéastes hollywoodiens à offrir aujourd'hui, à la fois une ambition esthétique et thématique dans leurs films.
Michael Mann est de ceux-ci, ces dernières années, il a multiplié les tentatives d'apprivoisement des outils numériques, réussissant à les intégrer de manière cohérente au sein de son oeuvre, poursuivant un réalisme formel, sobre et touchant, qu'il cherche à confronter à l'écriture hollywoodienne et offrant ainsi un contraste percutant.
De prime abord, son oeuvre semble ancrée de manière quasi-exclusive dans un univers masculin, dans la continuité de celle, misogyne, d'un Jean-Pierre Melville.
Le héros mannien possède de nombreux points communs avec le héros melvillien ; solitaire et silencieux, souvent mature et fataliste.
Mais là où chez Melville, les femmes restent cantonnées à un rôle biblique (Bob Le Flambeur est un bon condensé où les femmes y sont montrées tour-à-tour comme tentatrices, vénales, pousses-au-crime, soumises et manipulatrices), leur place chez Michael Mann est autrement plus complexe, et s'imbrique même dans une relation plus générale qui unit le héros à sa cellule familiale et qui vient s'opposer de manière frontale à l'action, définissant ainsi l'essence d'un tiraillement auquel le héros mannien ne semble pouvoir échapper.

Le film référant de ce schéma est Heat, où le motif du couple est omniprésent, beaucoup des personnages du film sont en couple, jusqu’au plus insignifiant, et c'est en partie cette relation qui définit ces personnages et leur place dans le film : l'explosif lieutenant Vincent Hanna (Al Pacino) qui gère tant bien que mal les relations orageuses avec sa troisième femme et sa belle-fille, Neil McCauly (Robert de Niro), solitaire et prudent qui tente de refaire sa vie avec sa nouvelle compagne, l'impulsif Chris Shiherlis (Val Kilmer) forme un couple destructeur avec Sharlen (Ashley Judd), Waingo - l'artiste (Kevin Gage), dont on peut voir le rapport aux femmes lorsque, frustré, il tue une prostituée au couteau de chasse (...) qui le flatte faussement sur ses performances sexuelles, ou bien Donal Breedan (Dennis Haysbert), le chauffeur du casse.
Dans ce film apparaît clairement la dualité qui habite ces personnages dont les compagnes font tout pour endiguer les aspirations destructrices : Justine Hanna (Diane Venora) qui n'accepte plus de partager son mari avec son métier et les criminels qu'il pourchasse, Eady (Amy Brennen), qui apparaît comme la seule échappatoire à Neil McCauly, Lilian (Kim Staunton) qui tente de réinsérer son compagnon Donal Breedan en lui faisant accepter un travail humiliant de larbin dans un snack.

Une oeuvre plus tardive de Mann, The Insider renvoie exactement la même duplicité chez son personnage central Jeffrey Wigand (Russel Crowe) qui se retrouve écartelé entre son devoir familial et son entreprise de dénonciation de l'industrie du tabac : "ma femme était contente, belle maison, bonnes écoles", lui qui avoue dans un premier temps au producteur Lowell Bergman (Al Pacino), vouloir signer le nouvel avenant de sa clause de confidentialité pour ne pas perdre sa sécurité sociale car sa fille est asthmatique.
Une partie de l'intensité dramatique se concentre sur la pression mise sur sa famille, qui se décompose au fur et à mesure que prend forme son témoignage. Sa femme Barbara (Hally Kate Eisenberg), épuisée et réticente à sa lutte, finira par divorcer.

Un autre des aspects dans le cinéma de Michael Mann qui montre la place de la femme et son importance dans la définition des personnages masculins est la ressemblance, dans les traits physique ou de caractère, qui lie le couple : ceux de Heat bien sûr, mais aussi ceux de Miami Vice avec le couple posé : Ricardo Tubbs (Jamie Foxx) / Trudy Joplin (Naomie Harris) et celui plus instable formé par Sonny Crocket (Colin Farrell) et Isabella (Gong Li), dans The Insider avec le couple paisible du producteur Bergman et celui du docteur Wigand, chamboulé et torturé par les affres médiatiques, dans Ali, où les différentes femmes de Cassius Clay (Will Smith), sont autant de jalons dans sa vie : l'impertinence et la fougue des débuts, la découverte de la spiritualité et le combat contre les institutions américaine, puis le nouveau départ avec la victoire à Kinshasa, le couple fusionnel et détraqué que forment Dilinger (Johnny Depp) et Blackbird (Marion Cotillard) dans Public Enemies. Tous ces exemples renvoient une homogénéité forte au sein du couple, ce qui en ferait presque la granularité élémentaire de la grammaire narrative de Mann, les personnages de premier plan célibataire étant d'emblée perçus comme incomplets (Collateral).

Mais l'importance constitutive du couple ou de la famille chez les personnages manniens n'est que partielle et trouve sa limite dans leur autre composante : l'action.
Là où le cadre familiale symbolise chez lui le désir de vivre, l'action représente elle les pulsions morbides et destructrices du héros mannien qui n'a de cesse d'osciller entre ces deux postures.
C'est dans sa mise en scène que Mann exprime le mieux ce balancement : là où les scènes d'action font éclater l'espace et le temps, les dilatant dans un ballet sonore et visuel, chaotique et magistral, les scènes d'amour ou de séduction visent à la fusion paisible des corps - préalablement séparés par le cadre - au sein du même plan.

Collateral, bien que le film ne soit pas écrit par Mann lui-même mais par Stuart Beattie, semble pourtant se plier à ce schéma, dont il est une variation.
Dans ce film, le héros Max (Jamie Foxx), chauffeur de taxi incapable de passer à l'action et de mettre en pratique ses rêves, n'a pas grand chose de mannien, et Annie, l'avocate qu'il rencontre (Jada Pinket smith) contraste avec lui de par sa détermination et son rang social.
On notera par ailleurs avec une certaine ironie que sa mère est la seule femme présente dans son entourage, cela le rabaisse au niveau d'un enfant en comparaison du canon mannien, et renforce plus encore l'aspect initiatique du film.
De l'autre côté, Vincent (Tom Cruise) le tueur professionnel n'est pas non plus totalement un personnage mannien dans le sens où aucune femme ne lui semble attaché, seule apparaissant chez lui la dimension morbide.
A eux deux, ils forment les deux composantes du personnage fort et typique chez Mann, et c'est dans un affrontement père / fils que Max émergera finalement en personnage mannien à part entière, au côté de sa nouvelle compagne.