Sur Drive [en cours]

Drive est un film réalisé par Nicolas Winding Refn d'après un livre de James Sallis. Je n'étais pas un inconditionnel de ce réalisateur avant de découvrir le film. Il appartient pleinement à cette génération de réalisateurs qui possèdent un sens inné du cadre, du rythme... Inné n'est pas le mot, au contraire, cela découle d'un apprentissage, d'un conditionnement dès le plus jeune âge à la télévision, au cinéma, à la publicité, ... Naturel serait un terme plus juste. Ou instinctif peut-être, tant parfois on a du mal à percevoir chez cette génération la réflexion qui agitait les précédentes. Une génération qui rend caduc le  statut d'auteur au cinéma, dont les membres sont souvent quasi-exclusivement tournés vers un des deux pôles constituants de cette notion : l'écriture et la mise en scène. L'écriture ou la mise en scène. Même si les critiques tentent encore de raccorder les morceaux au nom d'une tradition [tellement récente qu'il me coûte de l'appeler comme ça], et du dogme de l'unicité de l'auteur dont on a du mal à se détacher, sûrement pour des raisons de commodités intellectuelles [moi le premier]. 
Le post-modernisme cinématographique apparaît dès lors comme un des symptômes visibles de cette génération, occupée à recycler, à remixer (à digérer en fait) ce qu'on lui a forcé à ingurgiter toute sa vie.
Citationnels, prolixes, high-tech, ils portent sur eux le chancre du cinéma, l'excroissance interne, cancéreuse de leur propre technique, de leur propre scénographie, de leur propre culture cinématographique. [...] Sinon rien n'explique la débauche de moyens et d'efforts mis à disqualifier son propre film [...] comme s'il s'agissait de harceler, de faire souffrir les images elles-mêmes, en en épuisant les effets, jusqu'à faire du scénario [...] une parodie sarcastique, une pornographie d'images. 
Jean Baudrillard - illusion et désillusion esthétiques
Par rapport à cette tension bipolaire relevée ci-dessus, Drive possède un équilibre apaisé ; la mise en scène y est délicate et réfléchie, elle sert sans complexe un scénario sophistiqué, qui joue de loin, sans jamais trop y paraître, avec les références et les clichés. Outre la mise en scène, le passage au filmé apporte nombre d'autres éléments illustratifs qui relèvent parfaitement l'histoire ; notamment une bande originale très maline et un casting époustouflant à tous les niveaux... Au premier rang duquel figure Ryan Gosling, qui interprète le driver, le héros sans nom du film. Cette pirouette classique prend ici tout son sens tant c'est ici un héros en crise d'identité profonde qui nous est présenté.
Un héros mutique et solitaire, qui pourrait presque faire penser au Samouraï de Melville s'il ne tenait pas plus de l'autiste ou du syndrome d'Asperger (dont il possède les rituels et habitudes à la monotonie apaisante).
Le cliché du héros taciturne est ici trituré pour en faire ressortir les caractéristiques névrotiques, le tout sur un fond relativement réaliste qui amplifie le décalage entre ce personnage et l'environnement qui l'entoure (il répète à tout bout de champ "do you understand ?") ; on pense par exemple aux séquences où le driver récite son discours préparé à l'avance avant chaque braquage, qui laissent toujours un sentiment de malaise chez le spectateur tant elles semblent éloignées du contexte du film (notamment la scène avec Cook, qui nous est caché jusqu'à la fin de la tirade et qui ajoute ensuite ironique : "you look like you're hard to work with"), on voit alors déferler toute la fragilité de ce personnage qui se cache derrière son blouson à l'emblème de scorpion.



On nous le présente dès le début comme quelqu'un qui se cache derrière des masques ; la casquette du supporter de basket après le premier braquage, l'uniforme de policier dans lequel on le découvre ensuite sans savoir encore qu'il est factice (on pourrait presque dire que tout le film est dans ce faux-semblant du justicier), uniforme qu'il assortira ensuite de son masque de doublure, d'être factice, d'illusion.
[La promotion du film jouait un peu sur ce côté factice, de nombreux spectateurs s'attendaient à voir un film d'action, une femme a même porté plainte contre le distributeur américain.]

Non, le driver n'est pas un héros accompli, plutôt un adolescent qui s'isole dans sa voiture comme on s'enfermerait dans sa chambre, de la musique synth-pop romantique coulant en fond. Adolescent car à mi-chemin entre l'enfant et l'homme. Il collectionnera les pères de substitution tout au long du film sans jamais trouver chaussure à son pied ; il y a tout d'abord Shannon (qui l'appelle toujours "kid"), le garagiste qui l'a recueilli et dont il s'acharne à détruire les voitures qu'il lui prépare amoureusement. Shannon est un père boiteux, littéralement... malchanceux, pas assez dur pour survivre dans le monde impitoyable qui est le sien. Ensuite il y aura Standard Gabriel, le mari d'Irene sa voisine, puis enfin Bernie le mafieux qu'il tuera dans la scène finale au dénouement oedipien.

Le film tourne autour de la relation avec Irene sa voisine, cette femme représente pour lui un aboutissement ; d'abord en tant que compagne potentielle parce qu'elle est belle et jeune, mais aussi en tant que mère tendre et affective, ce qu'elle est avec son petit garçon Benicio.
Le driver ne saura jamais vraiment comment se positionner vis-à-vis d'elle tant il semble s'identifier autant à son fils qu'à son amant potentiel.

 
Benicio n'est jamais écarté de la romance, il en fait partie, le driver le porte sur son dos puis le couche, comme s'il se décidait enfin à basculer du côté des adultes.
Il y a une scène de flirt adolescent, dans la voiture, où elle vient poser sa main sur la sienne, crispée sur son levier de vitesse [difficile de ne pas y voir un symbole de masturbation].
Puis cette scène incroyable en écho où une amie arrive dans l'appartement pour faire la baby-sitter. On voit ensuite Irene se préparer devant une glace pour une sortie nocturne avec le driver. Le téléphone se met alors à sonner. On les retrouve ensuite tous les deux dans la voiture qui roule, elle lui annonce que c'était l'avocat de son mari, qu'il rentrera à la maison une semaine plus tard. Feu rouge, de profil, la lumière rouge du feu éclaire alors leurs visages tout en annonçant la fin de ses espérances. Elle le regarde mais il reste impassible : toujours cette impossibilité pour lui de communiquer ses émotions. Feu vert, ils repartent en silence. Tout est fini.
Avec l'arrivée de Standard, le driver replonge dans l'éther de l'adolescence, leur relation, trouble, indéfinie, se soldera par la mort de Standard. 


La mort et la violence, peu à peu enserrent le driver, comme un substitut qui vient s'opposer au sexe et à la vie qui lui sont désormais inatteignables, en ce sens il est définitivement un héros tragique : il n'aura jamais Irene qu'il embrasse dans l'ascenseur avant de fracasser la tête de l'homme de main menaçant ; on voit là exploser toute sa frustration refoulée. 
[Une autre scène symptomatique est celle où il se retrouve seul avec Blanche, sa complice du deuxième braquage,  dans un motel, il l'allonge sur le lit mais c'est seulement pour la frapper car il sait qu'elle lui ment. La scène joue insidieusement sur un parterre de références pour mieux les détourner.]

Le driver n'interagit avec les gens que par le biais des voitures, qui servent ici de protection entre lui et l'environnement extérieur ; Shannon lui prépare celles qu'il détruit lors de ses cascades ou dont il se débarrasse après ses braquages, il flirte avec Irene dans sa voiture, d'où il regardera impuissant Standard se faire tuer. D'où il tuera Nino en le faisant basculer dans un ravin. Mais c'est avec Bernie que tout s'achève, celui qui allait sponsoriser sa voiture de course - "we are a team now" lui dit-il - et qui attendra qu'il ouvre son coffre avant de le poignarder. 
Après avoir finalement tué Bernie, le driver se réfugie blessé dans sa voiture-cocon. On croit un instant à sa mort mais c'est en fait une renaissance, le temps que ce long plan lumineux, faussement céleste, qui nous montre son visage s'anime enfin. La voiture démarre et roule.

[Ce texte rejoint sur certains aspects celui-ci consacré à Transformers 3 et à la pluralité du héros hollywoodien ou encore un autre sur Los Angeles et les voitures où j'évoquais déjà Drive.]