Que reste-t-il de la Donner Party ?

At the beginning of November 1846 a group of California-bound emigrants was trapped by snow in the Sierra Nevada. By the time the last member reached safety six months later, nearly half of the 81 men, women, and children had died of cold and starvation. Many of those who survived had resorted to cannibalism. The story of the Donner Party is one of the most fascinating in the history of the American West. The saga of how a group of ordinary people struggled almost to their journey’s end only to encounter greater hardship, even death, continues to intrigue. Over the years the Donner story has been told by many different people in many different ways, but much of what has been written about the Donner Party is fiction. One author’s interpretation has become the next generation’s fact, and few have stopped to question commonly held beliefs.
La Donner Party tient une place singulière dans l'imaginaire américain. Le sordide de ce fait divers a été amplifié au point qu'il est devenu difficile aujourd'hui d'en extraire quelque parcelle de vérité. This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend.

Ric Burns, le frère de Ken Burns, a réalisé sur la Donner Party un documentaire terrifiant, visible sur Dailymotion dans un rip VHS abîmé dont les sauts d'images et leur détérioration ajoutent à l'horreur de l'histoire racontée.
Le style de Ric Burns est très proche de celui de son frère, des photos statiques, portraits d'époque des protagonistes qui reviennent à intervalle régulier occuper le cadre, véritable litanie. Figée, la dureté sèche et nerveuse de ces visages se suffit à elle-même.
Le style des documentaires des Burns donne à première vue une impression de rigueur. A cause du minimalisme et de la simplicité du dispositif formel (qui tranche singulièrement avec l'escalade formelle constatée chez certains autres). Mais à cela s'ajoute toute une mécanique narrative qui vise à la fictionnaliser ; ces voix-off empreintes de gravité et d'humanisme, les violons mélancoliques qui les accompagnent. Tous ces éléments nous rappellent à quel point les documentaires des frères Burns, aussi fascinants soient-ils, obéissent pleinement au tropisme hollywoodien de la mythification. Leur nature "documentaire", ne faisant ici qu'ajouter à la confusion du spectateur.
En cela, il faut reconnaître à la fiction une certaine intégrité en terme de tromperie du spectateur, que n'a pas le documentaire. Une forme d'authenticité dont peuvent se prévaloir Las Vegas et Disney World dans notre monde hyperréel, où les masses de touristes cherchent en vain un authentique qui a disparu du seul fait de leur présence.

Deux autres films (de fiction cette fois-ci) se sont récemment penchés sur l'histoire de la Donner Party.
Le premier, Ravenous, est réalisé par Antonia Bird. Le deuxième est Meek's Cutoff de Kelly Reichardt.
Opposer les deux films est chose aisée : l'un est un film hollywoodien, spectaculaire et qui tourne vers le fantastique, l'autre un film indépendant dont l'ascétisme, la lenteur et l'obstination à filmer les gestes du quotidien les plus ennuyeux en sont les principales propositions, bien synthétisées par cet extrait de l'Esthétisation du Monde :
A cet égard, la vie consumériste appelle d'innombrables critiques : cela non pas au nom d'une éthique ascétique revisitée mais, au contraire, au nom d'un idéal esthétique supérieur qui se veut au service de la richesse de l'existence individuelle, un idéal qui privilégie la sensation de soi et du monde, le recentrement sur le temps intérieur et l'émotion du moment, la disponibilité à l'inattendu et à l'instant vécu, la jouissance des beautés à portée de main, le luxe de la lenteur et de la contemplation. 
G. Lipovetsky & J. Serroy -  L'Esthétisation du Monde, vivre à l'âge du capitalisme artiste
Reichardt a d'ailleurs choisi de se pencher sur l'épisode de l'égarement dans Grand Lac Salé plutôt que sur l'épisode cannibale. Nous nous attarderons sur Ravenous, dont la relecture de la Donner Party nous semble plus intéressante.
Le héros de Ravenous, John Boyd, est un officier américain muté dans un fort isolé de la Sierra Nevada après un fait d'arme étrange lors de la guerre américano-mexicaine ; se faisant passer pour mort lors d'un assaut, il se retrouve sous un amoncellement de cadavres, dans un camp ennemi. Il réussit à prendre le camp tout seul, mais non sans provoquer une certaine suspicion de sa hiérarchie quant aux circonstances. Le parallèle entre cette guerre (1846 - 1848) et l'expédition Donner (hiver 1846 - 1847) est une des clés du film, qui dès le départ insiste sur l'aspect carnassier de l'Amérique naissante, sur sa soif de conquête presque boulimique. Une scène de repas des officiers américains les montrent engloutissant de la viande saignante, répugnant un John Boyd convalescent.
Une fois arrivé au fort, John Boyd sera confronté à un cannibale, seul survivant d'une expédition de colons (interprété par Robert Carlyle), personnage fantastique qui fait écho au Hastings de l'expédition Donner.
Dans le film, le cannibalisme possède des propriétés magiques. Le cannibale, en ingurgitant la chair de l'autre, assimile aussi sa force vitale. Le film s'inspire ici d'une croyance répandue dans les civilisations primitives dotées d'un système de culte pré-religieux.
La similitude est remplacée [...] par la "substitution de la partie au tout".
La motivation sublimée du cannibalisme des primitifs peut être déduite de la même façon.
En absorbant par l'ingestion des parties du corps d'une personne, on s'approprie également les facultés dont cette personne était douée. C'est pourquoi le régime alimentaire est soumis, dans certaine circonstances particulières, à différentes précautions et restrictions. 
S. Freud - Totem et Tabou
En utilisant la métaphore du cannibalisme pour décrire le capitalisme américain naissant, le film réussit le tour de force de mélanger le "ça" et l'"idéal du moi" de l'Amérique [nous empruntons ici des termes de la seconde topique freudienne seulement par une approximative commodité].
L'"idéal du moi" étant ici le mythe constitutif de l'Amérique ; le colon épris de liberté, résistant à l'oppression anglaise et confronté à ce nouveau territoire sacré, qui de par le changement d'échelle qu'il implique par comparaison à la vieille Europe étriquée, démultiplie ce que Rudolf Otto appelait le "sentiment de créature". Un territoire intrinsèquement religieux pour tout Européen qui le découvre. 
A l'opposé, le "ça" est ici l'image que renvoie cette Amérique contemporaine, une machine belliqueuse, un monstre insatiable qu'il faut nourrir sans répit. Des besoins énergétiques sans fin, une industrie militaire inarrêtable.
La surconsommation américaine est désormais l'élément clef d'une structure de l'économie mondiale perçue par certains comme impériale. L'Amérique, cependant, n'est plus essentielle au monde par sa production mais par sa consommation. 
E. Todd - Après L'Empire
Ces deux pôles de la psyché américaine contemporaine sont souvent confrontés dans le cinéma hollywoodien ; n'importe quel film d'invasion extraterrestre par exemple, où les envahisseurs figurent l'Amérique belliqueuse d'aujourd'hui et les résistants, les colons épris de liberté de l'Amérique en construction qui luttèrent pour leur indépendance contre l'Empire Britannique. 
La force de Ravenous tient dans l'idée de les lier plutôt que de les opposer. Ravenous récupère l'histoire de la Donner Party pour créer une filiation entre l'"idéal du moi" et le "ça" américain. L'Amérique mythique dont les valeurs semblent s'opposer totalement à celle de l'Amérique contemporaine, y est montrée comme un monstre en devenir.
Le valeureux colon tentant d'arriver en Californie devient un monstre sanguinaire, avide. Ravenous érige la Donner Party comme le liant tragique de l'identité américaine à travers l'histoire.

News Deck

Sur la facette dégénérée du design fiction.
Il y a cette vidéo de Shepard Smith qui présente le nouveau News Deck de Fox News, irréel de par son futurisme digne d'une série B hollywoodienne.
Un futur où l'écran a pris le pas sur le reste. Si cette prédominance semble suivre la tendance actuelle, on est, dans ce cas précis, interpellé par le procédé à l'oeuvre.
Les journalistes-opérateurs ont des écrans de 50 pouces, tactiles et inclinés afin d'être manipulés plus aisément. Résidu d'une autre époque, un petit clavier accompagne encore l'écran, mais la disproportion entre les deux rend le tout incongru.
Les murs sont remplacés par des écrans géants qui diffusent des tweets, pas plus d'une poignée par écrans mais écrits en énorme. De fait, un simple basculement d'échelle par rapport à l'affichage d'un smartphone. C'est d'ailleurs le concept sous-jacent : le News Deck comme une multitude de smartphones géants. Les journalistes sont alors projetés dans ce monde démesuré pour eux, dans cette interprétation naïve et boiteuse du progrès.
On pense aussi à la new aesthetic de James Bridle, une invasion de l'esthétique numérique dans le monde réel, avec ici comme seul référentiel, une science-fiction délavée.
L'inutilité de certains éléments est criante ; la wiimote qui sert à faire défiler d'énormes images sur un carrousel géant sur les murs du Deck. Ce qui se voudrait comme un symbole de l'agitation constante du monde projetée sous forme interactive aux journalistes littéralement entourés par ce flux d'images, n'est en fait qu'une pénible installation au bénéfice nul.
On voit là les limites et l'absurdité de cette pregnance de l'image. Si le procédé s'avère efficace au cinéma, c'est parce que dans ce contexte, seuls comptent les qualités esthétiques et l'effet dramatique.
En s'inspirant du cinéma, Fox News a construit un Desk à la dramaturgie incontestable mais à la plus value journalistique plus que contestable.

Fox News est, depuis sa création, une chaîne pour qui le spectaculaire a pris le pas sur l'information. Mais avec ce nouveau deck, ersatz du poste de pilotage de la série Star Trek, la fictionnalisation à l'oeuvre ne se cantonne plus au seul cadre visible par le spectateur mais contamine désormais le reste de la chaîne, victime de sa propre mise en scène.