Slavoj Žižek et Avatar [en cours]

Lors de la sortie d'Avatar de James Cameron, les Cahiers du Cinéma ont publié un texte sur le film, écrit par le philosophe et psychanalyste lacanien Slavoj Žižek. Il y dénonce d'une part le "marxisme hollywoodien" de J. Cameron, qu'il juge désuet, et d'autre part l'inconsistance du discours sur le rapport réel / fantasme véhiculé par le film.
En introduction, les éditeurs de la revue nous présente le texte comme le prélude à un futur entretien de son auteur par les Cahiers, programmé pour le mois suivant.

Le texte et l'entretien sont intéressants à plus d'un titre ; d'abord parce que S. Žižek est un intellectuel brillant et provocateur. Très médiatique, il est une des vedettes actuelles de la philosophie. Ce qui ne va pas sans controverses, notamment avec le théoricien du cinéma David Bordwell.
Spécialisé dans les super-auteurs (Alfred Hitchcock, David Lynch, Krzysztof Kieslowski ou Andrei Tarkovski), sa perception du cinéma de J. Cameron avait tout pour intriguer à priori tant ce dernier représente à la fois l'aboutissement mais aussi le surpassement, la distorsion de la notion d'auteur au cinéma telle qu'énoncée et défendue par la critique institutionnelle depuis soixante ans.
Au fur et à mesure de l'avancement de sa carrière, J. Cameron a poussé cette notion théorique dans ses retranchements. L'étirant, la déformant jusqu'à l'éclatement que peut figurer Avatar (aidé en cela par la puissance industrielle hollywoodienne qui singulièrement ne semble pouvoir engendrer que des super-auteurs pourvus de moyens démiurgiques, ou à l'opposé un cinéma sans auteurs résultant d'un processus collectif, industriel et marketing).
[...] il existe une constante de l'imagination et du goût américains moyens pour qui le passé doit être conservé et célébré sous la forme de la copie absolue, format réel, à l'échelle 1/1 : une philosophie de l'immortalité avec duplicata. Elle domine le rapport des Américains avec eux-mêmes, avec leur propre passé, rarement avec le présent, toujours avec l'histoire, et à la limite avec la tradition européenne.
Voyage dans l'hyperréalité - Les Forteresses de la solitude. Umberto Eco - 1975.
J. Cameron avance sans référents. Sa capacité à transfigurer l'industrie cinématographique pour chacun de ces films est sidérante. Titanic ou Avatar en sont les parfaites illustrations. Pour Titanic, à l'instar de la ville de Las Vegas dont certains éléments architecturaux typiques reprennent les plus célèbres monuments mondiaux, il a fait construire une maquette quasiment à l'échelle. La production a financé une expédition sous-marine afin de filmer l'épave qui repose à 3700 m sous la surface de l'océan Atlantique et dont les images ont été intégrées dans le film. S. Žižek ne relève pas, mais c'est exactement le phénomène de construction qu'il admire chez Hitchcock : cette capacité à construire une œuvre autour d'éléments déconnectés de toutes idées narratives, des briques qui seront au final masquées par l'ensemble.
Ce fut pour moi comme une révélation lorsque j'ai lu qu'Hitchcock disait lui-même qu'il ne commençait pas un film par une idée narrative mais par un élément visuel, une idée de scène ou un mouvement de caméra, et qu'ensuite il construisait une histoire qui lui permettait d'utiliser ces éléments formels.
Avec Avatar, J. Cameron a créé une langue en collaboration avec des linguistes, il a pensé un écosystème cohérent pour la planète Pandora, il a remis au goût du jour la 3D pour faciliter l'immersion du spectateur dans son nouvel univers (là où elle n'est qu'un gadget marketing dans un film comme Prometheus de Ridley Scott).
J. Cameron n'est plus un réalisateur, il est un créateur d'univers. Il y a chez lui un jusqu'au-boutisme typiquement nord-américain, un premier degré quant à l'appréhension de sa fonction de créateur qui trahissent un rapport fascinant au réel et un décalage certain avec la culture européenne. [Sur ce point, on pourrait l'opposer à l'Autrichien Michael Haneke qui continue de disséquer froidement la fiction à la manière d'un médecine légiste.]
[Peut-être est-ce cette posture ô combien rare à notre époque où l'on "intertextualise" et ironise à tout va la fiction, où il semble impossible de créer une image sans en salir une autre que S. Žižek trouve désuète chez J. Cameron ?]
En cela, la confrontation entre le postmodernisme auto-hypnotique d'un intellectuel européen et le pragmatisme de J. Cameron, son absence totale de distance ironique semblait l'assurance d'une saisissante analyse.
Seulement, S. Žižek ne s'est pas donné la peine de voir le film avant d'écrire son texte [beau symbole d'aveuglement]. Il s'en explique (non sans une part de mauvaise foi et avec force arguments d'autorité qui le font pour un temps paraître comme un enfant réfugié derrière ses figures tutélaires) au début de l'interview parue le mois suivant, devant des rédacteurs des Cahiers du cinéma visiblement médusés.
Je suis un bon lacanien, et pour les lacaniens, l'idée c'est suffisant. On doit faire confiance à la théorie, non ? Avatar, je n'ai pas eu le temps de le voir, mais j'irai, promis, et ensuite j'écrirai un autre texte dans la plus pure tradition stalinienne: "Éléments d'autocritique" !
[...] Parfois, je lis quelque chose sur des films, je vois quelques fragments, et une idée me vient. Et j'ai peur que la vision du film perturbe cette idée. Alors, en bon hégélien, entre l'idée et la réalité, je choisis l'idée.
On retrouve là tout le paradoxe de la pensée critique sur le cinéma ; une réflexion qui n'a même plus besoin de son objet d'étude pour se développer. Un détachement tout en convulsions psychanalytiques, en méta-analyses (qui ont "contaminées" le cinéma lui-même).
Tel est l'état des choses, où le système a fait main basse sur tous les dispositifs de simulation, de parodie, d'ironie, d’auto-dérision - sur tout le négatif et la pensée critique -, ne laissant à celle-ci que le fantôme de la vérité.
Jean Baudrillard - Le mal ventriloque
Le premier axe de la critique de Žižek sur Avatar porte sur le rapport au fantasme ; en comparant le film à Matrix ou Clones, il reproche à Avatar le fait que son héros choisisse le fantasme et non pas la réalité. Žižek a préalablement établi une dichotomie réel / fantasme du fait que le héros change de corps entre les deux "réalités" du film.
Ce qu'il faut donc avoir à l'esprit, c'est que si le récit d'Avatar est censé se dérouler dans une "même" réalité, nous avons affaire - au niveau de l'économie symbolique sous-jacente - à deux réalités : le monde ordinaire du colonialisme impérialiste et [...] le monde fantastique des aborigènes.
[...]
Il faut donc lire la fin du film comme la fuite désespérée du héros qui n'a pas d'autre choix que de migrer de la véritable réalité vers le monde fantastique - comme si dans Matrix, Néo décidait de s'immerger à nouveau totalement dans la matrice.
Par la suite, il reproche au film (qu'il n'a pas vu certes...) l'impuissance du héros à changer le fantasme. Ce qui est (trop ?) littéralement le propos du film : l'opposition entre un spectateur de cinéma impuissant face à la fiction et l'émergence d'un nouveau spectateur "augmenté" : le joueur de jeu vidéo qui évolue dans un monde interactif. Le joueur est lui-même idéalisé par J. Cameron tant l'interaction avec la fiction dans les jeux vidéo relève encore de l'illusion. 
Même si la réalité est "plus réelle" que la fantaisie, elle a besoin de la fantaisie pour retenir sa cohérence : si nous ôtons à la réalité la fantaisie, son cadre fantasmatique, elle perdra sa cohérence et se désintégrera. Conclusion l'alternative "accepter la réalité ou choisir la fantaisie" est fausse, ce que Lacan appelle la traversée du fantasme n'a rien à voir avec le renoncement aux illusions et l'acceptation de la réalité telle qu'elle est. [...] Si nous voulons vraiment changer ou fuir notre réalité sociale, la première chose à faire est de changer les fantaisies qui nous permettent de nous intégrer à cette réalité ; or c'est parce que le héros de Avatar ne fait pas cela que nous pouvons dire que sa position subjective est celle que Lacan, à propose de Sade, énonce comme la dupe de son fantasme.
C'est dans ce constat qu'on aperçoit le mieux le décalage entre le film de J. Cameron et son appréhension par S. Žižek. Žižek ne voit dans le film qu'un grossier empaquetage sans auteur, un film dépassé au niveau de la narration et arborant un système archétypale trop appuyé.
S. Žižek semble hermétique à l'approche pragmatique de J. Cameron sur les problématiques du réel. Quand J. Cameron crée un "univers", il le fait avec une littéralité désormais hors de portée d'un S. Žižek englué dans les abymes de sa réflexion. Le "monde" dans lequel l'affiche d'Avatar nous invite à entrer est une "véritable" planète pour J. Cameron. Véritable sémantiquement (monde / planète), mais aussi par le degré de développement de la diégèse, qui est insaisissable dans sa globalité pour le spectateur : il ne s'agit plus de simples décors qui obstruent le cadre pour masquer que rien n'existe hors-champ mais d'un système complexe et dynamique dont le spectateur a conscience - en partie grâce au marketing, à la communication promotionnelle faite sur la préparation et la réalisation du film - de ne pouvoir l'explorer que de manière parcellaire.
Dans sa démarche J. Cameron s'oppose ainsi à une partie du cinéma qui se veut toujours plus distanciée, au prix d'une baisse certaine de l'intensité dramatique [y-compris de manière complètement illogique : j'avais déjà parlé du Robin Hood de Ridley Scott, où toute la tension précédant la bataille finale est évacuée en un dialogue entre le roi et Robin].
J. Cameron cherche par tous les moyens à "augmenter" le cinéma, au point d'en atteindre les limites de résistance à la déformation. Il essaye désespérément d'abolir la frontière entre la fiction et le réel, mais même en ajoutant une nouvelle dimension à son image, le média est trop limité pour son ambition.
Tous les efforts déployés à la création d'un univers vivant et réaliste sont ruinés par la condition passive du spectateur. Autant dans ses capacités spatiales que temporelles, le spectateur de cinéma est contraint, à l'instar du héros du film, handicapé. Dans ce cadre, la troisième dimension censée apporter une plus grande immersion dans l'univers du film fait office de pâle succédané en comparaison avec le caisson qui permet à Jake Sully de contrôler l'avatar.
Avec Avatar, J. Cameron lorgne désormais vers les nouveaux médias qui permettent de dépasser les limitations du cinéma ; les séries télévisées qui offrent une durée d'immersion du spectateur bien plus grande que ne le permet un long métrage : J. Cameron envisage ainsi de réaliser encore trois nouveaux films se déroulant dans la diégèse d'Avatar [il serait infondé de dire que Cameron s'inspire des séries, mais il aspire en tout cas à une durée que ne peux pas offrir un long métrage].

Le film semble de manière plus évidente tourné vers les jeux vidéos : Jake Sully n'est plus un spectateur mais un acteur du monde qu'il explore, il contrôle son avatar à la manière d'un joueur, permettant une immersion totale [voir les plans en caméra subjective la première fois où il prend le contrôle de son avatar].
Ainsi beaucoup d'éléments du film empruntent au jeu vidéo ; à commencer par son esthétique [l'esthétique du jeu vidéo reste encore pour beaucoup synonyme de laideur, de pauvreté plastique. Peut-être à cause des faibles capacités de rendus en temps réel de ses débuts en 3D ou la compétition technologique qui a longtemps prévalue, donnant à certains jeux un aspect tape-à-l'oeil. Quoi qu'il en soit la comparaison avec l'esthétique d'un jeu vidéo est souvent lancée pour dénigrer le production design d'un film, même si on parierait volontiers sur la dissipation progressive d'une telle argumentation.] et des mouvement de caméra qui donnent à certaines scènes l'aspect des cinématiques qui servent à introduire un nouveau niveau au joueur (elles-mêmes souvent inspirées par le cinéma).
La progression archétypale du héros renvoie elle aussi au jeu vidéo, l'histoire est parcourue de références à l'apprentissage et à la renaissance du héros, les archétypes les plus évidents dans ce média. Cette insistance rappelle les multiples renaissances auxquelles sera confronté le joueur avant de maîtriser son avatar au sein des niveaux qu'il doit parcourir [une jolie compilation sur la mort dans les jeux vidéo souligne mélancoliquement son importance dans le jeu vidéo].
[Cette posture de J. Cameron s'oppose quelque part à une nouvelle tendance dans les gameplays qui cherchent à cinématographier les jeux afin d'en rendre la progression plus fluide et plus "réaliste". Beaucoup de jeux récents ont tendance à supprimer la répétition des morts / renaissances qui accompagnait l'apprentissage. Désormais le joueur voit souvent sa barre d'énergie remonter automatiquement s'il se met à l’abri. Une des plus belles idées du genre provient du jeu Prince of Persia : The Sands of Time, où le héros dispose d'une dague lui permettant de remonter le temps de quelques secondes.]
-"une vie s'achève, une autre commence" dit le héros, phrase aux significations multiples puisque la vie qui s'achève vaut autant pour celle de son frère jumeau décédé que pour la vie terrestre de Jake et sa condition de handicapé. A un autre niveau, je ne peux m'empêcher d'y voir une allusion à la fin du cinéma traditionnel et au commencement de quelque chose de nouveau, une annonce de l'ambition de J. Cameron.
-La symbolique de la gestation à travers le caisson cryogénique durant le voyage interstellaire ; le caisson dans lequel a grandi l'avatar puis le caisson qui permet de s'interfacer avec l'avatar y font écho.
- La première renaissance se situe donc dès qu'il sort du caisson de cryogénisation ; on ne se rend pas immédiatement compte qu'il est handicapé à cause de l'apesanteur, cela participe d'une progression dans lequel on le verra progressivement retrouver l'usage de ses jambes, d'abord en passant par des artifices comme l'apesanteur, puis par l'intermédiaire de l'avatar.
-La deuxième renaissance à travers la prise de contrôle de l'Avatar, qui permet à Jake de retrouver des jambes. Jake est traité comme un enfant par ses collègues de travail ou sa supérieure. Il est toujours présenté comme celui qui doit apprendre.
-La troisième renaissance en tant que guerrier Na'vi ("les Na'vi disent que chaque personne nait deux fois").
Une fois l'initiation terminée, s'en suit une cérémonie. Avant cela, Jake sera là encore considéré comme un enfant par  Neytiri. "Tu es comme un enfant" lui répète-t-elle.
-La quatrième et dernière renaissance, en tant que Na'vi à part entière, après le transfert définitif de sa conscience dans le corps de son avatar.
C'est la dernière renaissance de Jake, c'est la phase finale de son apprentissage, il change cette fois-ci de corps pour une véritable ré-incarnation après avoir réussi l'épreuve finale de son apprentissage en chassant les Terriens.
Chaque renaissance est soulignée par un plan où l'on peut voir Jake ouvrir les yeux. C'est un plan similaire qui clôture le film.
Comme les hardcore gamers immergés dans leur jeu, Jake en oublie de se nourrir. Grace Augustine le sermone, à l'image d'une mère inquiète du mode de vie de son adolescent.
La détermination de J. Cameron à créer un monde entièrement organisé en réseau est symptomatique de cette volonté de mimer (à défaut d'autre chose) le réseau internet et ses nombreuses possibilités d'interaction. Sur Pandora, toute interaction fonctionne par le biais du réseau. Qu'il s'agisse de chevaucher un cheval ou un dragon, ou bien encore de relation sexuelle ou de communication avec les ancêtres / archives, tout passe par le branchement d'un port organique "standardisé".
Tous les éléments du film ne font qu'en souligner les possibilités restreintes. C'est là le sens qu'il faut donner à la transformation finale de Jake Sully en guerrier Na'vi, à sa plongée dans le fantasme, à cette fusion entre la réalité et le fantasme (magistralement illustrée par la scène où Neytiri prend dans ses bras le chétif Jake Sully - "je te vois" ; la volonté farouche de J. Cameron à dépasser la forme traditionnelle du cinéma pour explorer les possibilités offertes par les nouveaux médias (séries, jeux vidéo, internet).
[Cette fusion avec le réseau de Pandora s'effectue progressivement, à travers les différentes renaissances de Jake Sully mais aussi avec la confusion entre les deux réalités qui s'installe progressivement dans son esprit. Pour illustrer cette confusion, J. Cameron nous présente la réalité "humaine" avec de plus en plus de distance, notamment par l'ajout de filtres intermédiaires tels que la caméra du journal de bord].

J. Cameron rejoint ainsi pleinement Mamoru Oshii, le réalisateur de Ghost In The Shell dont l'héroïne, le major Kusanagi finit par fusionner avec l'entité artificielle qu'elle pourchasse, accédant à une nouvelle réalité au sein du réseau informatique. Prolongement de Kusanagi, l'héroïne d'Avalon finit elle aussi par passer de l'autre côté du miroir en accédant au niveau caché du jeu Avalon. Ce niveau est filmé de manière réaliste et sans aucun filtre, contrastant avec le formalisme maniéré et la distanciation utilisés pour montrer la "vraie vie" et les autres niveaux ; l'héroïne a atteint sa propre réalité, s'émancipant de celle qui nous est commune, filmée par Oshii comme une coquille vide sans substance, peuplée de silhouettes figées dans le métro ou aux fenêtres.
[C'est dans cette optique d'accession à une nouvelle réalité que la redondance archétypale sur la renaissance prend tout son sens.]
On pense aussi à l'univers transmédia de Matrix, à la volonté des frères Wachowski de développer leur diégèse à travers différents médias, sans que l'un ne soit le faire valoir d'un autre [dans la mesure du possible, en tout cas largement moins que les autres déclinaisons du cinéma hollywoodien].

"Une réalité imaginée aussi parfaite soit-elle, nous déçoit, précisément à cause de sa perfection". Pour Žižek, le fantasme est trop parfait. Il ne le sera jamais assez pour Cameron. En ce sens, S. Žižek, sentencieux, se refuse à regarder l'entreprise de J. Cameron. Quelque part à raison, car sa tentative pour transcender le cinéma est un échec relatif. Mais c'est justement sur cet acharnement presque donquichottesque qu'on attendait l'analyse du philosophe (Žižek se trompe de combat, il parle encore de cinéma tandis que Cameron a déjà les yeux rivés au-delà).

A la place, il développe une critique attendue et générique du "marxisme hollywoodien" de Cameron, de son rousseauisme. Sans jamais s'interroger sur la place complexe et conflictuelle qu'occupe la technologie chez l'auteur de Terminator. Hérault de l'expérimentation technologique de pointe, ses films traitent souvent de la crainte de cette même technologie, de cet enfant que l'on pressent aussi merveilleux qu'incontrôlable et qui signera à terme notre propre obsolescence. A l’opposé, se trouve la mélancolie vis-à-vis d'une mère nature de laquelle l'homme s'est émancipé. Fantasmée car désormais inatteignable, idéalisée en notre mémoire par le processus du deuil. L'interrogation de Žižek sur la blancheur du héros, presque idéologiquement suspecte et forcément raciste à ses yeux, témoigne de sa volonté à ne pas entendre le film qui se place du point de vue de l'homme occidental, à ne pas voir l’écartèlement moral dans lequel celui-ci se trouve. Le film inverse le dispositif des invasions extraterrestres de l'industrie hollywoodienne. Opposition plus virulente qu'il n'y paraît vu d'Europe où J. Cameron convoque l'histoire américaine pour mettre en lumière l'actualité géopolitique ; il met face à face une réminiscence de la confrontation entre colons européens et indiens d'Amérique avec une inversion du schéma - désormais classique - de l'invasion extraterrestre et du pillage des ressources. Ce faisant, il force l'identification du spectateur américain sur l'envahisseur, à l'inverse des blockbusters contemporains qui le placent dans la situation du défenseur du territoire sacré, occultant en un singulier refoulement inconscient et schizophrénique que l'image de l'envahisseur étranger, pilleur de ressources et technologiquement supérieur figure pour le reste du monde l'armée américaine au Moyen-Orient.

S. Žižek se trompe sur J. Cameron. Tout comme se trompe Jean-Michel Frodon quand il considère (sous le prétexte commode que le film développe une thématique paresseuse sur la paternité) Prometheus comme une réappropriation par Ridley Scott de l'univers d'Alien, là où il m'est difficile de percevoir autre chose qu'une exploitation putassière et opportuniste (mais pas forcément désagréable) d'une licence au potentiel économique certain, à l'heure où Hollywood recycle à tout va. La critique européenne, coincée entre ses carcans théoriques et idéologiques n'arrive plus guère à comprendre Hollywood ; R. Scott et J. Cameron se situent aujourd'hui à deux extrémités opposées de l'objet complexe et multi-dimensionnel qui pourrait figurer la définition d'un auteur hollywoodien actuel, quand bien même, il existe certaines similitudes superficielles entre Avatar et Prometheus. L'un est un film-clé pour comprendre l'évolution du cinéma et ses limites en tant que média, l'autre l'énième instance d'une machine industrielle sans logique autre que financière mais dont la beauté absurde arrive parfois encore à me saisir.