You're gonna want to look around. But you are not going to, are you ?

En 2005 sortait War of the worlds, adaptation cinématographique du roman d'Orwell par Steven Spielberg. Beaucoup se réfèrent souvent à celle radiophonique d'Orson Welles, dont la légende boursouflée a depuis longtemps éclipsé une réalité plus terne.
A l'aube de la seconde guerre mondiale, Welles inventait par la force des circonstances une narration à ce point révolutionnaire qu'elle en arrivait à chambouler une petite partie des auditeurs, incapables d'y discerner les attributs fictionnels.
Spielberg et Welles ont en commun ce talent qui leur permet de générer quelque chose d'extraordinaire à partir de conditions précaires et chaotiques (en un sens, Welles en a fait une marque de fabrique). MacBeth entre autres pour Welles, Jaw pour Spielberg... ces deux films tirent leurs aspects novateurs et remarquables du fait même que leurs créateurs durent composer avec des contraintes matérielles importantes.
Cependant, Spielberg a su dompter Hollywood avec autrement plus de réussite que Welles (leur opposition est totale sur ce point), lui permettant depuis longtemps de déployer des moyens considérables sur ses productions et de disposer ainsi d'une liberté qu'il semble maitriser aussi naturellement que les conditions contraignantes évoquées précédemment (pour War of the worlds, Spielberg collabore avec David Koepp à l'écriture, le scénariste majeur de ces vingt dernières années (déjà évoqué quelques fois ici) et avec Janusz Kaminski son brillant et fidèle directeur de la photographie depuis Schindler's List).

Dans l'adaptation de Welles s'esquisse à la fois celle de la guerre mondiale à venir et une prise de conscience populaire relative aux bouleversements que connaissent alors les sciences physiques ; les théories astrophysiques d'Einstein et le principe d'incertitude au niveau sub-atomique d'Heisenberg. De tous côtés la physique dynamite une vision du monde figée et donne à voir un univers étrange, infiniment vaste et inconnu ; un rétrécissement multiple et une remise en cause fondamentale de la place de l'homme dans l'univers pour des occidentaux sortis difficilement du dogme géocentrique et sous l'influence d'un monothéisme judéo-chrétien qui place l'homme au sommet de la création, avec en outre une distance entre l'homme et le divin encore rétrécie par l'avènement du luthéranisme.

Chez Spielberg, la multitude d'angles d'analyse qu'offre le film donne le vertige. Ce film scelle le génie du plus grand cinéaste d'une génération qui a transformé le cinéma. La première à avoir pleinement digéré l'héritage d'Hitchcock et son apport à la mise en scène.
La grammaire cinématographique de Spielberg dépasse de loin en sophistication celle d'un Kubrick où la composition photographique domine encore largement un mouvement cinématographique archaïque et linéaire, y compris dans ses fameux travellings ou son utilisation du zoom arrière dans Barry Lyndon et Full Metal Jacket. Kubrick traite encore le mouvement comme une simple extension de son système pictural.
Les mises en scène de Kubrick, Ford ou Kurosawa sont cristallines, elles restent le meilleur moyen d'appréhender ce qu'est la réalisation au cinéma [le propos n'est pas ici de diminuer la puissance de la mise en scène de ces trois références qui comptent parmi mes réalisateurs préférés mais simplement de souligner la simplicité apparente de leurs mouvements de caméra]. Celles de Spielberg, De Palma, Scorsese et bien d'autres après (Fincher de manière évidente) nécessitent une plus grande acuité, l'interdépendance entre les plans y est prépondérante et ces films ne peuvent dès lors plus s'analyser comme une simple somme de plans puissamment composés [là encore, je n'essaye pas d'insinuer que le cinéma de Ford n'est qu'un enchaînement de compositions].
[Rafik Djoumi détaille bien mieux que je ne pourrais le faire quelques éléments de mise en scène de War of the worlds dans l'analyse qu'il en fait.]

Comme l'adaptation radiophonique de Welles, le film de Spielberg semble en phase avec les préoccupations du moment ; le film appartient pleinement à une décennie du cinéma américain passée à analyser les évènements du 11 septembre. Il en est même le plus brillant représentant ; le fait que le réalisateur de Close Encounters of the Third Kind et E.T. décide d'adapter War of the worlds est déjà en soi lourd de sens. On peut situer le film comme l'aboutissement d'une trilogie aussi sombre et inquiète que lumineuse [la photographie si particulière de Janusz Kaminski sur les trois films reflète bien cet état d'esprit], avec A.I. et Minority Report. Trois films hantés par des machines tripodes, incarnation d'un inconscient collectif américain à la dérive, d'une froideur dans l'exécution toute mécanique : monstres géants dans A.I. et War of the worlds utilisés pour capturer respectivement les robots et les humains... dans Minority Report, ils sont de petits robots intrusifs chargés de vérifier les identités, prenant d'assaut les habitations d'un immeuble dans une scène qui en rappelle, par son utilisation transparente de l'architecture, une autre de De Palma dans Snake Eyes [écrit par David Koepp (...)] en plus de suggérer la précarité nouvelle de la vie privée.
Comme tous films post-11 septembre, l'action y est recluse dans le territoire américain [c.f. l'abondance des films sur la deuxième guerre d'Irak, se déroulant pour une écrasante majorité aux E-U.], ravagé dans un mouvement cathartique, une réplique amplifiée de l'évènement, continuité et écho des rediffusions en boucle sur les chaines de télévision américaines.
La télévision, justement, est elle aussi un élément central du dispositif à l’œuvre dans le film. Spielberg récupère celui de Signs de M. Night Shyalaman, notamment son obstination à ne jamais adopter d'autres point de vue que celui de la cellule familiale... un repli sur soi, là encore. L'action, lorsqu'elle n'est pas cachée, est montrée essentiellement au travers d'écrans de télévision, de lucarnes qui segmentent l'espace du plan et le rétrécissent ou de manière indirecte [on notera notamment l'utilisation massive des reflets dans les deux films]. Spielberg effectue ici un travail de sape vis-à-vis de la forme traditionnelle du blockbuster américain en dépréciant toujours plus le traditionnel point de vue de Dieu ou de Sirius.

De fait, il pousse son procédé encore plus loin à travers la fille de Ray, Rachel.
Une scène époustouflante parmi tant d'autres, celle qui suit la nuit passée dans le sous-sol de la maison familiale et où lumières et bruits agités filtraient à travers une étroit soupirail sans qu'on sache de quoi il en retournait. En un long plan séquence, on suit Ray Ferrier sortir des gravas au petit matin, la caméra reste longtemps figée sur son attitude ébahie, avant de s'en détourner pour finalement nous faire partager ce que ses yeux ont vu, la carcasse d'un avion de ligne écrasé sur la maison. Il découvre par la suite une équipe de télévision déjà présente sur le crash : le caméraman, sourd, est en train d'extraire un casier de nourriture de la carcasse, la journaliste, elle, montre à Ray sur un moniteur de montage les images des étranges éclairs précédant l'invasion.
- Hey. Were you on that plane ?
Ray shakes his head no.
- Oh, that's too bad, it would have been a really great story.
Dans cette scène, Tom Cruise nous est montré comme un spectateur impuissant, d'abord en se terrant dans le sous-sol de la maison, obligé de fixer le soupirail, ensuite en contemplant la carcasse écrasée puis finalement en regardant les images du moniteur dans le van de l'équipe de télévision, c'est l'attitude qu'il aura une grande partie du film. C'est une véritable castration de ce canon du héros américain arrogant et une situation qui participe une nouvelle fois à l’attitude "aposatasique" de Spielberg vis-à-vis du blockbuster américain classique.
Lorsque le père et ses enfants quittent la maison, Ray s'adresse à sa fille avant de sortir du sous-sol :
- You keep your eyes only on me, you understand ?
Don't look down, don't look around me. I'm taking you to the car and you're gonna want to look around. But you are not going to, are you?
Ce n'est pas la dernière fois qu'il tente d'empêcher sa fille de regarder l'action ; peu après lors d'une pause à l'ambiance onirique (le même onirisme que celui développé dans The Night of the Hunter), il lui couvre les yeux de sa main lorsqu'elle découvre une multitude de cadavres qui descendent la rivière... Encore plus ferme, il lui bande les yeux avant d'affronter Harlan. Ce conseil paternaliste et répété s'adresse surtout au spectateur auquel il refuse la vision du crash de l'avion et de l'affrontement avec Harlan. Les deux enfants de Ray, Rachel et Robbie figurent bien les deux facettes du public américain : Rachel est une spectatrice traumatisée par ce qu'elle voit mais qui ne peut s'empêcher de continuer à regarder. Robbie représente le désir belliqueux et exacerbé de vengeance, impulsif et prêt à tout pour aller combattre.
Spielberg se place évidemment dans la position de Ray, une personne dépassée autant par les évènements que par les réactions qu'elles entraînent tout en sachant qu'il lui incombe de se positionner, d'agir. Spielberg avait déjà montré son immobilisme, sa peur face à l'action avec le personnage d'Upham dans Saving Private Ryan.

Car comme plus tard dans le brillant The Mist de Franck Darabont, le film se veut avant tout un appel à l'auto-critique du peuple américain. The Mist dont on a déjà parlé ici montre la faillite, le renversement des valeurs initiales sur lesquelles s'est bâtie la mythologie américaine. Le brouillard y figure l'aveuglement d'un peuple, le danger venant autant du fanatisme, du racisme de classe présent à l'intérieur du supermarché que des créatures échappées de la faille spatiale créé par les expérimentations de l'armée américaine.
C'est au travers de scènes grandioses et effrayantes d'hystéries collectives que Spielberg nous montre ce délitement.
Le personnage d'Harlan est l'aboutissement de cette facette de l'Amérique : coincé dans sa cave, affutant ses armes le regard fou. Lorsque Ray décide de le tuer, il reprend en main pour la première fois son destin de héros. Il faut considérer la brutalité du sens de cette séquence ; où Spielberg nous signifie que la solution pour l'Amérique passe avant tout par une rédemption interne.
Cette renaissance du héros, commencée par son entrée dans le gouffre d'Harlan se déroulera en plusieurs étapes. Après avoir triomphé du "mal intérieur" Harlan, il s'extériorise en s'attaquant à un tripode extraterrestre qui capture Rachel. Il se fait avaler au cœur du tripode pour en ressortir... on retrouve là encore le motif de la renaissance. Finalement, l'arrivée à Boston, berceau de la civilisation américaine marque un retour aux sources, la reconstitution de la cellule familiale, et la victoire totale sur l'envahisseur : c'est Ray qui remarque que les oiseaux peuvent se poser sur un tripode sans que son champ de force les en empêche. Lui qui a cherché à fuir et à fermer les yeux une longue partie du récit achève définitivement sa métamorphose. Mais Ray reste un héros au périmètre réduit, il n'a pas sauvé la Terre, il a simplement réussi à devenir un vrai père aux yeux de ses enfant et c'est là l'essentiel pour lui... et pour Spielberg qui plutôt que de livrer un film épique sur une guerre interplanétaire préfère se recroqueviller dans un récit familial.

Le Deus ex machina brutal et frustrant qui conclue le film est encore une fois une remise en cause du modèle cinématographique américain et de son traditionnel héros christique. On peut voir le film comme un questionnement sur le rapport au sacré en cours dans le luthéranisme et dans la société américaine, qui a développé avec le temps une proximité à Dieu qui tient de l'absurde. Lorsque l'on voit le premier tripode sortir de terre à New York, c'est une église qui se trouve séparée en deux par la faille qui parcours le sol, comme une vulgaire maquette, apparaît alors un halo lumineux au travers d'elle, qui finit de la "déchirer".
Il faut y voir un appel à l'humilité, à la prise de distance face à la grandeur de la création et ses mystères. Une acceptation de l'impossibilité chez l'homme à percevoir le divin, la nécessité de le craindre. Le dernier plan, des bactéries microscopiques qui se transforment ensuite en un ciel nocturne et étoilé, illustre bien l'immensité insondable qui enveloppe de toute part l'humanité.