La quête - l'investigation dans le cinéma de David Fincher [en cours]


Après Se7en et Zodiac, The Girl with the dragon tatoo est le troisième film de David Fincher consacré aux tueurs en série et à leur traque. A travers cette trilogie au canevas similaire, il est intéressant d'analyser l'évolution de D. Fincher ;  de ces films-jalons  qui semblent dialoguer entre eux, on perçoit un glissement progressif quant à l'idée qu'il se fait du cinéma et qui guide son style, dont le qualificatif le plus usité, virtuose, s'il est peu précis, rend finalement bien compte de l'avènement de celui que beaucoup considèrent désormais comme un cinéaste majeur.
La traque dont il est question plus haut n'en est pas réellement une, il s'agit plutôt d'une quête, qu'on retrouve dans quelques autres films de D. Fincher ; The Game, Fight Club, The Social Network ou The Curious case of Benjamin Button notamment.

A l'instar de personnages boormaniens, ceux de Fincher sont en recherche d'une cure contre un mal qui les ronge sans pour autant jamais le savoir ; cela relève plus d'un aveuglement psychique, d'un refoulement que d'une incapacité intrinsèque. Mais si le héros boormanien doit se confronter à la nature pour exorciser ce poison qu'est la société moderne, pour se purifier dans une régression autant ontogénique (régression infantile dans le sens où le petit d'homme n'est pas encore perverti par la culture ; Leo the Last, Hope and Glory, The Emerald forest) que phylogénique (retour à un état animal, sauvage : Hell in the Pacific, Deliverance, Zardoz, The Emerald forest encore une fois), les héros de Fincher, que sa caméra entoure sans discontinuer, comme si elle cherchait à les ausculter, semblent condamnés à une perpétuelle errance.

Si on peut qualifier les films de Fincher de désespérés, c'est bien dans le rapport que ses héros entretiennent à la société, peut-être plus que dans l'univers sombre qu'ils dépeignent quasi-systématiquement. Car les héros de Fincher sont dans une grande majorité en dehors des normes acceptables de la société à laquelle ils appartiennent ; Benjamin Button qui avance à contre-courant du reste de l'humanité, Mark Zuckerberg qui, faute d'avoir une vie sociale aboutie, va créer ce monstre hyper-social qu'est facebook : la sociabilité comme une névrose, la normalisation et la généralisation du stalking, l'hyper-connexion jusqu'à aboutir à une compression, une promiscuité pornographique, écœurante... Addictive aussi. Tyler Durden, explosion intime d'un homme de la génération Y qui plie sous les poids  conjugués de son nihilisme et de l'absurdité de son mode de vie.
Il en va de même pour les personnages de la trilogie qui nous occupe : dans Se7en, le détective Sommerset à la vie sociale inexistante, vit chez lui, seul, au rythme d'un métronome [dans mon texte sur Drive, je relevais déjà l'apaisante monotonie de la répétition, du rituel]. Le jeune couple Mills, qui débarque dans cette ville où la pluie ne s'arrête jamais dans ce qui ressemble presque à un suicide inconscient (dans un contresens total de ce que doit être la construction familiale). [Le détective Mills est un personnage fascinant ; John Doe, le psychopathe interprété par Kevin Spacey n'est que le bras armé de sa nature suicidaire, destructrice... à la fin du film, ils se confondent totalement dans une fusion / confusion de  mort, de vie, de culpabilité.]
Dans Zodiac, Paul Avery est un journaliste alcoolique, dont on suit le déclin. Robert Graysmith nous est décrit comme un "boy scout" par un des journalistes du San Francisco Chronicles, il s'accroche à l'enquête de manière pathologique, pour mieux fuir une vie médiocre.
Les deux héros de TGWTDT sont aussi des victimes en puissance ; Lisbeth Salander est une pupille de la nation, d'abord obligée de céder aux avances sexuelles de son tuteur, avant qu'il ne la viole par la suite [c'est le seul sens de la scène, relativement explicite... d'appuyer sur le caractère victimale de son héroïne face à cette incarnation de l'institution]. Son style vestimentaire, son attitude marquent son identité antisociale,  sa répulsion vis-à-vis de la norme qu'on tente de lui imposer de la manière la plus brutale qui soit. Son tatouage qui donne son nom au film est le symbole de sa victimisation, un stigmate ineffaçable qu'elle s'empressera de laisser sur son violeur pour marquer sa vengeance.
[Il faudrait parler de l'érotisation de cette scène, il y a toujours chez Fincher, cette volonté assumée (du moins plus consciente que dans la majorité des autres productions hollywoodiennes) d'esthétisation de la violence, ce jeu avec la perversion du spectateur ; ici il le force à s'identifier au tuteur ; grâce au bouton-caméra qu'elle place sur son sac (qui nous est d'ailleurs montré à la fin de la séquence du viol, comme une piqure de rappel de notre condition de voyeur), Lisbeth obligera lors de sa vengeance son tuteur immobilisé à regarder son acte. On notera aussi toute la campagne de "teasing" du film, en grande partie basée sur la dimension érotique de Lisbeth.]
[Lorsqu'on regarde TGWTDT, il est évident que Fincher a été autrement plus attiré par Lisbeth Salander que par Mikael Blomkvist (le titre du film est explicite), tant elle semble être un canon, un aboutissement des personnages qu'il a toujours filmés.]
Mikael Blomkvist nous est présenté d'emblée comme un journaliste en échec dans sa lutte quasi-donquichottesque contre les puissants dont il ressort sali et ruiné, désillusionné.
[Dans Panic Room, le film le plus singulier de Fincher (et à mes yeux le plus brillant), tous les protagonistes sont dépeints comme des victimes : les deux héroïnes qui sont des victimes de leurs agresseurs, sortes de Déméter et Perséphone modernes qui symbolisent la violence des rapports hommes-femmes dans la société actuelle. Mais les malfaiteurs sont eux aussi montrés comme des victimes de la société, notamment Burnham, pauvre bougre qui a juste besoin d'argent et qui finit arrêté par la police dans une scène amère. Je reviendrai bientôt sur Panic Room.]
Ainsi, c'est une variation singulière du syndrome de Stockholm que va nous offrir Fincher, où des personnages vont enquêter afin de rétablir l'ordre dans une société qui les rejette ou ne les considère pas.

L'enquête dans laquelle Fincher va nous embarquer à chaque fois est d'abord une quête de sens. Les enquêteurs sont tous animés par une foi en une vérité invisible aux yeux des profanes.
Ils croient en une vérité unique masquée par des signes que l'on peut décoder. Il y a une foi très marquée dans l'image, dans l'icône.
D'où la profusion dans les trois films de scènes de décryptage, d'analyse des signes, des images, des archives, des écrits... Le plus souvent dans ces temples de l'information que constituent les bibliothèques (Se7en, Zodiac), les salles d'archives (Zodiac, TGWTDT).
Les trois personnages que sont le détective Sommerset, Robert Graysmith et Lisbeth Salander sont tous des experts de l'information, ils en sont les oracles, il peuvent l'interpréter afin de découvrir la vérité unique en laquelle ils croient fermement.
L'importance de la religion est grande dans les trois films et les références y sont nombreuses. Le parallèle avec l'information est explicitée dans TGWTDT par la fille de Mikael Blomkvist, chrétienne, qui révèle à son père, athée farouche, l'explication des codes inscrits à la fin du carnet d'Harriet Vanger, qui correspondent à des versets. En un sens elle lui révèle qu'il est lui aussi un croyant qui cherche une vérité hypothétique à travers des signes.
Si dans Se7en et TGWTDT, ces signes ont un sens, il n'en est rien dans Zodiac, où l'avalanche d'information n'aboutit à rien d'autre qu'à une paralysie de la vérité qui s'étiole progressivement, se cache sous ces monceaux de signes qui l'ensevelissent. Le zodiac est un leurre, ses symboles ésotériques se révèlent être une mascarade, une fausse religion, le tueur revendique des meurtres qu'il n'a pu commettre. Peu à peu son identité, sa réalité s'évanouissent... était-il une seule et même personne ? En ce sens, le film, tiré d'un fait réel, cherche à s'opposer à Se7en et à son architecture scénaristique implacable (le scénario est d'Andrew Kevin Walker). A la rapidité de l'enquête de Se7en (sept jours) répond la stagnation de celle de Zodiac (des années), au dénouement spectaculaire s'oppose une fin par lassitude des protagonistes, par disparition de la foi qui les animait. Là où les tueurs de Se7en et de TGWTDT sont guidés par la morale religieuse, le zodiac n'a presque aucun motif, aucune logique.
[Zodiac est un film qui se situe dans la lignée des thrillers politiques du Nouvel Hollywood, traumatisés par le film de Zapruder sur l'assassinat de Kennedy à Dallas. Comme tous ses films, il traite de la dissolution de la vérité dans l'information.]

Si les enquêteurs se découvrent une nouvelle foi, c'est avant tout à travers les signes que distillent les tueurs, qu'ils soient tenanciers d'une vraie religion et du cortège morale qui l'accompagne, ou simple arnaqueur vaguement ésotérique.
Les tueurs sont les bergers qui guident les agneaux égarés à travers un rite initiatique cruel. Leurs antres sont des églises dans lesquelles les enquêteurs viendront tous se recueillir : l'appartement de John Doe dans Se7en, remplis de reliques et qui contient ce qui s'apparente à une véritable bible, l'antre du tueur de TGWTDT qui contient un autel pour les sacrifices, la descente dans l'inquiétante cave d'un suspect dans Zodiac...
[Sur un sujet connexe, je vous conseille la lecture de The Architecture of serial killers sur l'incroyable blog Star Wars Modern.]
Peu à peu les rôles entre chasseurs et proies s'inversent, se confondent. Ce n'est plus une poursuite mais une ronde mystique.
Chacun enfilant tout à tour le costume qui lui sied le mieux. Chacun devenant la victime de l'autre (c'est par l'identification forcée que l'enquête avance). On pense au major Kusanagi qui finit par fusionner littéralement avec l'entité qu'elle poursuit dans Ghost in the shell de Mamoru Oshii.
Une crise d'identité qui ne trouvera jamais de réponse ou d'apaisement véritables. En partie parce que les enquêteurs sont eux aussi des marginaux, à la lisière entre la société et ces psychopathes : "I'm crazy" lâche Lisbeth à son tuteur avant de le tatouer.
Dans Se7en, la fusion s'opère de manière définitive à la fin, scellée dans le sang : Mills se transforme en victime avec la mort de sa femme enceinte puis devient le tueur, transformant John Doe (...) en victime dans un enchevêtrement scénaristique vertigineux.
Zodiac ne raconte qu'une chose ; la transformation des enquêteurs en victimes collatérales, leur long sacrifice à l'autel d'une société à laquelle ils font semblant de croire afin que tout cela ait un sens ; Graysmith voit sa famille le quitter, Avery s'enferme dans une solitude alcoolisée, Bill Armstrong et Dave Toschi encaisseront mollement avant de progressivement lâcher prise, las.
Au fur et à mesure, Avery et Graysmith passent du rôle de traqueurs à celui de traqués ; les menaces de mort pour Avery d'abord, puis les coups de téléphones anonymes pour Graysmith. C'est avec la visite dans la cave d'un suspect que l'on comprend définitivement que Graysmith n'est plus un chasseur mais une victime de plus. Victime du zodiac, mais surtout victime de sa propre croyance en le zodiac. 
Mikael Blomkvist lui, se fait tirer dessus dans la forêt comme du vulgaire gibier avant que dans la continuité le tueur ne le suspende à un crochet dans sa cave pour tenter de l'éliminer.
Cette victimisation, c'est pour les héros une forme de scarification presque volontaire, car la douleur et la souffrance semblent être la seule solution à leur questionnement, la seule réponse à leur inadaptation (il y a là le même désespoir que dans Fight Club ou Tokyo Fist de Tsukamoto, réalisateur que j'ai longtemps trouvé proche de Fincher).
Il n'y a pas de fins heureuses dans les films de D. Fincher, pas non plus toujours des fins tristes d'ailleurs. On retrouve bien le schéma classique du héros mais vidé de sa substance ; notamment l'entrée dans l'antre du psychopathe censée figurer la gestation, la mise à l'épreuve avant la renaissance... mais ici c'est une mécanique froide et stérile qui opère. Les héros de Fincher sont certes transformés mais n'en restent pas moins errants et inadaptés [au-delà de l'évolution stylistique de Fincher, de ses expérimentations narratives, cette constante n'en est que plus remarquable dans sa filmographie, surtout si l'on considère la diversité des sources des histoires qu'il filme]. Aussi, le tragique dans ces films-limbes vient pour une part du cabrement qu'ils opèrent face à la norme fictionnelle, faisant irradier une certaine mélancolie qui ne peut être artificielle.