John Boorman - 1. Excalibur, l'avènement de l'homme-dieu


Parmi les malades dits névrotiques d'aujourd'hui, bon nombre, à des époques plus anciennes ne seraient pas devenus névrosés, c'est à dire n'auraient pas été dissociés en eux-mêmes, s'ils avaient vécu en des temps et dans un milieu où l'homme était encore relié par le mythe au monde des ancêtres et par conséquent à la nature vécue et non pas seulement vue du dehors ; la désunion avec eux-mêmes leur aurait été épargnée. Il s'agit d'hommes qui ne supportent pas la perte du mythe, qui ne trouvent pas le chemin vers un monde purement extérieur, c'est-à-dire vers la conception du monde telle que la fournissent les sciences naturelles et qui ne peuvent davantage se satisfaire du jeu purement verbal des fantaisies intellectuelles, qui n'ont pas le moindre rapport avec la sagesse.
C.G. Jung - "Ma Vie, Souvenirs, rêves et pensées" - recueilli et publié par Aniéla Jaffé, traduit de l'allemand par Roland Cahen et Yves Le Lay (Éditions folio)

Longtemps, j'ai perçu John Boorman comme un cinéaste dont les films parleraient essentiellement du lien perdu avec la Nature chez l'homme moderne. Je voyais son travail comme un dispositif visant à faire se confronter avec force brutalité l'homme moderne et cette mère nature à qui il avait tourné le dos. Boorman, dans mon esprit, opérait à la manière d'un chimiste, recréant les conditions nécessaires à son expérience puis observant la réaction après mise en contact des matériaux.
Pour autant, je n'avais jamais réfléchi à la cause de cette rupture, ou plutôt à la nature profonde de cette cause, l'imputant trivialement à un progrès technique qui, de fait, nous éloigne un peu plus chaque jour de notre environnement naturel. Et il y a certainement une portion de vérité dans cette évidence, mais au contact de certains écrits de Carl Jung, notamment sur la religiosité chez l'homme et son rapport au numineux, j'ai eu le sentiment d'un éclairage nouveau (pour moi) et indispensable sur l'oeuvre de John Boorman, une prise de conscience sur sa dimension spirituelle, sur le lien entre divin et Nature, entre mythe et religion que je n'avais jamais appréhendée auparavant.
Ce sentiment m'était fermé car ma définition du divin était simpliste et en grande partie dissociée de la religion que je percevais comme une imagerie moralisatrice s'auto-justifiant en s'appuyant sur des attributs et des dispositifs similaires à ceux de la fiction : la majestuosité de certains lieux de cultes, les rituels, le clergé... autant d'éléments censés conditionner, faciliter la communion avec le divin mais qui avec le temps ont produit l'effet inverse (Jung parle de la routine de la messe dominicale, qui a perdu aujourd'hui une grande partie de l'essence sacrée qu'elle est censée véhiculer). Une vision aussi absurde que celle proposée par Richard Kelly - parmi les auteurs américains récents, un des plus obsédés par la religion (sans que l'on sache jamais chez lui si il y a une réflexion ou juste une transpiration de ce qu'il absorbe de la société américaine) - dans son film The Box.

(J'avais dix ans lorsque j'ai découvert pour la première fois Excalibur, j'ai été fortement marqué par son onirisme, sa densité... cette densité qui peut prêter à sourire aujourd'hui tant les scènes et les ellipses s'enchaînent sans répit. Pour le reste on pourrait trouver le film vieilli voire ridicule, il n'en est rien pour moi. La maîtrise de la symbolique chez Boorman m'apparait toujours aussi impressionnante, y compris dans la gestion de l'esthétique et des anachronismes, mais parler d'anachronismes ici perd tout son sens tant l'action est avant tout ancrée dans la mythologie médiévale, ainsi l'argument souvent entendu sur la datation des armures - qui rappellent la fin du moyen-âge ou la renaissance - vire à l'absurde, surtout face à l'adresse de Boorman à jouer sur ce simple accessoire, le transcendant en une projection visuelle de l'évolution psychique des personnages. Le personnage de Merlin prête aussi souvent à controverse, peut-être de manière naïve tant ce qui pourrait passer ici pour de la légèreté ou de la moquerie semble plus tenir de la sophistication narrative.)

L'ancien monde, la vie et la mort.

Le film commence par une scène de bataille dans une forêt, l'affrontement dont on ne connaît ni le motif ni les protagonistes est particulièrement confus à regarder, sauvage.
Cette scène symbolise le monde païen qui a cours alors, un monde sans religion mais pas sans croyance, ainsi y règne l'esprit du dragon que Merlin l'enchanteur peut invoquer, et dont il use afin d'orienter la destinée des hommes.
Merlin tient une place particulière dans le film, personnage ironique, à cheval sur les différents niveaux de la diégèse, il n'est ni humain, ni dieu comme le souligne Morgane, mais un lien entre ces deux mondes en même temps qu'entre le spectateur et les autres protagonistes.
Émerge un homme, Uther Pendragon, brutal et dominé par ses instincts... la violence et le sexe sont les lignes directrices de sa vie. Ainsi, lorsque la femme de son nouvel allié danse pour le banquet censé sceller l'unification du royaume, Uther ne peut réprimer ses instincts, obsédé par cette danse et cette rythmique hypnotique que martèlent les chevaliers du pommeau de leurs épées sur la table. On retrouve précisément dans ce martellement tous les attributs qui définissent Uther et les hommes de son époque : les épées symboles de la force physique et de la violence frappant la table du banquet en un rythme explicitement sexuel. C'est son incapacité à réprimer ses instincts qui déclenche la reprise des hostilités et qui condamne l'humanité à ce cycle mort / vie sans d'autres sens que celui de s'auto-alimenter.
Cette scène fait écho à celles qui suivront juste après et qui conservent la même musique, où Uther se transforme en Duc de Cornouailles afin de posséder sa femme, on y retrouve l’enchevêtrement entre sexe et mort... Ainsi la scène de sexe est montée en parallèle avec la mort du Duc empalé (...), les cris de jouissance se mêlant alors à ceux d'agonie.
L'avenir a pris racine dans le présent
L'avènement de l'homme-dieu.

La deuxième période s'ouvre directement sur un monde christianisé, le premier plan nous laisse découvrir des chevaliers puis dans un travelling s'arrête sur un moine chrétien se tenant près de l'épée Excalibur coincée dans la roche et implorant le seigneur d'envoyer un sauveur :
Seigneur, envoie-nous un vrai roi, nous somme indignes mais la terre saigne, le peuple souffre, nous avons péché pourtant en ce jour de Pâques où Christ ressucita d'entre les morts, puisse un de ces chevaliers victorieux par les armes obtenir la grâce d'obtenir l'épée et devenir roi.
Chez les chrétiens, le jour de Pâques commémore la résurrection du Christ. Les traits communs entre Arthur et le Christ sont nombreux. Arthur est également un homme d'essence divine, enfanté à l'aide du souffle du dragon, qui a porté Uther sur la mer et lui a permis de tromper Ygraine. Boorman, tout au long du film accentuera la ressemblance physique entre Arthur et la représentation classique du Christ dans l'iconographie religieuse.
Le geste d'Arthur de détacher l'épée de la pierre dans laquelle elle est prise symbolise la naissance de l'homme-dieu, Excalibur figure l'émergence de la chrétienté (l'homme-dieu), s'émancipant des anciens dieux païens (la pierre comme symbole de la nature éternelle).

La table ronde, le paradoxe chrétien.

L'avènement de l'homme-dieu Arthur et l'unification de l'île de Bretagne est symbolisée par la création de l'ordre des chevaliers de la table ronde. La forme circulaire de la table représentant ici l'unité du pays et l'ordre des chevaliers, l'apparition de la morale chrétienne.
La table ronde et Camelot illustrent parallèlement la recherche de grandeur chez l'homme, sa soif de pouvoir dans un monde déserté par les dieux, sa recherche d'émancipation par rapport à la nature, la forme même de la table suggère une isolation nouvelle de l'humanité vis-à-vis de son environnement.
Le dieu unique vient de chasser les dieux multiples [...] c'est l'avènement des hommes et de leur univers
Lancelot est le prototype de ces nouveaux chevaliers, son apparition dans une armure étincelante montre sa pureté d'âme. On distingue rapidement chez lui la lutte intérieure qui va animer les chrétiens par la suite, celle entre leurs désirs et instincts naturels d'un côté et leur morale et aspiration à la vertu de l'autre. Car en redéfinissant la piété par rapport à un dieu qui ne se contente plus de maîtriser les éléments et forces de la Nature dont les fonctionnements échappent à la compréhension humaine mais qui porte aussi un jugement moral sur leurs actions, les chrétiens ont paradoxalement enclenché le mécanisme psychologique qui va créer chez eux le pendant négatif à la vertu, le péché, ainsi que la culpabilité qui ira de pair avec.
L'épisode où Guenièvre rejoint Lancelot dans une nature primitive montre bien cette opposition, libérés des jugements moraux de Camelot, leurs esprits et corps retournent à leur état sauvage et se laissent aller. Quand finalement Arthur plante l'épée entre les corps nus des deux amants, cela signifie autant leur condamnation par la société chrétienne que l'abandon de sa foi.
Par sa vanité, l'homme a enfanté le mal, incarné en la personne de Mordred fils d'Arthur et de sa soeur Morgane. Arthur est frappé par la foudre et plonge alors dans un état contemplatif.

La quête du Graal, l'absolution.
Les hommes se sont fait dieux et Christ nous a abandonné.
Boorman représente cette quête comme un long hiver sans fin. L'homme rattrapé par sa vanité cherche une rédemption en même temps qu'un sens aux paradoxes qu'il a soulevé en s'émancipant de la Nature.
- As-tu trouvé le secret que j'ai perdu ?
- Terre et roi sont un.
Le message divin reçu par Perceval quand il reçoit le Graal (la voix avec laquelle il dialogue s'exprime autant pour Arthur que pour le divin dont il est une représentation humaine) est un appel à recréer le lien perdu avec la Nature. Lorsqu'Arthur boit le sang du Christ contenu dans le calice (il reproduit ici le rite de la communion), il redécouvre la foi et embrasse pleinement la notion de pardon qui manquait alors à ces chrétiens primitifs, renouant avec ses compagnons : Lancelot était parti se mortifier, devenant un prêcheur mystique, Guenièvre s'était enfermée dans un couvent, tous étant sous l'emprise d'une vision tronquée de la religiosité.
Je ne savais pas combien mon âme était vide avant qu'elle ne soit remplie.
Avec la renaissance d'Arthur et de sa foi vient le printemps et sonne l'heure du combat final avec Mordred. Arthur, fort d'une unité retrouvée vaincra grâce à Excalibur qu'il enfonce dans le coeur de son fils, se faisant il se sacrifie et est mortellement touché. Son agonie est couplée avec le coucher d'un soleil rouge sang. C'est avec la mort de l'homme-dieu que la religion chrétienne se détache d'autres religions antérieures, monothéistes ou pas, en scellant l'union homme-dieu dans cette vulnérabilité profondément humaine. Mordred, qui porte un heaume en forme de soleil n'a pas compris qu'au delà de la grandeur qu'il symbolise, celui-ci meurt chaque soir en disparaissant en dessous de l'horizon, comme Arthur dont le corps est emmené dans une barque pour se confondre avec lui en une ultime communion. Ce même soleil qui chaque matin renaît alors et s'élève dans le ciel.
À travers la légende arthurienne, Boorman décrit finalement les bouleversements psychologiques qui ont eu lieu chez l'homme occidental moderne, induits par un monothéisme et une spiritualité détachés de la nature et centrés sur l'humain, créant une dynamique complexe de forces antagonistes qui agitent depuis son esprit.