Pacific Rim, Totem et Tabou

Pacific Rim est un film américain de Guillermo del Toro. Sous une patine qui doit beaucoup à la culture japonaise contemporaine, le film reste plutôt néo-classique, reprennant à son compte l'archétype narratif que sont devenues La Bataille de France et sa suite La Bataille d'Angleterre lors de la seconde guerre mondiale.
Ce schéma narratif décrit une lutte vitale et désespérée contre l'invasion d'un ennemi diabolique et disposant de moyens militaires supérieurs.
Ses composantes principales dérivent des différents discours de Churchill à cette époque. Chaque discours possède une tonalité émotionnelle particulière.

"This was their finest hour" / "We shall fight on the beaches": le film commence après une défaite (La Bataille de France) et esquisse une situation désespérée avant le début de la bataille décisive (La Bataille d'Angleterre).
"Never was so much owed by so many to so few" : les combattants sont des jeunes pilotestrès peu nombreux à cause de l'aptitude particulière que demande le combat. Ils sont prêts à se sacrifier pour la survie du groupe.
- "Blood, toil, tears, and sweat"  : un discours dramatique est prononcé par un leader devant ses troupes mobilisées. Contrairement au discours de Churchill, il se trouve chronologiquement à la fin du film, juste avant la scène d'action finale et marque un climax émotionnel.
- "Never was so much (bis)" : la victoire finale du bien contre le mal.

Au delà du respect presque parfait de ce schéma narratif, Pacific Rim est aussi symptomatique d'un certain puritanisme américain. Le critique Jacky Goldberg, le décrit comme complètement asexué.
La situation me paraît plus compliquée. Il faut d'abord considérer la dualité vie / mort à l'oeuvre dans la fiction occidentale classique ; cette dualité s'exprime par une opposition marquée chez le héros entre son désir de vie (la sexualité, la famille) et ses pulsions morbides (la recherche de la mort à travers l'action, les combats). Cette dualité est très visible dans le cinéma de Michael Mann, où les personnages sont toujours tiraillées entre ces deux composantes.
Dans Pacific Rim, la tension sexuelle n'est pas absente mais juste systématiquement refoulée et projetée dans la composante duale, celle de l'action et du combat.
A la pression et à l'énergie déployées afin de refouler cette composante sexuelle, correspond une explosion des symboles sexuels implicites dans le film. A commencer par la faille du Pacifique qui donne son titre au film.
Cette faille dont sortent les ennemis représente la matrice de l'envahisseur étranger. C'est cette faille qu'il faut boucher afin de mettre un terme à l'invasion.
Afin de relever ce défi, on se sert des Jaegers, ces robots géants qui ne peuvent se piloter qu'à plusieurs en symbiose via un pont neurologique. Les instances de cette symbiose qui nous sont montrées  dans le film correspondent à tous les types de relations que l'on retrouve au sein d'une société humaine :
- La relation hiérarchique : celle que l'on peut voir dans le Jaeger australien, avec le père et le fils.
- La relation de pair à pair : la fratrie du Jaeger chinois
- La relation au complémentaire : celle entre deux personnes de sexes opposés, avec le Jaeger russe.

C'est pour cela que le personnage de Pentecost (...) cache au héros Beckett (et à nous à travers lui) la raison pour laquelle Mako Mori ne peut pas être sa copilote.
Il y a dès le départ une tension sexuelle certaine entre Beckett et Mori ; leurs chambres se font face et dans une scène elle l'observe à travers le juda, troublée. Dans la scène de corps à corps entre les deux personnages lors de la sélection du copilote, Beckett rappelle que le combat n'en est pas réellement un mais qu'il doit faire apparaître une synergie entre les deux adversaires, une compatibilité. (La projection d'une composante à l'autre est ici très visible, presque explicite)
Pentecost fait office de père de substitution pour Beckett. Tout d'abord, il est son supérieur hiérarchique, mais s'ajoutent aussi plusieurs éléments : non seulement Pentecost est lui aussi un ancien pilote de Jaeger mais en plus il est le seul avec Beckett à avoir réussi à piloter un Jaeger seul (ce qui fait en quelque sorte de Beckett son "héritier").
Lorsque enfin Beckett et Mori pilotent le Jaeger ensemble, on comprend à travers le tunnel neuronal que Pentecost est aussi le père de substitution de Mori, qu'il a recueillie et élevée. Ainsi sont expliquées les raisons pour lesquelles il tentait d'empêcher les deux pilotes de travailler ensemble ; c'est le tabou de l'inceste qui est latent ici. Le simple paternalisme "asexué" ne pouvant à lui seul expliquer l'insistance à garder cette filiation.
Intéressant aussi, Pentecost est devenu incapable de piloter suite à sa rencontre avec Mori, irradié. C'est là encore une projection de son impuissance sexuelle dans la composante action.
Ces deux moments coïncident parce que symboliquement, il devient père, ce changement de statut doit se traduire par une désexualisation du personnage.
La symbolique de la situation est renforcée par le silence total sur les vrais parents de Mori ou sur le partenaire disparu du Jager de Pentecost. De là découle aussi l'explication de la vive colère de Pentecost quand Beckett le touche.
C'est la tension sexuelle qui guide en permanence les rapports entre les personnages combattants, comme Chuck Hansen, le fils dans le duo australien. C'est le seul qui est soumis à une relation hiérarchique parmi tous les pilotes. Cela le place dans une position d'enfant, de membre non affirmé de la communauté (Pentecost lui dit qu'il a quelques "daddy issues"). C'est pour cela qu'il cherche à provoquer Beckett qu'il admire secrètement, autant pour faire changer son statut au sein de la communauté que pour assouvir une certaine attirance envers Beckett dans un film où la seule interaction physique passe par la composante action.
A l'opposé des pilotes, les personnages scientifiques n'obéissent pas du tout à ce schéma. Parce qu'ils ne sont pas des combattants. Ils servent seulement de contrepoint comique face à la tension sexuelle présente  dans le reste du film.

Vouloir expliquer l'écrasante domination de la composante action dans le cinéma américain par la seule influence du puritanisme protestant serait peu prudent, mais il est intéressant de conjecturer sur l'importance  spectaculaire de cette composante, comme s'il s'agissait là d'une compensation, une fuite en avant pour refouler l'autre composante, mais qui n'aboutit paradoxalement qu'à la mettre plus en valeur, de par l'énergie déployée dans cette tâche.