John Boorman - 2. L'importance du sacré dans la fiction

Je crois que l'élément mythique est très fort dans mes films, et lorsque j'étais enfant, j'étais fasciné par la légende arthurienne, en partie par la légende du Graal. Mais ce n'est que lorsque j'ai lu Jung que j'ai compris l'importance des mythes, et que j'ai commencé à comprendre, comme il le fit, à quel point il était important de les préserver, de les renouveler et de les rajeunir, et que les mythes contenaient tout ce qui était important pour un peuple, non seulement pour le passé, mais aussi pour son avenir. Je me suis alors considéré comme appartenant à la tradition des conteurs dont la tâche était de transmettre ces histoires et de les maintenir en vie. Et dans mes films, j'ai été guidé par cette démarche, particulièrement influencé par les mythes celtiques et nordiques.

J. Boorman - entretien accordé à l'Irish Times, le 27 février 1982 - cité par J. Marlaud
Chaque forme de création artistique tient d’une projection de l’homme dans le domaine du divin. L’acte de créer peut être vu trivialement comme un besoin chez l’homme de perpétuer cette filiation qui l’unit au divin en s’appropriant une action qui le définit plus que toutes autres. Mais au-delà de cette analogie en rapport à la création d'un univers ou de la parenté entre le mythe et la fiction, cette dernière entretient de nombreux autres liens avec le domaine du sacré. De natures variées, ces liens continuent aujourd’hui d’irriguer les principes narratifs sur lesquels reposent une partie de la la fiction moderne.
A l’origine de la fiction et de la religion se trouve le mythe, on constate d'ailleurs que la religion et la fiction possèdent de nombreux attributs communs qui confortent cette parenté ; à la mise en place d'éléments permettant la suspension consentie de l'incrédulité répondent des procédés qui visent à stimuler et à conditionner la communion avec le sacré dans la religion (le rite, ...).
Le psychiatre Carl Jung a consacré une partie de ses travaux à mettre en évidence ce qu’il appelle les archétypes et que l’on peut définir comme une unité constante et structurante de l'inconscient collectif.
C’est à travers l’étude des mythes que Carl Jung a tenté de mettre en relief ces archétypes, sous forme de symboles et de figures, constants et universels. Dans sa psychologie analytique, le rapport au numineux joue un rôle constitutif essentiel dans la psyché humaine. Le terme numineux est emprunté au théologien Rudolf Otto qui dans son livre Le Sacré détermine les différentes composantes du rapport au sacré chez l’homme, qui varient en intensité et en nature à travers les âges et les cultures (l'adoration, l'effroi, la crainte, l'étonnement, la fascination, le vertige face à la grandeur, le sentiment du "tout autre"...).
C’est cette somme de sentiments que les mythes s’attachent à transmettre à celui qui les écoute. Aujourd’hui encore, on les retrouve distillés dans une large part de la fiction moderne. [Dans cette optique il est intéressant de constater la fictionnalisation et la dramatisation du traitement de l'actualité, en particulier sportive ; peut-être y a t-il là un désir de s'approprier certains attributs du sacré.]

A travers notamment la figure du héros antique, le mythe nous donne à voir les interactions qui existent entre l’homme et le divin, ou comment l’homme a constitué au fil de l’évolution de sa psyché sa relation avec le divin. C’est là le rôle principal des héros antiques, souvent demi-dieux, mi-dieux, mi-hommes : être la métaphore du rapport que l'homme entretient avec le sacré.
Les héros sont les élus, ceux qui sont observés, épiés et mis à l’épreuve par les dieux. Ceux-ci les aident ou posent des embûches sur leur chemin. Le destin du héros est conditionné et déterminé par les dieux. C'est la signification première de la locution Deus ex machina dans le théâtre grec antique, qui fait apparaître une figure divine afin d'aider au dénouement.
Le héros de fiction moderne conserve beaucoup des caractéristiques du héros antique ou biblique. La principale est d’avoir lui aussi une destinée, d'être observé par le divin. C’est le sens même de la fiction ; on peut aller jusqu’à considérer que sans la présence d’un dieu au sein de la diégèse, la fiction se vide d’une grande partie de sa substance. Ainsi les biopics modernes conservent un style très fortement hagiographique dans leur traitement, le but est de (presque littéralement) canoniser le sujet à travers la sélection d'éléments de sa vie, afin de créer arbitrairement un destin extraordinaire. [C'est aussi la présence du divin qui explique que James Bond soit condamné à ne pas être touché par ses adversaires lors de gun-fights.]
Ainsi le mythe du héros est un drame inconscient qui n'apparaît qu'en projection, comparable aux évènements de la parabole de la caverne de Platon. Le héros lui-même y apparaît un être qui a quelque chose de plus que le caractère humain. Il est dès l'abord caractérisé allusivement comme dieu. Il est psychologiquement un archétype du soi; sa nature divine exprime donc que le soi est aussi "numineux", c'est-à-dire presque dieu, ou qu'il participe de la nature divine.
[...]
Psychologiquement, le soi est une imago dei dont il ne peut être distingué empiriquement. Il en résulte donc une identité d'essence des deux représentations. Le héros est l'acteur de la métamorphose de Dieu dans l'homme ; il correspond à ce que j'ai appelé "la personnalité Manna". Celle-ci exerce sur la conscience une grande fascination, autrement dit le moi succombe aisément à la tentation de s'identifier au héros, ce qui provoque une inflation psychique avec toutes ses conséquences.

C.G. Jung - "Métamorphoses de l'âme et ses symboles" - traduit de l'allemand par Yves Le Lay (Éditions Le Livre de Poche)
Les courants cinématographiques que sont le néoréalisme, la Nouvelle Vague ou le nouvel Hollywood, visent en partie (de manière consciente ou pas) à jouer sur cette caractéristique ficitonnelle. En voulant injecter du réalisme et du naturalisme dans la fiction et dans sa représentation, ils forment de manière indirecte une tentative de remise en cause de l’existence de la divinité intra-diégétique, aspirant à libérer leurs personnages de la fatalité divine, leur donnant un accès illusoire au libre-arbitre, et préférant les confronter au hasard plutôt qu’aux caprices des dieux et de leurs épreuves morales.
Mais ce hasard, artificiel, possède lui aussi les attributs du numineux, il s’agit simplement d’un ajustement de la composition de la perception du sacré chez l'homme ; en diminuer les composantes morales pour les remplacer par une plus grande représentation de l'élément mystérieux... finalement une perception plus distanciée et abstraite du numineux, plus en phase avec la réalité psychologique au sortir de la seconde guerre mondiale et des bouleversements idéologiques et moraux qui suivirent.
Cette révolution n'aboutit finalement que dans son échec, et dans la mélancolie qui en découle ; celle d'avoir cerner les limites de la fiction et du constat sûrement amère de n'avoir pu en élargir le périmètre.
L'état d'errance, caractéristique des personnages de ces mouvements cinématographiques ne signifierait donc pas l'absence du sacré intra-diégétique, mais simplement son imperceptibilité chez ces nouveaux personnages. La recherche de rythmes lents, en rupture avec le cinéma classique ne fait que figurer ce changement psychologique vis-à-vis de la notion de destinée propre aux héros de fiction.
Pour que règne vraiment l'aléatoire, il faut s'écarter autrement plus des principes qui régissent la fiction car le dieu intra-diégétique n'est qu'une projection de l'auteur au sein de la diégèse [peut-être faut-il voir comme un reliquat psychologique de notre monothéisme culturel le fait qu'on attribue quasi-systématiquement la paternité d'un film à une seule personne ?]. Le supprimer totalement, c'est accepter que la fiction perde son sens, que les péripéties aléatoires s'enchainent sans finalité. On trouve des exemples de cette forme d'égarement dans un genre de fiction peu noble, le soap-opéra où l'enchaînement sans fin des péripéties a pour seul but d'alimenter un tonneau des danaïdes dramaturgique. Aucun sens à chercher ici, si ce n'est celui, totalement étranger aux problématiques intrinsèques de la fiction, de créer du contenu télévisuel, de vendre du savon, ou suivant la formule de Patrick Le Lay, "du temps de cerveau disponible".
[Modérons un peu car quelque part les soap-opéras sont ce qui se rapproche le plus de la mythologie grecque dans la fiction moderne, on y retrouve le bouillonnement incessant et furieux de la vie, ce mouvement perpétuel qui peut sembler chaotique mais dont s'échappe invariablement du sens. Finalement, je suis persuadé que même la médiocrité redondante des soap-opéras aboutit à une mise en place de mécaniques internes structurantes.]