La destinée du héros [en cours]

Quant à ceux qui appellent destin, non la situation des astres au moment de toute conception, de toute naissance, de tout commencement, mais l'enchaînement et l'ordre des causes de tout ce qui arrive, nous n'avons pas à disputer sérieusement avec eux sur ce mot, puisqu'ils attribuent cet ordre même et cet enchaînement des causes à la volonté, à la puissance du Dieu suprême dont nous avons ce sentiment juste et véritable qu'il connaît toutes choses avant qu'elles n'arrivent, et ne laisse rien qu'il n'ait prédisposé, lui de qui viennent toutes les puissances de l'homme quoique toutes les volontés de l'homme ne viennent pas de lui. C'est donc cette volonté de Dieu même dont l'irrésistible pouvoir s'étend sur tout ce qu'ils appellent destin, comme le prouvent ces vers dont Sénèque est l'auteur, si je ne me trompe : "Conduis-moi, Père souverain, dominateur de l'Olympe, conduis-moi partout où tu voudras, je t'obéis sans différer ; me voilà. Que je ne veuille pas, que je gémisse, il faut encore que je t'accompagne. Et que je souffre avec malice ce que je pourrais faire avec vertu. Le destin conduit les volontés, il entraîne les résistances." 
Saint Augustin - La Cité de Dieu, livre V, chapitre VIII
La destinée du héros de fiction romanesque inclue de manière quasi-inconsciente la notion d'un "ordre" supérieur à l'intérieur de la diégèse. En quelque sorte, la fiction ne peut fonctionner (sauf dans des cas limites) sans la présence d'un ordre moral supérieur, implicite et interne à cette fiction.
Sans cela, la notion de destinée perd toute substance et la fiction devient aussi chaotique que nous semble le réel.
Intuitivement, on peut voir que cette présence n'est qu'une projection de l'auteur de la fiction à l'intérieur même de la fiction. L'auteur demeure dans une autre réalité, au-dessus de la diégèse. Il influe sur la fiction uniquement de manière indirecte, dans le sens où il ne peut interagir directement avec ses héros ou protagonistes.
La possibilité de briser cette limitation reste un fantasme commun dans le cinéma hollywoodien ; pouvoir pénétrer dans la diégèse ou à l'inverse, voir ses éléments entrer dans notre réalité. La fréquence élevée de ce fantasme marque d'autant plus son impossibilité.
Le fait que le périmètre de ce fantasme soit restreint (relativement) aux arts romanesques visuels (bande-dessinée, cinéma, jeux vidéo) est révélateur de l'importance de l'image en tant que support de sa réalisation.

Ce fantasme de fusion de la fiction et du réel de la part de l'auteur souligne l'impuissance relative de l'auteur, qui semble à première vue posséder tous pouvoirs sur la diégèse. De plus, il est contraint à respecter une logique "romanesque" (elle-même découlant d'une logique "myhtologique") lors de sa création sans laquelle la diégèse perd toute consistance.
On voit ici poindre la filiation particulièrement marquée entre la fiction romanesque et les écritures sacrées / mythologiques. Décider au hasard du sort de ses personnages serait un non-sens, la fiction ne peut exister que comprimée dans ce carcan moral. [Lorsqu'un critique juge un film "moralisateur", il veut souvent signifier que le film suit une morale qu'il juge trop réactionnaire.]

Ce carcan se heurte lui-même à la logique "rationnelle" du spectateur, qui émerge fortement depuis la renaissance. Ainsi la logique religieuse de l'auteur se retrouve confrontée à un besoin de rationalisation de la part du spectateur vis-à-vis de la fiction.
Cette logique, scientifique, qui a remplacé peu à peu dans notre inconscient collectif occidental une logique religieuse, a besoin d'être contentée pour que l'immersion du spectateur au sein de la diégèse s'opère correctement.

Le film de John McTiernan, Last Action Hero, rend bien compte de ce besoin et de cette envie d'immersion dans la diégèse de la part de l'auteur et du spectateur, mais surtout de l'affrontement des deux logiques, religieuse ou rationnelle, au sein de la fiction romanesque actuelle.

Un film comme Avatar de James Cameron cherche à faire cohabiter ces deux logiques ; si le fil narratif obéit entièrement à une logique mythologique (la renaissance du héros) [à tel point que beaucoup se sont empressés de souligner les ressemblances narratives avec d'autres films, là où la transparence du procédé n'appelait pas à tant de trivialité dans les commentaires], l'élaboration de la diégèse obéit à une rigueur scientifique hors du commun pour une fiction ; la planète Pandora, la faune et la flore qui la compose ont été créées afin de paraître le plus réel possible, pour laisser ce sentiment au spectateur d'une réalité bien plus vaste que le cadre du film (ou celui embrassé par ses caméras).

Le détachement de la filiation entre fiction et religion semble être un des propos (plus ou moins volontaires) du cinéma d'auteur post-seconde guerre mondiale. Dans ces courants - le néo-réalisme, la nouvelle vague, le nouvel Hollywood, ... - on recherche une absence d'ordre moral supérieur à l'intérieur de la diégèse. D'où l'état d'errance qui prédomine chez leurs héros, sans destin. Le réalisme à l'oeuvre dans ces films passe avant tout par une athéisation de la fiction.
[Paradoxalement, c'est dans ces mêmes courants que l'on retrouve un attachement à l'auteur unique au cinéma, prolongement d'un monothéisme culturel un peu hors de propos dans le cadre du cinéma. En partie pour essayer de s'accrocher aux canons critiques des arts plus traditionnels.]

A l'inverse, le cinéma hollywoodien va même jusqu'à recycler sle concept théologique de la prédestination (essentiellement présent chez les protestants calvinistes) dont wikipedia France nous donne cette définition :
La prédestination est un concept théologique selon lequel Dieu, aurait choisi de toute éternité, et secrètement, ceux qui seront graciés et auront droit à la vie éternelle.
Max Weber attribue à la prédestination une place importante dans l'avancée du capitalisme dans son livre "L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme".
La prédestination telle qu'énoncée par Calvin n'est ni un fatalisme, ni une remise en cause du libre arbitre, mais plutôt un moyen de supprimer l'intermédiaire du clergé entre le croyant et Dieu.
Cette proximité au sacré est un des éléments majeurs de compréhension du cinéma hollywoodien contemporain ; à la fois dans la narration et dans la représentation (la représentation de Dieu dans le cinéma hollywoodien a supprimé toute distance jusqu'à l'absurde [dont le sommet est sûrement Légion : l'armée des Anges]).
Pour simplifier, la prédestination consiste avant tout à se croire un "Elu" - on retrouve ici des similitudes avec l'"american dream", principe où chacun peut saisir sa chance et réussir pour peu qu'il y croit (et consente à faire les sacrifices nécessaires à la concrétisation de son rêve).
Ainsi dans Kung Fu Panda, un panda orphelin obèse peut devenir un maître de Kung Fu s'il y croit, d'autant plus facilement si son maître se sert de sa boulimie pour le conditionner.
Dans la suite, on apprend que ses parents ont été eux aussi des maîtres Kung Fu, disparus en combattant le même ennemi. Apparaît lumineusement dans cet exemple la corrélation (presque paradoxale et peu évidente de prime abord) faite dans la prédestination entre la volonté et la destinée. Le mieux est encore de laisser Saint Augustin clore ce texte.
Mais de ce que l'ordre des causes est certain dans la puissance de Dieu, il ne s'ensuit pas que notre volonté perde son libre arbitre. Car nos volontés elles-mêmes sont dans l'ordre des causes, certain en Dieu, embrassé dans sa prescience, parce que les volontés humaines sont les causes des actes humains. Et assurément celui qui a la puissance de toutes les causes ne peut dans le nombre ignorer nos volontés qu'il a connues d'avance commme causes de nos actions. 
Saint Augustin - La Cité de Dieu, livre V, chapitre IX

Le corps du héros [en cours]



Cary Grant a un jour représenté la quintescence du héros moderne,
Ce corps moyen, urbain, ne se différencie des autres que par les traits de son visage, à la noblesse évidente.
Une épopque où le climax d'une séquence pouvait être un gros plan sur un visage.
Des Visages aux lignes douces et épurées, rendus irréels par le maquillage et la photographie.
Semblables à des icônes chrétiennes dont ils ne sont que le prolongement.
Une irrandiante irréalité, définitivement pervertie par l'avènement du botox et de la chirurgie,
peut-être aussi par la précision nouvelle des images dont la lumière tranche aussi précisément que le scalpel d'un chirurgien.


Ces corps d'alors nous semblent aujourd'hui tous uniformes, peut-être n'était-ce pas le cas à leurs yeux, pas de la même manière en tout cas.
Car nous portons avec nous le reflet d'une société actuelle où l'obésité comme l'anorexie sont devenus des maux banals, où l'écart-type corporel explose, où à ces corps meurtris par l'excès se joignent d'autres, anormalement sains, issus d'un dopage permanent : musculation, nutrition (le terme mis à la place d'"alimentation" marque bien le sérieux qu'est devenue la chose).

Dans "Le Sport est-il inhumain ?", R. Redeker s'interroge entre autres choses sur le corps des sportifs modernes (autre déclinaison actuelle des figures mythiques ou religieuses), sur leur spécialisation dont le but n'est plus d'accéder à la perfection mais d'en dépasser les limites jusqu'à explosion, rupture du corps stygmatisé (la traumatologie du sport connaît un essor certain), devenu outil de sa propre torture, dans une course stérile en corrélation avec l'idéologie capitaliste et sa poursuite chimérique de croissance illimitée ("plus vite, plus haut, plus fort").


En un sens, il en va de même pour le corps du héros de cinéma, poussé lui aussi dans une guerre évolutionniste, exponentielle. Le sport et les régimes alimentaires ont cédé la place à la chirurgie plastique lourde, faisant du corps un champ de bataille, sans cesse retourné, retendu, raboté. Un champ de douleur en mouvement perpétuel dont le but est paradoxalement de figer l'expression d'une jeunesse éternelle. Le prix d'une illusion qu'il faut maintenir en permanence ; les vedettes, devenues panneaux publicitaires pour prêt-à-porter quand elles ne tournent pas, sont scrutées dans les moindres détails par les magazines à la solde des mêmes marchands qui les habillent. Ici et là, on guette la déchéance corporelle, les problèmes de peaux, de poids, la faille... on cherche à démystifier ce qu'on adore pourtant religieusement. Des corps sacrifiés sur l'autel de la rationalisation.


Dans ce manège, la chaîne de l'identification entre héros et spectateur se tend jusqu'à se rompre parfois. Après décantation, il en ressort une dichotomie ; au héros de chair et de muscles tendus, se superpose désormais de plus en plus le héros "geek", trop chétif, celui-ci a substitué à son corps un avatar mécanique ou virtuel. Pour combler son retard, le héros geek se sert de prothèses, d'extensions de son corps limité. Finalement, l'accomplissement trop littéral du fantasme du corps viril transformé en machine.


- Fight Club, où des délires schyzophrènes d'un trentenaire trop normal, émerge son double fantasmé, canon des publicités, achevant ironiquement sa mue totale en "ikea boy" dégénéré.
"I felt sorry for guys packed in the gyms, trying to look like how Calvin Klein or Tommy Hilfiger said they should. Is that what a man looks like?".

- Dans le film Captain America, un jeune homme trop frêle pour s'engager dans l'armée américaine est transformé à partir d'un cocktail chimique en super soldat, bodybuildé à souhait. Etonnament, c'est la partie où le corps du héros est frêle qui a nécessité des effets spéciaux et non pas celle où il dispose d'un super corps. Ainsi dans la logique du film, le super est devenu la norme ; le début du film montre le héros non-transformé comme brimé en permanence, souffrant d'un véritable handicape social. Cette quasi-légitimation du dopage trouve un écho intéressant dans le film Avengers (dont Captain America n'est qu'une mise en bouche) où l'antagonisme entre Captain America et Iron Man est particulièrement souligné ; Iron Man est l'opposé de Captain America, brillant ingénieur, il s'est créé une prodigieuse armure métallique pour augmenter les capacités de son corps.


- Avatar nous montre un héros handicapé se ré-incarner dans un corps de guerrier extra-terrestre. Au début virtuelle, cette communion entre le héros et son avatar se concrétise littéralement à la fin du film et s'oppose à celle imparfaite entre l'homme et la machine.

La virtualisation comme ultime refuge pour le spectateur.
Neo le héros fluet de Matrix qui se convainc que la vraie vie est ailleurs, là où il peut encore agir sur les choses, tout comme Ash, l'héroïne d'Avalon.
Pendant putassier de cette aspiration, Kung fu panda, le consumérisme décomplexé et revendiqué en tant que valeur, un héros gros et bête dont la seule épaisseur en tant que personnage se résume à celle de son bide, apprend le kung-fu gràce à sa boulimie. Peu importe le réel, du moment qu'on peut s'en évader... attention au gras des chips sur la manette quand même.


Face à ces corps mécaniques ou virtuels qui transcendent l'humain, le héros viril bodybuildé semble dépassé (au moins sans pouvoirs surnaturels), ultimes instances de ce modèle, les personnages de The Expendables jouent la carte du décalage ; de ces corps trop musclés, vieux mais qui ne se relâchent toujours pas, des nerfs plutôt que de la chair, de la viande d'un gibier coursé jusqu'à la mort, on tire encore ce qu'on peut. On recycle faute de mieux ces corps devenus monstrueux, en caricatures ironiques et vaguement mélancoliques de ce qu'ils furent. Pas aussi bien que le duo Neveldine / Taylor dans Crank ou dans Gamer... qui montrent mieux que personne la dislocation du héros moderne à travers celle de la normalité d'un corps condamné d'une manière ou une autre à devenir une machine (Shinya Tsukamoto was here first).


Galaxy Quest [en cours]

Depuis toujours, la fiction hollywoodienne et le réel s'attirent et se repoussent mutuellement dans un ballet dont il semble bien difficile de déterminer les forces agitatrices.
Aussi le rapport fiction / réalité est un des thèmes majeurs du cinéma hollywoodien, du Magicien d'Oz qui esquisse Dorothy comme une spectatrice pénétrant la  diégèse, au mélancolique L'Homme qui tua Liberty Valance et sa maxime "When the legend becomes fact, print the legend" en passant par Fenêtre sur cour.
C'est là un cinéma introspectif, fasciné par lui-même, qui ne cesse de s'interroger sur le pouvoir de l'image, la force de l'illusion qu'il crée vis-à-vis du spectateur ; un miroir toujours plus parfait d'une réalité dont il a depuis longtemps cessé d'être un simple succédané.

Le film de Zapruder tourné lors de l'assassinat de Kennedy marque une cassure traumatisante dans ce processus d'idéalisation, la fin de la toute puissance de l'image dans la civilisation américaine. Ces quelques photogrammes tremblants sont à la culture américaine ce que la bouchée d'Adam dans le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal est à l'Homme dans la Bible, un éveil des plus douloureux.
(J.B. Thoret y a consacré un livre : 26 secondes : L'Amérique éclaboussée. L'assassinat de JFK et le cinéma américain.)
Cette remise en question, cette prise de consience de la nature pronfondément complexe et ambivalente de l'image a donné naissance à une riche tradition analytique où l'image est sans cesse interrogée, désacralisée quant à sa capacité à recréer le réel et à s'y substituer. Notablement Brian de Palma, dont le cinéma tout en faux-semblants doit au moins autant au film de Dallas qu'à Hitchcock.


Peu à peu, il a émergé une forme plus ludique de ces manipulations de laborantins entre fiction et réel. L'immersion de l'une dans l'autre et inversement afin d'en souligner les contrastes et similitudes.
Last Action Hero, Enchanted, Jumanji, The Last Starfighter, Moulin Rouge (et sa scène finale où fiction et réel se confondent tragiquement sur l'étroite scène du Moulin), La Rose pourpre du Caire, tous sont autant d'instances ou de variations d'un même motif.

Galaxy Quest, comédie de science-fiction, appartient pleinement à cette tradition. Le film prend place des années après l'arrêt de la diffusion de la série de science-fiction Galaxy Quest. De conventions de science-fiction en opérations promotionnelles sur des parkings de supermarchés, les anciens acteurs, stars déchues, tentent avec cynisme de monnayer  l'enthousiasme des derniers fans.
L'action bascule lorsque Jason Nesmith (Tim Allen), l'acteur qui interprète le commandant Quincy Taggart dans la série, se retrouve embarqué dans un vasseau spatial par des extraterrestres, les Thermiens. Pour eux, qui ne connaissent ni le mensonge, ni la fiction, la série Galaxy Quest relate les vraies aventures ("historical documents") d'un équipage de la confédération. Après un rapide aller-retour sur Terre, il est rejoint par le reste de son équipage factice pour essayer de sauver les Thermiens de l'extermination face à leur ennemi juré, Sarris.


On voit là transparaître le thème du film ; la confusion réel / fiction chez le spectateur, l'incrédulité, qui chez le spectateur moderne est volontairement suspendue suivant l'expression consacrée de Coleridge qui constitue pour lui le fondement de la foi ambigue du spectateur envers la fiction.
Enthousiasmés par l'harmonie qui règne au sein de l'équipage de la série, les Thermiens se sont inspirés des technologies et du mode de vie développés par ses créateurs ; plagiant chaque détails montrés à l'écran, comblant les vides originaux laissés inexpliqués par inadvertance ou par facilité scénaristque.

Ce comportement des Thermiens fait échos aux fans aperçus dans la convention de science-fiction de la séquence d'ouverture, à leur désir d'immersion dans la diégèse.
Comme eux, ils tentent de recréer la diégèse au plus proche de l'image qu'ils s'en font.
Mais là où les fans sont des succédanés de piètre qualité, des caricatures un peu ratées et inabouties de leurs modèles, les Thermiens sont des copies améliorées des personnages de la série, dont ils dépassent même la nature fictive. Là où les fans sont condamnés à recréer un reflet dégradé de la fiction dans le réel, soulignant ainsi ironiquement la frontière entre les deux, les Thermiens en livrent une version augmentée dans ce même réel dans lequel se déverse la fiction avec une fluidité parfaite.


En ce sens, Galaxy Quest est une variation particulièrement complexe et tordue du motif thématique évoqué plus haut ; là où normalement c'est la fiction qui tend à imiter le réel, le schéma est cette fois-ci inversé ; le référent est ici une fiction, la série originelle - elle même une joyeuse caricature de la série Star Trek - qui nous est montrée comme une série particulièrement peu crédible : effets spéciaux dépassés et risibles, interprétation cheap des acteurs, écriture médiocre, ...
Ce référent, ô combien imparfait, sert de matrice autant aux costumes des fans de conventions qu'au vaisseau spatial thermien. Dans les deux cas, la réalité des fans ou des Thermiens, tour-à-tour pathétique ou grandiose, est générée par la série.

En voyant le film, on pense à The Invention of Lying ; dans deux les films les héros sont plongés dans une diégèse où le mensonge et la fiction n'existent pas, où, de leurs mensonges nait la réalité dans l'esprit de ceux à qui ils s'adressent ; il n'y a plus de limites ou de filtres entre leur inventions et leur réalisation dans l'esprit des gens. Ce faisant ils accèdent à un statut quasi-divin ; ils deviennent des auteurs de réalité, une réalité qui peut dès lors être vue comme une "super-fiction".
Dans The Invention of Lying, le parralèle entre fiction et religion, Dieu et auteur, est directement suggéré puisque le personnage de Mark Bellinson est un scénariste (de documentaires historiques  - on retrouve la même notion dans Galaxy Quest - puisque la fiction n'existe pas) qui invente par mégarde la religion en voulant réconforter sa mère sur son lit de mort.


La série Galaxy Quest en elle-même n'est pas vraie ou crédible, ce sont les esprits des spectateurs thermiens ou humains qui lui donnent une consistance... Les Thermiens ne servent ici qu'à imager ce processus mental à l'oeuvre chez le spectateur humain ; d'ailleurs, ils nous sont d'abord présentés comme des fans parmis tant d'autre dans convention S.-F. de la scène d'ouverture. 
Sarris explique bien la nature profonde de ce que sont les Thermiens : ils sont semblables à des enfants face à la fiction, dans la manière intense qu'ils ont de se projeter dans la diégèse, sans aucune retenue. "Explain as you would a child" dit-il lorsqu'il demande à Jason Nesmith de révéler la supercherie à Malthasar, le leader des Thermiens. On voit là une des caractéristiques des rapports entre acteurs et Thermiens ; la peur chez les acteurs de briser l'illusion des Thermiens. La chose est surtout vraie pour Jason Nesmith qui interprète le héros et personnage central de la série. Son insistance à se réfugier derrière les qualités exacerbées de Taggart ne sert qu'à masquer (y-compris à ses yeux) sa propre superficialité. "Why are you listening to this fellow ? He's wearing a costume not a uniform" dit Alexander Dane, ancien acteur shakespearien qui, à contrario, considère son rôle du professeur Lazarus comme une déchéance professionnelle. Ainsi, la réplique culte de son personnage, leitmotiv que ses fans, humains ou thermiens, ne cessent de lui répéter en hommage, déclenche irrémédiablement chez lui une exaspération qu'il peine à cacher. Au travers du destin tragique d'un jeune officier thermien, il prendra conscience de la consistance de son personnage, du potentiel dramatique de cet univers fictif qu'il méprisait surtout à travers ses fans, trop éloignés des conventions de la culture institutionnelle, mais emplis d'une passion bien réelle. Cette aventure lui permet de rentrer dans leur imaginaire, d'en découvrir la force de projection à partir d'un matériau pourtant bien pauvre, tout comme l'enfant s'amuse d'un simple bâton, duquel il peut faire une épée de pirate aussi bien qu'une raquette de tennis.
Comble de ce mécanisme à l'oeuvre dans le film ; l'Omega 13, un mystérieux dispositif extraterrestre trouvé par l'équipage dans la série. Il y fait figure d'arlésienne, les scénaristes n'ayant pas eu le temps de lui attribuer de véritables fonctions (autre que de servir de Deux ex machina paresseux dans le dernier épisode afin de sortir l'équipage d'une situation désespérée). Ainsi aucun des acteurs n'est en mesure d'expliquer le rôle de l'objet, qui a pourtant été récupéré par les Thermiens, achevant de démontrer que le monde des Thermiens n'est qu'une métaphore de l'imaginaire des fans de la série. C'est grâce aux fans, aux informations et rumeurs qu'ils ont précieusement recueillies et qui leur ont permis de bâtir des hypothèses quant au rôle de l'Omega 13 que le commandant Taggart, guidé depuis la Terre, découvrira à quoi sert l'objet qu'il pourra dès lors utiliser afin de battre Sarris.


Les Thermiens figurent aussi une autre caractéristique du spectateur moderne, celui dont la logique repose davantage sur la logique scientifique que celle de la religion. Un spectateur qui a besoin de rationaliser la fiction pour pouvoir s'y projeter pleinement, ce même spectateur que moquait gentiment Last Action Hero.
Les fictions ne cessent d'évoluer afin de combler le spectateur moderne en ce sens, tout en gardant des mécanismes narratifs propres à la religion et au mythe.
[Ce spectateur moderne trouve sûrement ses lointaines racines avec Galilée et son étude topologique sur l'Enfer de Dante.]
Cette mentalité explique l'explosion de la diégèse aujourd'hui ; des films comme Avatar proposent une diégèse tellement vaste que le spectateur sait d'instinct (en partie grâce au marketing et à la communication faite autour du film, utilisés avec une cohérence peu commune) qu'elle va au-delà de ce que le montage du film lui permet de voir, figurant ainsi une simple lucarne sur un monde bien plus vaste. C'est là la force du projet de James Cameron, dans son ambition (proprement démiurgique) de transcender la fiction, de lui permettre de "rivaliser" avec le réel.

L'humour du film repose en partie sur ce mille-feuille de réel et de fiction, cette mise en abyme qui ne l'épargne pas lui non plus (ni nous, ses spectateurs) : la crédibilité du film repose sur le différentiel entre ses effets spéciaux (de facture correcte) et ceux de la série, complètement dépassés.
C'est nous, les spectateurs finaux, qui somment ainsi interrogés ; la réalité créée par les Thermiens nous paraît crédible parce que les effets spéciaux le sont en comparaison avec ceux de la série originale.


Le personnage de Guy (superbe Sam Rockwell) est symptomatique de cet humour ; il est le seul acteur embarqué dans l'aventure à ne pas être un personnage récurrent de la série, mais un simple figurant ("crew member number 6") ; son attitude pessimiste lui fait considérer, suivant la situation, soit les règles de la réalité soit celles de la fiction ; ainsi il craint de mourir car il n'est qu'un simple figurant sacrifié avant une coupure publicitaire afin de redonner un peu de souffle dramatique dans un épisode de la série et d'un autre côté, lorsque le Sergent Chen ouvre spontanément la porte d'une navette alors qu'ils viennent d'atterrir sur une planète inconnue, il crie : "Hey ! It's an alien planet ! Is there air ? You don't know !", réaction en décalage certain avec la physique plutôt conciliante de ce genre de série.
D'un côté, il s'inquiète de ne pas être un héros prédestiné, de ne pas rentrer dans le carcan du héros de fiction, de l'autre il s'inquiète aussi des dangers "réalistes" de leur aventure. 

Les personnages sont coincés dans cet entre-deux, et suivant la convenance des scénaristes du film et l'effet comique apporté, s'appliquent aléatoirement les règles du réel ou de la fiction (le décollage du vaisseau hors de la station orbitale en est le parfait exemple ; où le pilote / acteur Tommy Weber  réussit la manoeuvre mais non sans rayer l'avant du vaisseau contre la paroi de la station).
Pour s'en extraire, les acteurs vont ironiquement devenir de "vrais héros de fiction" (avec toute la confusion que porte en elle cette expression), suivre le schéma archétypal du héros.
Lorsqu'à la fin du film, le vaisseau s'écrase sur la scène de la convention, il faut y voir un symbole de la puissance de la foi des spectateurs, qui ressucitent la série par leur enthousiasme ; la série est vivante parce que des spectateurs se projettent en elle. La série renaît de ses cendres, réel et fiction se séparent à nouveau après s'être confondus totalement l'espace d'un instant ; la matrice (la série) est regénérée par ce qu'elle avait elle-même générée auparavant (les fans et les Thermiens).
Ultimes entrelacements entre réel et fiction ; le générique de fin du film est le générique de début de la nouvelle série, remise au goût du jour, avec un nouveau personnage, Guy, qui tient le rôle qu'il occupait dans le film, celui du comique.

Sur Neveldine / Taylor [en cours]

Les films de Nevledine / Taylor me laissent le même sentiment que ce clip de Lady Gaga, Telephone, réalisé par Jonas Åkerlund.
On oscille entre caricature et continuité d'un genre donné ; le clip de musique pop dans le cas de Telephone, le cinéma d'action pour les films de Neveldine / Taylor.
Un glissement par moment presque imperceptible. Un désaxage, comme la Terre dans Southland Tales de Rihard Kelly, film dont le clip de Lady Gaga semble s'être échappé, séquence partie contaminer le réel.
Une inflation boulimique des codes jusqu'au ridicule, jusqu'à l'écoeurement volontaire.
Une frénésie cathartique de signaux.
Ainsi dans Crank 1 et 2, le héros est condamné à l'action s'il veut survivre. Sans arrêt, il doit se provoquer des poussées d'adrénaline. Course désespérée qui n'est pas sans rappeler l'astucieux Speed de Jan de Bont.
Le champ-contrechamp n'est pas assez rapide pour suivre le rythme ; split screens et même incrustation du médecin qui dialogue par téléphone avec Chev Chelios sur un des murs du couloir qu'il traverse en courant.
Caricatures moqueuses du cinéma d'action ou instances ultimes, décomplexées, qui cherchent à repousser à grands coups de tête les parois d'un genre ?
Les deux me vont.
La pauvreté et la vulgarité plastiques assumées qui, une fois le regard apprivoisé, sonnent baroque.
Les castings : Nicolas Cage, Gerard Butler, Jason Statham ; l'outrance, l'excès comme nouvelle norme du jeu, le cri comme posture, dialogue ultimes.
Et la Californie toujours, temple de l'hyperréalité de Baudrillard. Los Angeles, ville pornographique, sans bornes, qui s'étend comme un cancer, autocontaminée.
Chev Chelios la parcoure à la manière du jeu vidéo Grand Theft Auto, vols de véhicules compris.
Les jeux vidéo comme nouvelle frontière du cinéma ; dans Gamer, tout se mélange ; télé, jeux, réel... une orgie de spectaculaire ; du sang et du sexe.
Plus que du sexe en fait, du porno. Dans Crank, Chev Chelios prend sa copine dans la rue sous les regards des touristes avides, illustration moqueuse du spectateur actuel.
Tout montrer, jusqu'au délavement de la représentation.
Tout dévoiler, creuser jusqu'aux boyaux, tout voir jusqu'à en vomir ses tripes, expurger, se laver de la junk food ingurgitée ; eucharistie du spectacle et du spectateur, transsubstantiation d'un boyau l'autre.
 Une image qui résume tout leur cinéma : dans Crank 2, lors d'un gun fight, une stripteaseuse prend des balles dans la poitrine, le silicone en jaillit à la place du sang.

Slavoj Žižek et Avatar [en cours]

Lors de la sortie d'Avatar de James Cameron, les Cahiers du Cinéma ont publié un texte sur le film, écrit par le philosophe et psychanalyste lacanien Slavoj Žižek. Il y dénonce d'une part le "marxisme hollywoodien" de J. Cameron, qu'il juge désuet, et d'autre part l'inconsistance du discours sur le rapport réel / fantasme véhiculé par le film.
En introduction, les éditeurs de la revue nous présente le texte comme le prélude à un futur entretien de son auteur par les Cahiers, programmé pour le mois suivant.

Le texte et l'entretien sont intéressants à plus d'un titre ; d'abord parce que S. Žižek est un intellectuel brillant et provocateur. Très médiatique, il est une des vedettes actuelles de la philosophie. Ce qui ne va pas sans controverses, notamment avec le théoricien du cinéma David Bordwell.
Spécialisé dans les super-auteurs (Alfred Hitchcock, David Lynch, Krzysztof Kieslowski ou Andrei Tarkovski), sa perception du cinéma de J. Cameron avait tout pour intriguer à priori tant ce dernier représente à la fois l'aboutissement mais aussi le surpassement, la distorsion de la notion d'auteur au cinéma telle qu'énoncée et défendue par la critique institutionnelle depuis soixante ans.
Au fur et à mesure de l'avancement de sa carrière, J. Cameron a poussé cette notion théorique dans ses retranchements. L'étirant, la déformant jusqu'à l'éclatement que peut figurer Avatar (aidé en cela par la puissance industrielle hollywoodienne qui singulièrement ne semble pouvoir engendrer que des super-auteurs pourvus de moyens démiurgiques, ou à l'opposé un cinéma sans auteurs résultant d'un processus collectif, industriel et marketing).
[...] il existe une constante de l'imagination et du goût américains moyens pour qui le passé doit être conservé et célébré sous la forme de la copie absolue, format réel, à l'échelle 1/1 : une philosophie de l'immortalité avec duplicata. Elle domine le rapport des Américains avec eux-mêmes, avec leur propre passé, rarement avec le présent, toujours avec l'histoire, et à la limite avec la tradition européenne.
Voyage dans l'hyperréalité - Les Forteresses de la solitude. Umberto Eco - 1975.
J. Cameron avance sans référents. Sa capacité à transfigurer l'industrie cinématographique pour chacun de ces films est sidérante. Titanic ou Avatar en sont les parfaites illustrations. Pour Titanic, à l'instar de la ville de Las Vegas dont certains éléments architecturaux typiques reprennent les plus célèbres monuments mondiaux, il a fait construire une maquette quasiment à l'échelle. La production a financé une expédition sous-marine afin de filmer l'épave qui repose à 3700 m sous la surface de l'océan Atlantique et dont les images ont été intégrées dans le film. S. Žižek ne relève pas, mais c'est exactement le phénomène de construction qu'il admire chez Hitchcock : cette capacité à construire une œuvre autour d'éléments déconnectés de toutes idées narratives, des briques qui seront au final masquées par l'ensemble.
Ce fut pour moi comme une révélation lorsque j'ai lu qu'Hitchcock disait lui-même qu'il ne commençait pas un film par une idée narrative mais par un élément visuel, une idée de scène ou un mouvement de caméra, et qu'ensuite il construisait une histoire qui lui permettait d'utiliser ces éléments formels.
Avec Avatar, J. Cameron a créé une langue en collaboration avec des linguistes, il a pensé un écosystème cohérent pour la planète Pandora, il a remis au goût du jour la 3D pour faciliter l'immersion du spectateur dans son nouvel univers (là où elle n'est qu'un gadget marketing dans un film comme Prometheus de Ridley Scott).
J. Cameron n'est plus un réalisateur, il est un créateur d'univers. Il y a chez lui un jusqu'au-boutisme typiquement nord-américain, un premier degré quant à l'appréhension de sa fonction de créateur qui trahissent un rapport fascinant au réel et un décalage certain avec la culture européenne. [Sur ce point, on pourrait l'opposer à l'Autrichien Michael Haneke qui continue de disséquer froidement la fiction à la manière d'un médecine légiste.]
[Peut-être est-ce cette posture ô combien rare à notre époque où l'on "intertextualise" et ironise à tout va la fiction, où il semble impossible de créer une image sans en salir une autre que S. Žižek trouve désuète chez J. Cameron ?]
En cela, la confrontation entre le postmodernisme auto-hypnotique d'un intellectuel européen et le pragmatisme de J. Cameron, son absence totale de distance ironique semblait l'assurance d'une saisissante analyse.
Seulement, S. Žižek ne s'est pas donné la peine de voir le film avant d'écrire son texte [beau symbole d'aveuglement]. Il s'en explique (non sans une part de mauvaise foi et avec force arguments d'autorité qui le font pour un temps paraître comme un enfant réfugié derrière ses figures tutélaires) au début de l'interview parue le mois suivant, devant des rédacteurs des Cahiers du cinéma visiblement médusés.
Je suis un bon lacanien, et pour les lacaniens, l'idée c'est suffisant. On doit faire confiance à la théorie, non ? Avatar, je n'ai pas eu le temps de le voir, mais j'irai, promis, et ensuite j'écrirai un autre texte dans la plus pure tradition stalinienne: "Éléments d'autocritique" !
[...] Parfois, je lis quelque chose sur des films, je vois quelques fragments, et une idée me vient. Et j'ai peur que la vision du film perturbe cette idée. Alors, en bon hégélien, entre l'idée et la réalité, je choisis l'idée.
On retrouve là tout le paradoxe de la pensée critique sur le cinéma ; une réflexion qui n'a même plus besoin de son objet d'étude pour se développer. Un détachement tout en convulsions psychanalytiques, en méta-analyses (qui ont "contaminées" le cinéma lui-même).
Tel est l'état des choses, où le système a fait main basse sur tous les dispositifs de simulation, de parodie, d'ironie, d’auto-dérision - sur tout le négatif et la pensée critique -, ne laissant à celle-ci que le fantôme de la vérité.
Jean Baudrillard - Le mal ventriloque
Le premier axe de la critique de Žižek sur Avatar porte sur le rapport au fantasme ; en comparant le film à Matrix ou Clones, il reproche à Avatar le fait que son héros choisisse le fantasme et non pas la réalité. Žižek a préalablement établi une dichotomie réel / fantasme du fait que le héros change de corps entre les deux "réalités" du film.
Ce qu'il faut donc avoir à l'esprit, c'est que si le récit d'Avatar est censé se dérouler dans une "même" réalité, nous avons affaire - au niveau de l'économie symbolique sous-jacente - à deux réalités : le monde ordinaire du colonialisme impérialiste et [...] le monde fantastique des aborigènes.
[...]
Il faut donc lire la fin du film comme la fuite désespérée du héros qui n'a pas d'autre choix que de migrer de la véritable réalité vers le monde fantastique - comme si dans Matrix, Néo décidait de s'immerger à nouveau totalement dans la matrice.
Par la suite, il reproche au film (qu'il n'a pas vu certes...) l'impuissance du héros à changer le fantasme. Ce qui est (trop ?) littéralement le propos du film : l'opposition entre un spectateur de cinéma impuissant face à la fiction et l'émergence d'un nouveau spectateur "augmenté" : le joueur de jeu vidéo qui évolue dans un monde interactif. Le joueur est lui-même idéalisé par J. Cameron tant l'interaction avec la fiction dans les jeux vidéo relève encore de l'illusion. 
Même si la réalité est "plus réelle" que la fantaisie, elle a besoin de la fantaisie pour retenir sa cohérence : si nous ôtons à la réalité la fantaisie, son cadre fantasmatique, elle perdra sa cohérence et se désintégrera. Conclusion l'alternative "accepter la réalité ou choisir la fantaisie" est fausse, ce que Lacan appelle la traversée du fantasme n'a rien à voir avec le renoncement aux illusions et l'acceptation de la réalité telle qu'elle est. [...] Si nous voulons vraiment changer ou fuir notre réalité sociale, la première chose à faire est de changer les fantaisies qui nous permettent de nous intégrer à cette réalité ; or c'est parce que le héros de Avatar ne fait pas cela que nous pouvons dire que sa position subjective est celle que Lacan, à propose de Sade, énonce comme la dupe de son fantasme.
C'est dans ce constat qu'on aperçoit le mieux le décalage entre le film de J. Cameron et son appréhension par S. Žižek. Žižek ne voit dans le film qu'un grossier empaquetage sans auteur, un film dépassé au niveau de la narration et arborant un système archétypale trop appuyé.
S. Žižek semble hermétique à l'approche pragmatique de J. Cameron sur les problématiques du réel. Quand J. Cameron crée un "univers", il le fait avec une littéralité désormais hors de portée d'un S. Žižek englué dans les abymes de sa réflexion. Le "monde" dans lequel l'affiche d'Avatar nous invite à entrer est une "véritable" planète pour J. Cameron. Véritable sémantiquement (monde / planète), mais aussi par le degré de développement de la diégèse, qui est insaisissable dans sa globalité pour le spectateur : il ne s'agit plus de simples décors qui obstruent le cadre pour masquer que rien n'existe hors-champ mais d'un système complexe et dynamique dont le spectateur a conscience - en partie grâce au marketing, à la communication promotionnelle faite sur la préparation et la réalisation du film - de ne pouvoir l'explorer que de manière parcellaire.
Dans sa démarche J. Cameron s'oppose ainsi à une partie du cinéma qui se veut toujours plus distanciée, au prix d'une baisse certaine de l'intensité dramatique [y-compris de manière complètement illogique : j'avais déjà parlé du Robin Hood de Ridley Scott, où toute la tension précédant la bataille finale est évacuée en un dialogue entre le roi et Robin].
J. Cameron cherche par tous les moyens à "augmenter" le cinéma, au point d'en atteindre les limites de résistance à la déformation. Il essaye désespérément d'abolir la frontière entre la fiction et le réel, mais même en ajoutant une nouvelle dimension à son image, le média est trop limité pour son ambition.
Tous les efforts déployés à la création d'un univers vivant et réaliste sont ruinés par la condition passive du spectateur. Autant dans ses capacités spatiales que temporelles, le spectateur de cinéma est contraint, à l'instar du héros du film, handicapé. Dans ce cadre, la troisième dimension censée apporter une plus grande immersion dans l'univers du film fait office de pâle succédané en comparaison avec le caisson qui permet à Jake Sully de contrôler l'avatar.
Avec Avatar, J. Cameron lorgne désormais vers les nouveaux médias qui permettent de dépasser les limitations du cinéma ; les séries télévisées qui offrent une durée d'immersion du spectateur bien plus grande que ne le permet un long métrage : J. Cameron envisage ainsi de réaliser encore trois nouveaux films se déroulant dans la diégèse d'Avatar [il serait infondé de dire que Cameron s'inspire des séries, mais il aspire en tout cas à une durée que ne peux pas offrir un long métrage].

Le film semble de manière plus évidente tourné vers les jeux vidéos : Jake Sully n'est plus un spectateur mais un acteur du monde qu'il explore, il contrôle son avatar à la manière d'un joueur, permettant une immersion totale [voir les plans en caméra subjective la première fois où il prend le contrôle de son avatar].
Ainsi beaucoup d'éléments du film empruntent au jeu vidéo ; à commencer par son esthétique [l'esthétique du jeu vidéo reste encore pour beaucoup synonyme de laideur, de pauvreté plastique. Peut-être à cause des faibles capacités de rendus en temps réel de ses débuts en 3D ou la compétition technologique qui a longtemps prévalue, donnant à certains jeux un aspect tape-à-l'oeil. Quoi qu'il en soit la comparaison avec l'esthétique d'un jeu vidéo est souvent lancée pour dénigrer le production design d'un film, même si on parierait volontiers sur la dissipation progressive d'une telle argumentation.] et des mouvement de caméra qui donnent à certaines scènes l'aspect des cinématiques qui servent à introduire un nouveau niveau au joueur (elles-mêmes souvent inspirées par le cinéma).
La progression archétypale du héros renvoie elle aussi au jeu vidéo, l'histoire est parcourue de références à l'apprentissage et à la renaissance du héros, les archétypes les plus évidents dans ce média. Cette insistance rappelle les multiples renaissances auxquelles sera confronté le joueur avant de maîtriser son avatar au sein des niveaux qu'il doit parcourir [une jolie compilation sur la mort dans les jeux vidéo souligne mélancoliquement son importance dans le jeu vidéo].
[Cette posture de J. Cameron s'oppose quelque part à une nouvelle tendance dans les gameplays qui cherchent à cinématographier les jeux afin d'en rendre la progression plus fluide et plus "réaliste". Beaucoup de jeux récents ont tendance à supprimer la répétition des morts / renaissances qui accompagnait l'apprentissage. Désormais le joueur voit souvent sa barre d'énergie remonter automatiquement s'il se met à l’abri. Une des plus belles idées du genre provient du jeu Prince of Persia : The Sands of Time, où le héros dispose d'une dague lui permettant de remonter le temps de quelques secondes.]
-"une vie s'achève, une autre commence" dit le héros, phrase aux significations multiples puisque la vie qui s'achève vaut autant pour celle de son frère jumeau décédé que pour la vie terrestre de Jake et sa condition de handicapé. A un autre niveau, je ne peux m'empêcher d'y voir une allusion à la fin du cinéma traditionnel et au commencement de quelque chose de nouveau, une annonce de l'ambition de J. Cameron.
-La symbolique de la gestation à travers le caisson cryogénique durant le voyage interstellaire ; le caisson dans lequel a grandi l'avatar puis le caisson qui permet de s'interfacer avec l'avatar y font écho.
- La première renaissance se situe donc dès qu'il sort du caisson de cryogénisation ; on ne se rend pas immédiatement compte qu'il est handicapé à cause de l'apesanteur, cela participe d'une progression dans lequel on le verra progressivement retrouver l'usage de ses jambes, d'abord en passant par des artifices comme l'apesanteur, puis par l'intermédiaire de l'avatar.
-La deuxième renaissance à travers la prise de contrôle de l'Avatar, qui permet à Jake de retrouver des jambes. Jake est traité comme un enfant par ses collègues de travail ou sa supérieure. Il est toujours présenté comme celui qui doit apprendre.
-La troisième renaissance en tant que guerrier Na'vi ("les Na'vi disent que chaque personne nait deux fois").
Une fois l'initiation terminée, s'en suit une cérémonie. Avant cela, Jake sera là encore considéré comme un enfant par  Neytiri. "Tu es comme un enfant" lui répète-t-elle.
-La quatrième et dernière renaissance, en tant que Na'vi à part entière, après le transfert définitif de sa conscience dans le corps de son avatar.
C'est la dernière renaissance de Jake, c'est la phase finale de son apprentissage, il change cette fois-ci de corps pour une véritable ré-incarnation après avoir réussi l'épreuve finale de son apprentissage en chassant les Terriens.
Chaque renaissance est soulignée par un plan où l'on peut voir Jake ouvrir les yeux. C'est un plan similaire qui clôture le film.
Comme les hardcore gamers immergés dans leur jeu, Jake en oublie de se nourrir. Grace Augustine le sermone, à l'image d'une mère inquiète du mode de vie de son adolescent.
La détermination de J. Cameron à créer un monde entièrement organisé en réseau est symptomatique de cette volonté de mimer (à défaut d'autre chose) le réseau internet et ses nombreuses possibilités d'interaction. Sur Pandora, toute interaction fonctionne par le biais du réseau. Qu'il s'agisse de chevaucher un cheval ou un dragon, ou bien encore de relation sexuelle ou de communication avec les ancêtres / archives, tout passe par le branchement d'un port organique "standardisé".
Tous les éléments du film ne font qu'en souligner les possibilités restreintes. C'est là le sens qu'il faut donner à la transformation finale de Jake Sully en guerrier Na'vi, à sa plongée dans le fantasme, à cette fusion entre la réalité et le fantasme (magistralement illustrée par la scène où Neytiri prend dans ses bras le chétif Jake Sully - "je te vois" ; la volonté farouche de J. Cameron à dépasser la forme traditionnelle du cinéma pour explorer les possibilités offertes par les nouveaux médias (séries, jeux vidéo, internet).
[Cette fusion avec le réseau de Pandora s'effectue progressivement, à travers les différentes renaissances de Jake Sully mais aussi avec la confusion entre les deux réalités qui s'installe progressivement dans son esprit. Pour illustrer cette confusion, J. Cameron nous présente la réalité "humaine" avec de plus en plus de distance, notamment par l'ajout de filtres intermédiaires tels que la caméra du journal de bord].

J. Cameron rejoint ainsi pleinement Mamoru Oshii, le réalisateur de Ghost In The Shell dont l'héroïne, le major Kusanagi finit par fusionner avec l'entité artificielle qu'elle pourchasse, accédant à une nouvelle réalité au sein du réseau informatique. Prolongement de Kusanagi, l'héroïne d'Avalon finit elle aussi par passer de l'autre côté du miroir en accédant au niveau caché du jeu Avalon. Ce niveau est filmé de manière réaliste et sans aucun filtre, contrastant avec le formalisme maniéré et la distanciation utilisés pour montrer la "vraie vie" et les autres niveaux ; l'héroïne a atteint sa propre réalité, s'émancipant de celle qui nous est commune, filmée par Oshii comme une coquille vide sans substance, peuplée de silhouettes figées dans le métro ou aux fenêtres.
[C'est dans cette optique d'accession à une nouvelle réalité que la redondance archétypale sur la renaissance prend tout son sens.]
On pense aussi à l'univers transmédia de Matrix, à la volonté des frères Wachowski de développer leur diégèse à travers différents médias, sans que l'un ne soit le faire valoir d'un autre [dans la mesure du possible, en tout cas largement moins que les autres déclinaisons du cinéma hollywoodien].

"Une réalité imaginée aussi parfaite soit-elle, nous déçoit, précisément à cause de sa perfection". Pour Žižek, le fantasme est trop parfait. Il ne le sera jamais assez pour Cameron. En ce sens, S. Žižek, sentencieux, se refuse à regarder l'entreprise de J. Cameron. Quelque part à raison, car sa tentative pour transcender le cinéma est un échec relatif. Mais c'est justement sur cet acharnement presque donquichottesque qu'on attendait l'analyse du philosophe (Žižek se trompe de combat, il parle encore de cinéma tandis que Cameron a déjà les yeux rivés au-delà).

A la place, il développe une critique attendue et générique du "marxisme hollywoodien" de Cameron, de son rousseauisme. Sans jamais s'interroger sur la place complexe et conflictuelle qu'occupe la technologie chez l'auteur de Terminator. Hérault de l'expérimentation technologique de pointe, ses films traitent souvent de la crainte de cette même technologie, de cet enfant que l'on pressent aussi merveilleux qu'incontrôlable et qui signera à terme notre propre obsolescence. A l’opposé, se trouve la mélancolie vis-à-vis d'une mère nature de laquelle l'homme s'est émancipé. Fantasmée car désormais inatteignable, idéalisée en notre mémoire par le processus du deuil. L'interrogation de Žižek sur la blancheur du héros, presque idéologiquement suspecte et forcément raciste à ses yeux, témoigne de sa volonté à ne pas entendre le film qui se place du point de vue de l'homme occidental, à ne pas voir l’écartèlement moral dans lequel celui-ci se trouve. Le film inverse le dispositif des invasions extraterrestres de l'industrie hollywoodienne. Opposition plus virulente qu'il n'y paraît vu d'Europe où J. Cameron convoque l'histoire américaine pour mettre en lumière l'actualité géopolitique ; il met face à face une réminiscence de la confrontation entre colons européens et indiens d'Amérique avec une inversion du schéma - désormais classique - de l'invasion extraterrestre et du pillage des ressources. Ce faisant, il force l'identification du spectateur américain sur l'envahisseur, à l'inverse des blockbusters contemporains qui le placent dans la situation du défenseur du territoire sacré, occultant en un singulier refoulement inconscient et schizophrénique que l'image de l'envahisseur étranger, pilleur de ressources et technologiquement supérieur figure pour le reste du monde l'armée américaine au Moyen-Orient.

S. Žižek se trompe sur J. Cameron. Tout comme se trompe Jean-Michel Frodon quand il considère (sous le prétexte commode que le film développe une thématique paresseuse sur la paternité) Prometheus comme une réappropriation par Ridley Scott de l'univers d'Alien, là où il m'est difficile de percevoir autre chose qu'une exploitation putassière et opportuniste (mais pas forcément désagréable) d'une licence au potentiel économique certain, à l'heure où Hollywood recycle à tout va. La critique européenne, coincée entre ses carcans théoriques et idéologiques n'arrive plus guère à comprendre Hollywood ; R. Scott et J. Cameron se situent aujourd'hui à deux extrémités opposées de l'objet complexe et multi-dimensionnel qui pourrait figurer la définition d'un auteur hollywoodien actuel, quand bien même, il existe certaines similitudes superficielles entre Avatar et Prometheus. L'un est un film-clé pour comprendre l'évolution du cinéma et ses limites en tant que média, l'autre l'énième instance d'une machine industrielle sans logique autre que financière mais dont la beauté absurde arrive parfois encore à me saisir.

Sur Panic Room [en cours]

Film de commande, Panic Room, n'est certainement pas le plus considéré dans la filmographie de David Fincher ; pour beaucoup il reste un objet mineur, presque volontairement déceptif après le bouleversement que représente l'arrivée de Fight Club dans le paysage cinématographique moderne, film dont Panic Room ne serait qu'une digestion récréative ; un exercice de style qui permet de prolonger les nombreuses innovations contenues dans Fight Club.
Ainsi, je ne peux m'empêcher de citer la critique des Cahiers du Cinéma par Jean-Marc Lalanne lors de la sortie du film, qui oscille entre un dédain conservateur et une certaine lucidité :
Devenu film culte durant son exploitation DVD, Fight Club fut lors de sa sortie en salles un échec cinglant. Revenu de ses ambitions de prophète bret easton eliisien critiquant et exaltant dans une même transe lyrique le monde du consumérisme wasp à l'agonie, David Fincher a cette fois choisi un sujet modeste. The Panic Room se présente comme un film de genre mineur, calibré pour un succès davantage transgénérationnel, dont l'ossature est tellement transparente qu'elle en devient conceptuelle (ça, c'est le petit plus "auteur" de Fincher) [...] rien ne doit faire barrage à la virtuosité du cinéaste. Fincher fait ses gammes en public, compliquant à l'envi par des plans et des mouvements d'appareils sophistiqués son argument squelettique. Dans cet espace morcelé, où les personnages, comme des souris de laboratoires, sont coincés dans leurs cases, le film oppose une caméra omnipotente, qui peut entrer partout (jusque dans les serrures des portes) et slalomer à coups d'effets numériques entre les barreaux d'une cage d'escalier ou entre une cafetière et son anse. Dans ce petit monde modélisé, le spectacle tient moins aux difficultés des protagonistes qu'à l'aisance virevoltante d'une caméra qui ne montre pas grand-chose, mais se donne à voir. [...] Pour le reste, avec son impeccable design (photo de Darius Khondji), ses embrayages et décélérations purement mécaniques, The Panic Room est surtout un produit de démonstration pour le savoir-faire clinquant de son metteur en scène.
En effet, Panic Room reprend à son compte les travellings virevoltants qui rythment Fight Club et que beaucoup jugèrent "clipesques" à l'époque, là où on reconnaitrait plus volontiers aujourd'hui qu'il s'agissait d'un des films précurseurs quant à l'appréhension de la mise en scène à l'aide d'une caméra virtuelle, détachée de toutes contraintes physiques.
Le David Fincher de l'époque ne jouissait pas encore de sa présente réputation, il faudra attendre Zodiac et son ascétisme (tout relatif) pour qu'on commence à voir en lui autre chose qu'un clippeur dégénéré et que la critique se réapproprie sur le tard son œuvre antérieure - loin de moi l'idée de lui en tenir rigueur tant je suis le premier à pratiquer le yoyo sentimental vis-à-vis des films, au gré de mes lectures, des revisionnages et de l'éclairage qu'apportent parfois les nouvelles pièces d'une filmographie.

David Fincher a réuni autour de lui une équipe qui représente la quintessence du cinéma hollywoodien des années quatre-vingt-dix : à l'écriture, David Koepp (c'est lui qui a présenté Andrew Kevin Walker, le scénariste de Se7en à David Fincher). Il est un des scénaristes-clé de cette décennie avec notamment l'adaptation de Jurassic Park et Le Monde perdu écrits pour Steven Spielberg et Carlito's Way, Mission: Impossible et Snake Eyes pour Brian de Palma.
Ce dernier film est comme Panic Room une impressionnante variation sur le huis-clos. Les deux films détournent les normes et règles du genre ; Snake Eyes est un huis-clos pharaonique qui se situe dans un casino avec plus de treize milles personnes et Panic Room un huis-clos double puisqu'au huis-clos dans la maison new-yorkaise s'ajoute celui dans la panic room.
Comme si David Koepp avait voulu éprouver les limites extrêmes du genre, les deux films s'opposent en de nombreux points ; sur le nombre de protagonistes par exemple ou sur le passif du lieu : la dernière soirée avant destruction d'un casino d'Atlantic City avant qu'il ne soit détruit et la première nuit dans une maison new-yorkaise, tout en gardant la même temporalité d'une nuit.
Les deux dispositifs semblent cousus-main pour leur réalisateurs respectifs ; à Brian de Palma, les centaines de caméra de surveillance et la multitude des points de vue, à David Fincher un huis-clos en forme de poupées russes qui permet à sa caméra flottante de naviguer avec élégance dans ce labyrinthe et ses divers canaux de communication .
Il faudrait développer sur l'importance et la perception du huis-clos dans un pays comme les États Unis, tant le rapport des Américains à l'espace est culturellement différent du notre, Européens ; dans "Amérique", Jean Baudrillard en parle en ces termes : "Ils n'ont certes pas de grâce aristocratique, mais ils ont l'aisance de l'espace, de ceux qui ont toujours eu de l'espace, et ceci leur tient de quartier de noblesse". De bien des manières, le huis-clos est un cauchemar très américain, qui s'oppose au western et à ses grands espaces, à l'épopée d'une Amérique qui semblait alors extensible à l'infini (Rio Bravo est typiquement le genre de film qui joue sur ce contraste).
Darius Khondji, directeur de la photographie emblématique de cette période de par son style marqué ; une photographie très contrastée, mêlant couleurs et filtres sombres à une lumière saturée, souvent créée à base de néons pour les intérieurs, entame là sa seconde collaboration avec David Fincher après Se7en, film qui servira de canon esthétique à une génération de réalisateurs.
Le tournage est bouleversé par de nombreux problèmes ; ainsi Nicole  Kidman, initialement envisagée dans le rôle principal doit quitter le plateau au bout d'un mois. A cela s'ajoute la lenteur excessive et maniaque de Fincher.
Les studios Sony, dépités par les surcouts engendrés, vont renvoyer Khondji (le seul responsable facilement atteignable, Fincher est intouchable et la productrice est sa femme).
A la mi-tournage, il est remplacé par Conrad H. Wall - les deux hommes ne se parleront plus jamais, Khondji estimant avoir été lâché par Fincher face au studio.
Pour la musique, David Fincher fait appel pour la troisième fois - après Se7en et The Game - à Howard Shore, le compositeur de David Cronenberg, au style aussi élégant qu'inquiétant.
Les acteurs principaux sont tous des pointures ; Jodie Foster (qui devait initialement jouer dans The Game) en remplacement de Nicole Kidman , Forest Withaker et Jared Leto qui jouait déjà dans Fight Club et dont David Fincher s'amuse une nouvelle fois à casser l'image de jeune premier (au sens figuré comme au sens propre : défiguré dans Fight Club après un combat avec le héros, brûlé au visage ici).
La jeune Kristen Stewart, Dwight Yoakam (qui joue pratiquement tout le film le visage caché par une cagoule) et Patrick Bauchau complètent le casting.

David Fincher soigne particulièrement ses génériques, bien que sobre, celui de Panic Room n'échappe pas à la règle ; les noms du générique sont écrits avec une typographie flottante en volumes qui projette son ombre sur des buildings de Manhattan. Filmé en plongée, il est intégralement composé de plans aériens, fixes ou en lents travellings inquiétants, impression soulignée par la musique à base de cordes d'Howard Shore. Très reprise par la suite dans d'autres films, cette technique l'a rarement été avec autant de profondeur et de sens. Car au-delà de la tonalité sombre qui se dégage de cette séquence, il y a une certaine malice dans ce choix de plans larges et aériens pour le générique d'un huis-clos (on ne reverra plus du tout la ville avant l'ultime scène du film).
De plus cette introduction souligne l'importance de l'architecture dans le cinéma de Fincher, souvent utilisée comme projection mentale des personnages ; en particulier dans Fight Club qui jouait constamment sur cette idée : opposition entre l'appartement de l'"ikea-boy" (décrit dans un plan extraordinaire qui s'inspire d'un catalogue de meubles), clinique et encastré dans un grand ensemble et la maison isolée et délabrée de Tyler Durden. L'explosion de l'appartement correspond au basculement psychique du héros, par la suite, il s'acharnera sur le mobilier urbain et sur les buildings symboles de l'institution.
Dans Panic Room, la maison est un personnage à part entière du film ; elle est la matrice qui engloutie les personnages, qui va opérer la gestation propre au principe du mythe de l'éternel retour de Mircea Eliade. Elle représente l'épreuve que doit surmonter Meg Altman ; l'inconnu angoissant de sa nouvelle vie de mère célibataire, coupée du mari protecteur (le principe sociologique du patriarcat est complètement démonté dans le film).
La scène post-générique nous montre Meg marchant d'un pas pressé avec sa conseillère immobilière qui lui dresse une description très froide de la maison, tout en chiffres, l'agent immobilier, tout aussi pressé fera de même. Cette introduction urgente est volontairement stressante ; Meg Altman est poussée rapidement par sa conseillère à prendre la maison (aussitôt le pas de la porte franchi, puis encore une fois après l'expéditive visite).
Cette scène a aussi pour but de nous montrer la panic room et la claustrophobie de Meg ; si la maison symbolise l'angoissante nouveauté de la condition de Meg et de sa fille, la panic room en est la partie refoulée et inconsciente : sombre, impénétrable et cachée. Le dernier plan de cette séquence montre Meg Altman se regardant dans le miroir qui masque l'entrée de la panic room, nous signifiant par avance qu'il s'agira pour elle de surmonter ses propres peurs.


La séquence d'emménagement suit sans transition, seul un bref plan, presque subliminal (il y a un vrai sentiment de continuité entre les deux séquences), nous montre le camion de déménagement partir avant que la caméra ne revienne se centrer sur la façade de la maison.
La soirée qui précède la nuit de l'action est l'occasion de souligner encore plus le caractère angoissé du personnage de Meg ; où on peut la voir affalée dans son bain (ce qui figure une sorte de régression ontogénique, du même ordre que la position fœtale) près duquel un verre de vin traine, puis elle essaye de désactiver la panic room sans y arriver (soulignant encore une fois sa peur d'affronter ce refoulement inconscient).

L'intrusion des malfaiteurs dans la maison est la séquence du film la plus remarquable techniquement. C'est aussi elle qui marque le début de l'épreuve qui va amener l'héroïne à se dépasser.
La scène est filmée entièrement en un long plan-séquence à la fluidité irréelle. La caméra ne sort jamais de la maison et filme les malfaiteurs à travers les divers filtres que forment les vitres, la pluie et les grilles, masquant et rendant indiscernables les traits des hommes.
La caméra est un passe-muraille qui navigue paisiblement dans cet espace confiné afin de capturer les mouvements de chacun des protagonistes. Mouvements qu'elle anticipe toujours et qu'elle souligne par ses travellings, ceci donne à la séquence un air de balai méticuleux. Il y a évidemment une dimension ludique et une ostensible provocation de la part de Fincher à faire passer sa caméra par l'anse d'une cafetière ou par une plainte du parquet comme pour mieux en souligner la toute puissance (dans ce premier exemple du plan, la caméra file tout droit d'une fenêtre à l'autre, comme pour signifier qu'aucun obstacle ne peut désormais l'arrêter - il n'est pas interdit de penser au plan d'ouverture de Citizen Kane qui marquait la même volonté émancipatrice pour la caméra).
Lalanne n'a pas tort quand il dit que la caméra nargue les personnages ; aux efforts qu'ils doivent déployer, s'opposent ses mouvements irréels et gracieux. Son omnipotence vient de cette faculté déconcertante qu'elle a à suivre ses personnages, sans cassures, sans raccord. Le montage n'est plus fait de plans mais de mouvements à l'intérieur d'un seul plan qui englobe fièrement l'architecture pourtant tortueuse du lieu.
Le basculement de l'action est marqué par celui de la caméra qui filme Meg face caméra en gros plan sur son lit, faisant apparaitre progressivement la silhouette floue de Burnham dans le cadre de la porte au second plan, c'est la première fois que les deux camps sont réunis dans une même composition.

Une fois entrés dans la maison, s'en suit une rapide scène d'introduction des assaillants ; il y a Junior, un des héritiers du précédent propriétaire, qui a planifié le vol afin de récupérer le butin laissé dans la panic room, pour cela il convaincu Burnham un des employés de la compagnie qui a fabriqué la panic room, et qui se trouve dans une situation financièrement délicate. Enfin, Raoul, homme de main masqué qu'on devine violent et impulsif.
C'est la maison qui va provoquer la mise en place du double huis-clos. D'abord avec la panic room restée entrouverte et dont la lumière, comme un avertissement, éblouie Meg dans la nuit, l'obligeant à se lever pour en fermer la porte et la plaçant nez-à-nez avec les moniteurs de surveillance. Encore une fois, cette scène est symptomatique du caractère de Meg, personnage qui cherche à tout prix à fuir la "lumière" de la révélation, préférant masquer ses appréhensions plutôt que d'y faire face.


Ensuite, c'est Junior qui va buter dans un ballon de basket en montant les escaliers, le son des rebonds se juxtaposant alors avec les images des moniteurs de surveillance.
Avec la course-poursuite qui suit à travers les différents étages de la maison (avec notamment l'utilisation de l’ascenseur dans lequel se réfugie les Altman et qui annonce la panic room), s'esquisse la perception de la maison comme un système complexe contenant différents éléments, plus ou moins hermétiques les uns aux autres, reliés par des canaux de communications plus ou moins accessibles, unilatéraux ou bilatéraux ; l'ascenseur, les escaliers, les couloirs... plus tard, suivront les moniteurs de la panic room, le haut-parleur, le conduit de ventilation, le réseau électrique, le réseau téléphonique, ...
De cette configuration - les deux femmes enfermées dans la panic room et désirant en sortir (claustrophobie pour Meg, diabète pour sa fille Sarah), et les trois hommes désirant y entrer afin de récupérer l'argent - nait la tension dramatique du film. Cette situation est définitivement scellée par le calfeutrage de la maison par les malfaiteurs ; l'isolement est alors total.

Le film joue sur toutes les oppositions possibles entre les deux camps, la plus évidente est sexuelle.
Sans qu'elle soit marquée, la place de la femme dans la filmographie de David Fincher semble osciller entre l'archétype de la femme-guerrière (Ripley dans Alien 3, Meg Altman, Lisbeth Salander dans The Girl with the Dragon Tatoo), celui de victime (Tracy Mills dans Se7en, Meg Altman, Lisbeth Salander) ou dans un plus classique rôle de muse (The Social Network, Fight Club, The Curious case of Benjamin Button). Comme dans le personnage de The Girl with the Dragon Tatoo, Meg Altman occupe à la fois la place de victime et celle de guerrière.
Mais plus sûrement Meg Altman ressemble à une réminiscence du lieutenant Ripley dans Aliens de James Cameron. Film qui la voyait accompagnée de Newt, une enfant retrouvée sur une colonie. Il faut ainsi se rappeler la terrible séquence d'ouverture de l'épisode suivant réalisé par David Fincher ; dans le module de survie où elles ont pris place avec le caporal Hicks et l'androïde Bishop, Fincher nous montre la mort de tous les personnages à l'exception de Ripley. La séquence est d'une froideur étourdissante, illustrée par les seuls indicateurs des moniteurs des caissons de cryogénisation. Faisant du personnage de Ripley, une mère stérile et même pire, seulement capable d'engendrer un monstre (dans la revue JUMP CUT, on trouve un excellent texte de David Greven qui parle du rapport à la maternité dans les deux premiers Alien : Demeter and Persephone in space : transformation, feminity and myth in the Alien films). Dans le troisième épisode, cette stérilité est affichée par la coupe de cheveux de Ripley, rasée à blanc, qui rappelle une entrée dans les ordres religieux, une désexualisation ; elle arrive sur une planète-prison habitée uniquement par des hommes ; elle est rasée afin de ne pas trop raviver la libido des prisonniers. Ripley devient un héros générique, sans sexe, semblable à tous les autres personnages présents dans le film.
Dans Panic Room aussi on retrouve une filiation certaine avec le mythe de Déméter et Perséphone (la mère et la jeune fille) ; dans le mythe originel, Déméter élève sa fille en Sicile (île, isolement) pour la protéger, mais Hadès repère Perséphone et l'enlève un jour qu'elle se promène seule.
La filiation de l'histoire avec une agression sexuelle n'est jamais présente explicitement, mais compte tenu de la symbolique évidente du dispositif (des hommes tentant de "pénétrer" de force dans la panic room où se sont réfugiées les femmes), cela tient du tabou, une impression larvée mais latente qui se diffuse tout le long du métrage.
L'opposition sexuelle ne se réduit pas à celle avec les malfaiteurs puisque l'image du père est elle aussi mise à mal ; Stephen Altman a délaissé sa femme (et sa fille) au profit d'une autre, faisant éclater la structure familiale. Lorsqu'il débarque dans la maison, c'est pour se faire immédiatement maîtriser par les malfaiteurs qui se serviront de lui pour essayer de faire sortir Meg. Par la suite, immobilisé dans un fauteuil, impotent, il ne réussira pas à viser correctement sur Raoul dans la séquence de dénouement ; il est réduit à l'impuissance et est exclu du plan final où Meg et sa fille cherchent un nouvel appartement.
 Le deuxième axe d’opposition est de nature sociale ; la panic room revêt alors une allure de tour d'ivoire inaccessible. C'est l'argent qui est la motivation des trois hommes. Ce n'est pas un hasard si la riche divorcée et sa fille se réfugient dans l'endroit qui contient les vingt-deux millions de dollars. Junior, l'héritier qui a planifié le vol sera tué dès qu'il rejoindra le camp des riches auxquels il appartient réellement, en se résignant à récupérer l'argent "honnêtement" (ce qui implique qu'il doive le partager avec les autres héritiers et payer des taxes dessus).
Le personnage de Burnham est le pendant des Altman dans cette opposition ; comme le souligne cruellement son commanditaire : "I want that money, but you, you need it". Burnham, seul afro-américain du film, est un personnage qu'on sent piégé par des impératifs financiers. Il paiera cher sa condition ; dans une scène pathétique où il réussit à quitter la maison, commençant à escalader la palissade, il revient sur ses pas pour aider la famille Altman, provisoirement recomposée, à tuer Raoul. S'enfuyant à nouveau, il est stoppé par les sommations de la police alors qu'il s'apprête à passer de l'autre côté. Lorsqu'il lève les mains sous les injonctions des officiers, les bons du trésor américain qu'il a réussi à récupérer s'envolent en tornade autour de lui dans un plan tragique.

De cette opposition prononcée entre les Altman et les trois malfaiteurs, découle une impossibilité de communiquer entre les deux camps ; en plus de l'infranchissable porte de la panic room, ce sont les autres voies de communication qui vont signifier cette impossibilité, l’imperméabilité (pas totale) qui existe entre ces deux groupes.
Aux moniteurs sophistiqués et multiples, couplé au haut-parleur des Altman, s'opposent l'aveuglement des trois hommes et  la contrainte d'écrire sommairement sur de panneaux ou de mimer leurs doléances.
Les autres voies de communication entre la panic room et le reste de la maison sont fragiles ; comme le circuit de ventilation par lequel Burnham tente de faire passer du gaz. En réaction, Meg provoque une étincelle dans le conduit (après avoir vainement essayé d'en isoler la panic room avec du scotch), rappelant aux trois hommes que la communication est bilatérale. Il y a aussi les fils téléphoniques qui échappent des mains de Burnham, tirés par Meg (pour un instant, variation ironique de l'Ariane Crétoise) au même moment et qui lui permettent de téléphoner brièvement à son mari (là encore la communication est coupée). Ou la petite lucarne d'aération par laquelle les Altman tentent de communiquer avec le voisin d'en face en morse à l'aide d'une lampe torche. Voisin qui se contentera de fermer ses volets, gêné par la lumière.


En ce sens, Panic Room reprend en la déformant singulièrement une des caractéristiques de certains huis-clos ; la contrainte du rapport à l'autre que l'on peut voir à l’œuvre dans Boule de suif de Maupassant ou dans Huis clos de Sartre ; si Boule de suif n'est pas à proprement parlé un huis clos, il en est une des matrices avec son motif de confrontation sociale dans un espace réduit, sans échappatoire. Ici et du fait du dispositif en double huis-clos, le motif est bien présent mais porte cette fois sur l'étanchéité entre les couches sociales. Le huis-clos imaginé par Koepp, plutôt que de les confronter directement, s'efforce de montrer le cloisonnement de la société, tout en convoquant l'opposition et l'incompréhension réciproque (les différents modes de communication utilisés par les deux partis) propres à ce type de huis-clos.
Si le retournement moral ne s'opère pas totalement comme dans Boule de suif (les bourgeois bien pensant se révèlent dans toute leur mesquinerie et étroitesse, la prostituée se sacrifie pour le bien de la petite communauté sans rien recevoir en échange), le personnage de Burnham, qui sauvera la famille Altman par deux fois (en faisant l'injection à Sarah lorsqu'il se retrouve enfermé avec elle dans la panic room dans le retournement attendu de la situation qui  marque l'accomplissement de Meg Altman qui sort de la panic room pour se transformer en furie implacable, puis en revenant tuer Raoul) est sacrifié presque dans l'indifférence au nom d'une morale qui préserve les seuls intérêts des plus riches. La panic room reste avant tout un symbole de la paranoïa des riches envers les pauvres, une illustration de l'isolement auquel ils aspirent. La fin, qui montre Meg et Sarah Altman installées en plein jour sur un banc de Central Park, unies (Sarah est allongée et sa tête repose sur les genoux de sa mère) et révélées par l'adversité, est débarrassée de toute référence à Burnham. Mère et fille sont à nouveaux isolées et peuvent continuer leurs vies et leur recherche d'appartement (de taille plus modeste cette fois-ci) sans se soucier du reste.

Il est difficile de vendre Panic Room comme un grand film, il manque peut-être d'une certaine ampleur pour cela, et s'il s'intègre plutôt bien dans les filmographies de David Koepp et David Fincher, il n'en est pas pour autant une pièce essentielle. Mais au-delà, le film montre toute la précision et la méticulosité dont sont capables les "artisans" hollywoodiens dans le cadre d'une série B. Le film impressionne par sa façon de transcender le genre auquel il appartient, par le nombre et la qualité des propositions cinématographiques qui le composent. Bien loin par exemple, d'une production européenne comme Carnage de Roman Polanski, soignée mais sans audaces. Un film captif et cloisonné par son genre, formant ainsi une étrange mise en abyme du huis-clos, non dénuée d'une certaine beauté crépusculaire qui irradie souvent dans le cinéma européen, là où Panic Room ou Snake Eyes en font éclater les parois.