Sur Transformers 3

Dans une note publiée sur Culture Visuelle et intitulée "Transformers, l'adieu à la fiction", André Gunthert fustige le dernier film en date de Michael Bay, Transformers, La Face cachée de la Lune. A. Gunthert s'interroge sur le déséquilibre entre action et narration et parle même de "renoncement aux ressorts de l'intrigue".
En effet, le film adopte une singulière structure ; il est divisé en deux parties fortement distinctes. La première prend la forme d'une comédie hystérique tandis que la seconde est un exercice de destruction à grande échelle qui prend place dans Chicago, M. Bay faisant pour l'occasion preuve d'une lisibilité peu habituelle dans sa réalisation [le fait d'avoir été contraint de tourner le film en 3D n'y est peut-être pas étranger].
Une telle scission dans le métrage laisse à penser que le film se débarrasse littéralement d'un scénario devenu presque obsolète dans le cinéma de Bay et qu'il trainerait comme un reliquat hérité d'une forme ancienne. Le film appartient pleinement à un nouveau genre de blockbusters, qui place le spectacle au-dessus de tout. Les scènes d'action sont au centre de ce nouveau genre et le reste semble bâti autour dans le seul but d'assurer une certaine continuité entre ces différentes scènes-clés, comme un ciment qui consoliderait l'édifice quitte à sacrifier la cohérence scénaristique. Citons Terminator Salvation, Sucker Punch [Sucker Punch n'appartient pas totalement à cette catégorie, mais la déconnexion totale des scènes d'action avec le reste du film interpelle], Tron Legacy, Pirates of the Caribbean: On Stranger Tides, Live Free or Die Hard : le nombre de séquelles parmi ces exemples montre la véritable finalité de ces films ; l'exploitation d'une licence.
Dans ce nouveau schéma, le film n'est plus que le dernier maillon, toujours décevant, d'une interminable promotion qui distille teasers, pré-affiches, photos de tournages volées. Les scènes d'action semblent pensées autant pour leur morcellement au sein de teasers - souvent bien plus excitants - que pour leur révélation intégrale dans le film.
[Notons aussi l'apparition de véritables films-teasers, comme tout ceux qui ont annoncé The Avengers. Ce phénomène est la suite d'un processus qui autrefois se contentait de laisser une ouverture possible à une éventuelle suite, sous réserve de succès commercial. Le film n'a plus d'identité qu'au sein d'une galaxie d'autres produits dont il n'est même plus le centre de gravité.]

Dont acte, M. Bay n'a jamais cherché à faire illusion dans ce domaine, mais au-delà de cette constatation, le film se positionne sur quelques points qui agitent l'évolution récente des blockbusters américains. Même à travers les brumes de son mercantilisme acharné et la dissolution de son scénario, il se détache de ce nouveau Transformers des réflexions, notamment sur le devenir du héros au sein de ce nouveau cinéma, sur l'évolution de son identité, y-compris corporelle, et sur le rapport à la narration qu'entretiennent ces films, mélange d'ironie forcée et de culpabilité.

La première partie du film, comédie bouffonne au rythme presque pathologiquement boulimique  [récupérant à peu près tout ce que les précédents films ont fait naître comme protagonistes tout en y ajoutant  de nombreux autres] tourne rapidement à l'hystérie. Au risque de faire sourire, on pense par moment au cinéma de Joe Dante, dans ces portraits d'adultes, tous dominés par leurs névroses [les parents de Sam qui lui expliquent les difficultés de l'harmonie au sein d'un couple et qui portent dans le même temps un survêtement identique, symbole pathétique d'une fusion forcée où l'individu n'a plus sa place au sein du couple ; Charlotte Mearing qui tique dès qu'on l'appelle madame ; Dutch, le garde du corps de Seymour Simmons qui lors d'une scène d'action se ressaisit brutalement en disant "ce n'est pas moi, c'est l'ancien Dutch" ; ...] et leur individualisme. On perçoit chez eux un grand détachement qui tient de l'aveuglement face à la tragédie qui s'annonce. A la manière de Thor de Kenneth Brannagh, l'écriture du film joue sur le décalage dramatique entre les extraterrestres et les humains ; en fait une non-assomption des enjeux artificiellement boursouflés qui déchirent les Autobots et les Decepticons. Le film ne croit plus en lui-même et joue la carte de l'auto-dénigrement [peut-être [pas...] pour glaner ici ou là le qualificatif de post-moderne].
On pense même à Southland Tales de Richard Kelly, à cette fuite progressive et pratiquement indiscernable de la réalité... un sablier qui se vide, un compte à rebours vers l'apocalypse finale de la seconde partie. Le film est devenue cette matière instable où la fiction ne repose plus sur le principe de suspension consentie de l'incrédulité mais s'effondre sur elle-même, comme un trou noir, soleil dont l'énergie ne suffit plus à compenser la gravitation.
La deuxième moitié irradie le film de sa puissance. Destruction en règle de Chicago [devenue un baroque substitut cinématographique à New York]. M. Bay, le Néron hollywoodien, s'y emploie avec intelligence et brio. Si les deux premiers épisodes donnaient surtout à voir une bouillie numérique illisible, faite de plans trop brefs, concassés par des ralentis de pâles d'hélicoptères (...) [on en retrouve encore dans Transformers 3], cette partie impressionne : l'utilisation de la 3D d'abord, qui tire partie des volumes qu'offrent Chicago, et surtout de la différence d'échelle entre extraterrestres et humains, qui ressemblent dès lors à des souris perdues dans un monde trop grand pour elles, les buildings se transforment en des pièges ludiques, et semblent bâtis à la mesure des Transformers et non des humains. Aux paysages plats et désertiques des deux premiers films répondent la verticalité et la sophistication architecturale de Chicago.

Cette scission du film en deux reflète la séparation définitive de ses deux héros car c'est surtout à travers les figures opposées de Sam Witwicky et Optimus Prime que le film interroge. Comme s'il s'agissait là d'une décantation du cinéma d'action hollywoodien.
Il y a une dualité dans le cinéma d'action américain quant à l'identité du héros moderne et qui s'expose très bien dans ce film : on retrouve d'un côté des héros chétifs voire handicapés (Avatar). Ces héros ont souvent recours à un substitut corporel ou à un compagnon mécanique : des robots, des prothèses mécaniques ou encore à un avatar biologique. Terminator 2 et 3 étaient les prémisses de ce type de héros, où la fragilité du corps de John Connor contrastait avec ceux des terminators chargés de le protéger ou de l'éliminer. [C'est à mon sens une des nombreuses raisons qui font de Terminator Salvation une catastrophe, J. Connor y figurant sous les traits d'un guerrier musclé qui tranche singulièrement avec son allure frêle des films précédents.]
Live Free or Die Hard tentait de reprende à son compte cette alliance entre muscle et cerveau, faisant peu de cas de l'identité antérieure du héros de sa franchise, condamné à n'être plus qu'un bourrin qui alignent les punchlines.
A l'opposé, on voit des films - surtout de super héros - faire l'apologie de corps démesurément musclés, devenus presque une norme : Green Lantern en est l'exemple le plus pathétique, qui promeut un bellâtre décérébré  et égoïste au profit d'un exobiologiste dont le seul tort semble de n'être pas physiquement avantageux [dans une scène terrible, le père du biologiste dit en contemplant le héros debout côte-à-côte avec son fils : "dans la vie, il y a ceux qui réfléchissent et ceux qui agissent" en signifiant clairement sa préférence pour la deuxième catégorie]. Dans Thor, le héros bodybuildé doit combattre le destructeur, une machine métallique guidée par son frère Loki, physiquement plus faible.
Le comble est atteint dans le film Captain America, où l'aspect chétif du héros dans les premières minutes nous est littéralement présenté comme un réel handicap, au point qu'il lui est impossible d'espérer s'engager en tant que conscrit *rires*.
Cette bipolarité provient sûrement du besoin de palier à l'impossibilité pour le spectateur de s'identifier à des héros devenus trop inaccessibles ou distants. Si Captain America et Avatar peuvent paraître opposés quant à leur rapport au corps, ils développent pourtant le même principe ; à savoir la métamorphose du spectateur en héros, afin d'entrer pleinement dans la diégèse.
[Le film Real Steel, pas encore vu, semble être une pièce intéressante de cette opposition en cours. Tout comme le film Surrogates de Jonathan Mostow, déjà réalisateur du beau Terminator 3 ou le film Kick-Ass]

"My hero needs to wake up" - ce sont les premiers mots prononcés après l'introduction expliquant le crash d'un vaisseau extraterrestre sur la face cachée de la Lune (...). Cette phrase est typique de tout le propos qui va parcourir le film par la suite. Là où la compagne de Sam va s'acharner à le considérer comme un héros, à contrario d'autres ne cessent de lui répéter qu'il n'est pas un soldat. Le héros d'aujourd'hui est-il un soldat, un guerrier ? La question peut paraître sans intérêt, mais posée dans un film comme Transformers, elle en devient presque rassurante.
Le traitement de Sam par les autres démontre son statut ; ainsi juste après avoir prononcé la phrase ci-dessus, Carly lui offre une peluche et lui demande s'il a besoin d'argent pour son déjeuner. Elle le quittera plus tard lorsqu'il essaiera de s'opposer à l'invasion.




Ses parents l'infantilise tout autant et l'emmène faire une humiliante tournée d'entretiens d'embauche tout en palabrant sur lui comme s'il n'était pas là. Le mutisme de Sam, l'utilisation de la voiture parentale pour cette scène et la disposition des personnages au sein de l'habitacle en respectant la "hiérarchie" familiale classique renforce très fortement cette impression.


Sam aspire à être valorisé et aimerait pouvoir aider les Autobots à défendre la Terre, mais il est mis de côté par les autorités et les seuls Transformers qui traînent avec lui sont les petits, qui font plus penser à des animaux de compagnie ou à des geeks qu'à des guerriers.





Son ami Autobot Bumblebee est très maternel avec lui, dans deux scènes différentes, il l'attrape dans une main à la manière de King Kong et Ann Darrow, avant de se transformer en voiture afin de le mettre à l'abri dans l'habitacle (ou sur le capot) tandis que Sam pousse des cris aigus assez peu virils. Ce geste évoque un retour au sein de la matrice. 





A l'opposé, Optimus Prime apparaît comme la figure parfaitement accomplie du héros [dans le deuxième film de la série, il mourrait pour être ressuscité à la manière du Christ (...)]. Mais ici son côté moralisateur et son engagement semblent complètement hors de propos tant ils sont en décalages avec le reste du film. Optimus Prime martèle ses sentences vindicatives avec une solennité d'autant plus mal venue que leur contenu politique cadre très peu avec le contexte géopolitique du monde en 2011 [la séquence des voitures américaines qui avancent contre le barrage des soldats du Moyen-Orient est édifiante].






Comme le soldat américain moyen qu'on interroge sur les raisons de son engagement, Optimus Prime est obsédé par la notion [pleine de vacuité dans sa bouche] de liberté (qu'il oppose à la tyrannie).



Pour signifier l'engagement d'Optimus, on fait appel à des images très symboliques de l'Amérique, dont l'inévitable destruction de la statue du Lincoln Memorial ou les statues des pères fondateurs, dressées en contre-plongée pendant la riposte des Autobots et des soldats américains à Chicago : 




De fait, il est difficile de savoir dans quelle mesure les auteurs du film moquent réellement Optimus Prime [Steven Spielberg, producteur du film, dans son War of the worlds utilisait un plan semblable d'une statue des pères fondateurs, pourtant le sens politique en était complètement différent tant le film condamnait lourdement la politique extérieure agressive des États-Unis, les statues étaient alors utilisées pour rappeler quelles étaient les valeurs sur lesquelles le pays s'était bâti, mais les visées politiques de M. Bay semblent assez éloignées de celle de S. Spielberg]. Tout du moins peut-on se réjouir que ce genre de grosses machines laissent encore la place à une ambigüité.
On a presque le sentiment que ce sont là deux films qui se confondent mais se croisent assez rarement, avançant en parallèle chacun de leur côté ; dans deux travellings jumeaux, on voit Sam et Optimus Prime avancer face au danger dans un ralenti mythifiant. Comme s'ils n'appartenaient plus vraiment à la même diégèse, ils ne coopèrent ou n'interagissent pratiquement jamais dans le film ; chacun menant sa propre quête [les présences disjonctées de Frances McDormand et de John Turturo [ou encore John Malkovich], plutôt habitués des films des frères Coen, renforcent ce sentiment de diégèses multiples, leurs personnages sont complètement déconnectés, cf la scène post-générique qui pastiche Casablanca].
Sam, obsédé par son statut, sert de réceptacle à l'identification d'un public qui ne pourra en aucune manière se projeter sur Optimus Prime, personnage fanatique. Il est finalement lui aussi le reliquat d'une ancienne forme de cinéma ; un héros christique, absorbé par sa quête, dénué de toute forme d'humour ou de second degré, de tout individualisme cynique. [Un décalage de "noblesse" entre les deux personnages qu'illustre bien leur différence de taille.]

Film Capitalisme

Le cinéma commercial est un art industriel dans le sens où sa mise en œuvre - la production d'un film - est un processus découpé et structuré en de nombreuses étapes ordonnées qui nécessitent la coopération et la coordination de nombreuses équipes spécialisées.
La lourdeur et le coût d'un tel processus appelle une recherche de rentabilité, qui fait du cinéma commercial un art capitaliste.
Cette inclusion du cinéma commercial au sein d'un système économique capitaliste a de nombreuses répercussions sur son évolution, qui  reste articulée autour d'axes que sont entre autres la créativité, la technique, l'esthétique mais dont la validité du positionnement dans cet espace est dès lors sanctionnée par la seule rentabilité.
Cette assertion facile doit être considérée avec de la distance, s'agissant uniquement d'une perspective globale [plus ou moins généralisée], non unitairement applicable. De plus cet état de fait me semble récent, sans que je puisse cerner précisément son apparition, comme s'il  s'était opéré un glissement imperceptible dans mon rapport au cinéma. J'ai le sentiment que le cinéma a longtemps réussi à se construire avec ces contraintes [un peu à la manière des sciences expérimentales qui progressent parfois grâce à des échecs ou des conditions expérimentales mal maitrisées qui aboutissent à de nouvelles  perspectives, inenvisageables auparavant], à s'en nourrir pour se transcender ; il était alors un art aussi capitaliste et industriel, tiraillé entre ses identités et ses dynamiques divergentes, mais un art fécond.
Des dynamiques qui débouchent au final sur un système darwinien, concurrentiel, bouillonnant mais dont le sens s'étiole pour laisser place à une seule logique impérative de perduration économique.
En ce sens il serait sûrement parlant de constater l'évolution des techniques [ou plutôt de constater l'accélération de cette évolution] sur les cinquante dernières années ; par exemple l'augmentation du nombre de plan, les piques de variations colorimétriques, le dynamisme du mouvement à l'intérieur d'un plan (ce qui inclut à la fois les mouvements de caméra et la dynamique interne de la composition), l'utilisation de la musique, du marketing, d'une distribution prestigieuse,...
[En considérant uniquement les caractéristiques techniques, c'est ce qu'a fait embryonnairement Frederic Brodbeck avec son projet Cinemetrics]
Inutile de comparer les films, essentiellement en plans fixes, de John Ford avec ceux d'un Michael Bay pour faire apparaître cette évolution. Il suffit de contempler le gouffre qui sépare Top Gun, considéré à sa sortie comme le canon du blockbuster reaganien et Domino du même Tony Scott vingt ans plus tard.
Ces exemples extrêmes ne peuvent servir de démonstration, mais il semble évident [au moins dans le cas du cinéma populaire] que la mise en scène s'est dynamisée dans des proportions considérables. Le développement de la publicité télévisuelle n'est sans doute pas étranger à ce phénomène dans la mesure où sa finalité est de capter l'attention [ou l'inattention] le plus rapidement possible.
[Là encore, je ne prétend pas que Top Gun ait plus de sens que Domino (...), plutôt que la dynamique évolutive qui a amené le delta stylistique entre leurs deux époques est en majeure partie arbitrée par une contraine économique.]
A la manière d'un oiseau mâle qui, s'il veut transmettre ses gênes, doit pouvoir attirer une femelle à l'aide de ses ramage et plumage, le film doit développer des attributs à même de séduire le spectateur, du moins à même de lui faire acheter une place de cinéma ou un DVD. 
Croire que le cinéma d'auteur, ou cinéma de festivals, échappe à cette dynamique serait sûrement faux. Dans un texte de 2007 en réponse à un éditorial des Cahiers du cinéma écrit par son directeur de la publication d'alors, J.-M. Frodon, J.-B. Thoret analyse la relation étroite qui existe entre un cinéma populaire et un cinéma de festivals, qui est lui plus largement financé par des fonds publics ou l'obligation légal de financement par des chaînes de télévision [c'est évidemment aller vite que de faire une telle affirmation, qui parle plus de l'opposition entre cinéma européen et hollywoodien... dont acte. Pour plus de détails ; le site de l'observatoire européen des médias, un article sur jurispedia ou un article trouvé sur libres.org *soupir* de l'économiste Tyler Cowen] et qui n'a, relativement, que peu de contraintes de rentabilité :
Il suffit d'ouvrir les yeux pour se rendre compte combien le cinéma d'auteur académique constitue le pendant naturel du cinéma industriel, moins son antidote ou son refus que son négatif parfait, son double inversé. Si le cinéma hollywoodien valorise la vitesse et le mouvement, le FAA lui, met un point d'honneur à ralentir le rythme (on parle alors de beauté contemplative), à étirer la longueur des plans jusqu'à l'immobilisme total. Si le cinéma industriel a tendance à surligner ses effets et à saturer ses plans d'informations visuelles et sonores, le FAA, lui ne montrera rien ou très peu. Ici, tout se passe alors dans le creux de l'image, et ce qu'il y a à voir n'est surtout pas visible. L'académisme ignore les frontières de même que le passage du grand ou petit marché ne garantit, a priori, aucun gain artistique. Pour des raisons rhétoriques et idéologiques (je suis ce que l'Autre n'est pas), le FAA a besoin de celui qu'il a érigé en ennemi puisqu'il s'y oppose et qu'il trouve dans cette opposition même, la matière de son identité. Ce que l'un filme, l'autre le rejette, et vice versa. Rabattre ainsi l'audace sur le simple refus, c'est prendre le risque de ne plus savoir distinguer Solaris du FAA indien The Forsaken Land, l'Avventura de l'iranien Portrait ofLady Far Away.
Ainsi, la dynamique d'un film de festivals se trouve elle aussi contrainte par une économie capitaliste. La différence majeure avec un film populaire portant finalement sur la nature des forces en jeux. D'attraction pour le cinéma populaire, de répulsion pour le cinéma de festivals [dans le Séminaire I - Les écrits techniques de Freud de Lacan, Didier Anzieu synthétise la pensée d'Ernst Wilhelm Von Brücke et de la Société berlinoise de physique comme suit : "Il n'existe pas d'autre force que celles qui sont analogues aux forces physico-chimiques. Il n'y a pas de grandes forces occultes, mystérieuses, toutes les forces se ramènent à l'attraction et à la répulsion."].
Ainsi un film comme Gerry de G. Van Sant, au formalisme ascétique, est mû par les mêmes forces que celles qui agitent les blockbusters épileptiques de M. Bay ou T. Scott.
Il s'agit simplement pour Van Sant de capter non plus la masse mais un public de niche pour qui l'intérêt d'un produit culturel réside avant tout dans son caractère luxueux, élitiste. Inaccessible, non pas par son prix mais par la profondeur apparente de son discours, par la sophistication de ses références, la "radicalité" de ses choix, ...
Et c'est presque de manière expiatoire que le cinéma de festivals s'exprime, par un déni de ses attributs fictionnels et cinématographiques, par un naturalisme obsessionnel, comme l'est son intérêt hors de propos pour le réel, le "vrai"... comme si cela pouvait suffire à compenser sa propre condition, qui paralyse d'emblée toute tentative de discours. Toute radicalisation, toute fuite vers le réel sont vaines [l'illusion dans laquelle nous berce un film comme Film Socialisme de J.-L. Godard est résumée par son titre].
Le cinéma de festivals tente de s'extraire d'un système bipolaire dont il est lui même l'un des deux pôles constituants. Il ne fait qu'en étirer la surface et la distance qui le sépare du cinéma populaire [dans des proportions qui frisent désormais le ridicule]... sans pouvoir jamais être en mesure d'en percer la membrane.
C'est l'exigence, la radicalité des films de festivals, leur contraste avec un cinéma populaire honni qui permet de justifier pleinement l'octroi de fonds publics pour leur financement... L'expression exception culturelle montre bien cette légitimation par l'opposition.

Dans le numéro 53 de la revue JUMP CUT, Jyotsna Kapur analyse cette perte de sens dans un article intitulé Capital limits on creativity : Neoliberalism and its uses of art :
Legend has it that when the French people rioted for bread in 1789 the queen, Marie-Antoinette, allegedly asked, “Why don’t they eat cake?” Meanwhile, the arts now reduced to an economic function have become answerable to the harsh scrutiny of the market — i.e., they survive only if they can pay for themselves. It is fitting, then, that faced with neoliberal cuts, veritable institutions of high art such as the Château de Versailles should put on the market a scented “let them eat cake” candle.
Au-delà du cinéma et de son fonctionnement industriel, toute démarche artistique au sein de ce système capitaliste semble annihilée par sa simple appartenance à ce système. Son sens dissout au profit d'une imperceptible dynamique de fond, sa forme inspirée ou phagocytée par celle de la communication publicitaire [peu importe l'ordre dans lequel on considère ce cercle vicieux... est-ce Iñarritu qui inspire les publicitaires Orange ou l'inverse ?].

Par l'exemple. Qui n'est pas entièrement d'à-propos mais qui laisse percevoir ce glissement du sens.
La réappropriation de Requiem pour un massacre, ultime film de E. Klimov, par l'écosystème cinématographique actuel (ici Trois Couleurs, un magazine culturel gratuit distribué dans les salles MK2 et le film Robin Hood de R. Scott).


Ci-dessus, une image tirée du mensuel culturel Trois Couleurs, qui pour la promotion du groupe Gorillaz, groupe "virtuel" qui maîtrise plus que bien l'appareillage marketing, nous offre ce détournement d'un photogramme du film où a été inséré un des avatars du groupe avec une chapka et une bouteille d'alcool.
Ici le sens original du film est totalement mis de côté pour récupérer sa seule esthétique, qui pour notre plus grand malheur correspond parfaitement aux standards "tumblriens" [délavée, vintage, mélancolique, ...].
La violence qui émane de la bêtise de cette image est inouïe. Pour la ressentir pleinement, il faut en tant qu'occidental moyen essayer de considérer la chose sur un film comme La Liste de Schindler de S. Spielberg. C'est pourtant de la même folie dont parlent les deux films, seulement les drames provoqués par l'opération Barbarossa nous sont culturellement plus distants. C'est cette distance, pourtant faible, qui permet une telle récupération, sans que l'opérateur, l'éditeur ou le lecteur moyen ne trouvent à y redire. Il n'y a rien de "cool" dans Requiem pour un massacre, rien qui appelle à un tel recyclage... juste une rage sourde que Klimov essaye de transmettre par une mise en scène, la plus subjective et brutale possible.

J'ai découvert cette image alors que j'attendais la projection du film Robin des bois de R. Scott au MK2 Gambetta. Il se trouve que le film est un parfait exemple de réappropriation d'un mythe à dessein [au-delà, je trouve le film plutôt brillant (...). Il y aurait beaucoup à dire dessus].
L'idéal égalitaire traditionnellement véhiculé par la légende de Robin des bois et résumé par la devise "voler aux riches pour redonner aux pauvres" est ici complètement déformé au profit d'un discours ultralibéral :



If Your Majesty would provide justice right form a declaration of freedom, allowing everyone fighting for his land be exempt from the convention front, without question. Be exempted from taxes, to work, eat and work to live in her own and do what can
Mais le film ne s'arrête pas à ce détournement. Une scène semble directement faire écho au film de Klimov, [de manière générale, le film s'appuie beaucoup sur la seconde guerre mondiale, voir la scène de débarquement qui emprunte beaucoup au débarquement allié en Normandie tel que l'a filmé S. Spielberg dans Saving Private Ryan (...)] celle où l'on peut voir les soldats français à la solde du traitre Godefroy parquer des villageois dans une grange avant d'y mettre le feu.
On y retrouve la même atmosphère de décadence que dans la scène originelle de Requiem pour un massacre où les villageois sont cette fois-ci parqués dans une église par les nazis. Le film de Scott vampirise celui de Klimov avec notamment des plans de ménestrels saouls en train de jouer en titubant et qui semblent répondre pâlement à l'ambiance "orgiaque" qui règne dans les rangs allemands de Requiem pour un massacre.
La ressemblance s'arrête là, dans la scène du film de 2010, Robin des bois arrive évidemment à temps pour porter secours aux villageois. Peu importe le message qu'ils cherchent à transmettre à travers ces images car ce n'est plus lui qui conditionne le film, les faiseurs de Robin des bois ne peuvent pas s'approcher de la séquence de Klimov, seulement en singer les plans, les attitudes des personnages. Il n'y a plus d'assomption du drame ; avant que ne commence la bataille finale aux pieds des falaises anglaises, il y a une rapide scène visant à ridiculiser le roi : "Très bon plan" déclare-t-il lorsque Robin lui expose avec la fermeté qui sied à un chef la tactique à adopter avant de le laisser sur place sans aucun égard. Le problème ne se situe pas dans l'humiliation du roi Jean en tant que telle mais dans la nature de sa réplique [du décalage qu'elle provoque] qui semble sortir d'une comédie légère et qui sert à éviscérer par avance la scène à venir, à la vider de sa substance dramatique. Si besoin en était encore.



Los Angeles, une ville pour les voitures

[Disney Land,] Enchanted Village, Magic Mountain, Marine World : Los Angeles est entouré de ces sortes de centrales imaginaires qui alimentent en réel, en énergie du réel une ville dont le mystère est justement de n'être plus qu'un réseau de circulation incessante, irréelle - ville d'une étendue fabuleuse, mais sans espace, sans dimensions. Autant que de centrales électriques et atomiques, autant que de studios de cinéma, cette ville, qui n'est plus elle-même qu'un immense scénario, et un travelling perpétuel, a besoin de ce vieil imaginaire comme d'un système nerveux sympathique, fait de signaux d'enfance et de phantasmes truqués.

Jean Baudrillard - Simulacres et simulation - 1981
Jean Baudrillard a su en quelques mots saisir l'essence d'une ville comme Los Angeles, réseau autoroutier géant qui irrigue des quartiers disparates s'étalant à perte de vue. Métropole qui déborde et se confond avec ses banlieues à travers ce réseau sans fin.
David Lynch, par le biais de films aux titres éloquents - Lost Highway, Mulholland Drive - en a filmé l'irréalité transpirante, bouclant sans fin sur ces images de routes hypnotiques et répétitives qui ne semblent alors exister que pour vous empêcher de vous réveiller, de vous sortir d'une torpeur confusante. Dans la capitale du cinéma, nul besoin de fuir la réalité, cela fait déjà longtemps qu'elle est partie.

En tous points ou presque, elle s'oppose à New York ; géographiquement d'abord, où sur une carte des États-Unis, l'une et l'autre prennent place à deux extrémités qui se tournent irréconciliablement le dos ; New York au nord-est, qui regarde vers l'Europe dont elle a conservé certains caractéristiques culturelles, Los Angeles au sud-ouest, ville terminus qui clôt la conquête de l'ouest et les espérances de lendemains meilleurs qui l'accompagnaient. Où l'on réalise, sûrement brutalement, que la finalité du voyage n'était pas la destination.Un certain désenchantement que l'on peut voir à l’œuvre dans Les Raisins de la colère déjà.
Dans la tétralogie Die Hard, une série qui parle finalement beaucoup du territoire américain, les deux films réalisés par John McTiernan, le premier et le troisième, se situent respectivement à Los Angeles et New York et laissent filtrer cette opposition de style ; film vertical et clos d'un côté, horizontal et ouvert de l'autre. Les deux autres films sont à l'image de l'espace qui sépare les deux villes, du vide ou presque ;  un aéroport bloqué à Washington et ses avions suspendus, comme si l'on avait voulu pour un temps [ils parlent de 58 minutes mais ça m'a semblé plus long] stopper le principe exploratoire et ludique des films de McTiernan. Le quatrième film zone entre un cyberespace de pacotille et Baltimore sans but intelligible autre que d'empiler les entrées-salles et les scènes d'action... cette fois-ci le casse aura bien lieu. [Autant dire qu'on attend avec une impatience carnassière le cinquième épisode, réalisé par le réalisateur de Max Payne.]

"Nobody walks in L.A." claironne une chanson du groupe Missing Persons. L'enfer est pavé de bonnes intentions, Los Angeles c'est le bitume. Un royaume pour les voitures, qui tiennent de la même dérive du rêve américain que cette ville. Les voitures qui devaient incarner la continuité de ce que fut le cheval n'en sont qu'une perversion industrielle. C'est une voiture qui finira par tuer Cable Hogue. C'est à travers elles que Welles nous montre la déchéance de la famille Amberson. C'est à cheval que le juge Roy Bean vient brûler ce qu'est devenu sa ville, une ville qui ne vit désormais que pour le pétrole, substance dont se nourrit l'insatiable monstre dont on leur avait promis qu'il les émanciperait. Le même pétrole qui manquera cruellement aux personnages de The Trigger Effect de David Koepp lors de leur tentative d'évasion de la ville en plein blackout. N'est pas Snake Plissken qui veut.
Car là où le cheval trotte partout librement, les voitures sont confinées aux routes et ne peuvent s'en écarter . Sur des rails ou presque, un seul degré de liberté [en ce sens, les chariots tirés à cheval ou les motos ne sont que des instances intermédiaires]. Pare-choc contre pare-choc, comme dans Chute Libre de Joel Schumacher. Souvent même c'est le Crash, comme dans les deux films homonymes de David Cronenberg et Paul Haggis [Collision en français].
La voiture qui envahit tout l'espace disponible, littéralement dans Blade Runner qui donne à voir une ville de Los Angeles devenue un enfer urbain [si elle ne l'est pas déjà], qui après s'être étirée en longueur se propage désormais en hauteur. Croissance incontrôlable, inarrêtable, comme le bus de Speed de Jan de Bont, condamné au mouvement perpétuel, comme Chev Chelios, le héros des films d'action Crank [dans le deuxième volet, lors d'une fusillade, une stripteaseuse se fait tirer dans la poitrine, sang et silicone se mêlent alors... America !]. L'avocat Mickey Haller dans La Défense Lincoln a lui directement installé son bureau dans sa voiture, pas folle la guêpe. Dans Fast and Furious, presque remake du Point Break de Kathryn Bygelow, on retrouve bien la pulsion morbide mais l'aspiration provoquée par la voiture de devant a remplacé celle à la liberté qui s'exprimait à travers le surf et les sauts en chute libre.

To tell the truth, whenever I'm here, I can't wait to leave.
Too sprawled-out.
Disconnected. You know...?
But that's me.
You like it here?

"You like it here?" demande Vincent à Max dans Collateral. Bien sûr que non, mais il a une carte postale des Maldives coincée dans son pare-soleil pour s'évader alors ça va. Ensemble ils vont parcourir la ville pour une leçon magistrale. Isolés dans le cocon-nid-taxi de Max. Max qui va renaître, se transformer en vrai héros [michael-]mannien [avec une femme à ses côtés, autre que sa mère qui a fait son temps semble-t-il], comme le patron du club de jazz qui avoue être réellement né le jour où il a accompagné Miles Davis à la trompette. Le saut du nid a lieu lorsque Max doit aller récupérer les informations perdues sur les cibles restantes de Vincent en se faisant passer pour lui. On apprend par le mimétisme. Précédemment il était resté menotté au taxi, ou bien avait répété docilement à son patron par radio les insultes que Vincent lui soufflait.
On aurait pu aussi parler de Training Day, qui reprend cette même idée lumineuse de la voiture-matrice dans ce monde-réseau qu'est Los Angeles. La même fin pour Vincent et Alonzo Harris, emportés tous les deux par le flux en une même posture pathétique, Vincent assis sur un siège du métro, Harris contre sa voiture.
S'adapter pour survivre. Max et Jake Hoyt sont des mutants, nés d'une mère voiture et d'un père humain.
Un père, c'est visiblement ce qu'il manque au platonique chauffeur de Drive qui essaye toutes les figures de substitution possibles sans jamais trouver chaussure à son pied ; il détruit pour le cinéma les voitures que son chef boiteux Shannon construit, il ne fera jamais de courses avec la voiture financée par Bernie Rose. Quant à son voisin Standard Gabriel, il ne comprendra jamais que ce n'est qu'un adolescent qui se cache derrière ce blouson au scorpion... un adolescent entre deux eaux qui s'identifie autant à lui qu'à son fils Benicio. Ils mourront tous d'avoir échouer à incarner cette figure paternelle. Tuer le père et après ? Alors, il reste dans son cocon comme on s'enferme dans sa chambre et conduit encore et encore en écoutant de la synthpop, solitaire, la main crispée sur le levier de vitesses *rires enregistrés*.

[Autres films : Susan's plan de John Landis]

Dies Iræ

Un territoire inconnu, étranger, inoccupé (ce qui veut dire souvent : inoccupé par les "nôtres") participe encore à la modalité fluide et larvaire du "Chaos". En l'occupant et surtout en l'installant, l'homme le transforme symboliquement en Cosmos par une répétition rituelle de la cosmogonie. Ce qui doit devenir "notre monde" doit être préalablement "créé", et toute création a un modèle exemplaire : la Création de l'Univers par les dieux. Les colons scandinaves, en prenant possession de l'Islande (land-nama) et en la défrichant, ne considéraient cette entreprise ni comme une oeuvre originale, ni comme un travail humain et profane. Pour eux, leur labeur n'était que la répétition d'un acte primordial ; la transformation du Chaos en Cosmos par l'acte divin de la Création. En travaillant la terre désertique, ils répétaient simplement l'acte des dieux qui avaient organisé le Chaos en lui donnant une structure, des formes et des normes. 
Mircea Eliade - Le mythe de l’Éternel Retour  - 1949
La destruction du territoire national (qu'elle soit encapsulée dans une catastrophe à l'échelle mondiale ou pas) est une des figures les plus présentes dans le cinéma américain actuel. La chose existait déjà avant mais dans une moindre mesure et semblait alors refléter essentiellement la crainte des conséquences d'un affrontement direct entre occidentaux et soviétiques ; la peur d'un holocauste nucléaire [dans son blog Fins du monde, Jean-Noël Lafargue tient à jour une liste des œuvres en rapport avec la fin du monde].
Le bloc soviétique n'a pas entraîné dans sa chute le genre du film catastrophe. Au contraire, depuis l'avènement de la période des blockbusters, le genre s'est développé et a su trouver de nombreuses voies d'évolution. Il est même devenu un des étendards de cette période, autant que le western pour la période de l'âge d'or ou le road movie erratique pour celle du Nouvel Hollywood.
Cela tient en partie dans le fait que la guerre froide n'était pas la cause de l'existence d'un tel genre mais en était plutôt le réceptacle ; l'espace de projection dans le domaine du possible d'un archétype constitutif et particulièrement vivace de l'inconscient collectif américain.
Cette projection est l'élément essentiel sur lequel repose l'alchimie du genre. Le spectaculaire à l’œuvre ici se doit d'évoluer à la fois dans la forme et dans le fond afin d'être toujours efficient sur le spectateur. En quelque sorte, il doit être ancré dans la réalité proche du spectateur, car celui-ci, à travers le film catastrophe, cherche avant tout à contempler sa propre destruction ou celle de sa civilisation, de son monde.
Ainsi, à la peur de la guerre froide et de ses éventuelles conséquences se sont substituées comme projection dans le domaine du possible les préoccupations du moment :

- les catastrophes écologiques [souvent provoquées par l'homme] : dérèglement du climat [The Day After, Waterworld, 2012], récession énergétique [Mad Max, Southland Tales] ;

- les catastrophes naturelles  : collision de la Terre avec une météorite [Deep Impact, Armageddon], éruption volcanique [Volcano, Le Pic de Dante], tremblements de terre, arrêt de la rotation du noyau terrestre [Fusion], extinction du soleil [Sunshine] ;

- les bouleversements géopolitiques récents [encore Southland Tales, La Somme de toutes les peurs];

- les invasions extraterrestres [Independance Day, La Guerre des mondes, Battle Los Angeles, Transformers] - Il serait évidemment faux de prétendre que les invasions extraterrestres sont une des craintes majeures des américains, mais la symbolique des extraterrestres nous ramène plus dans une dimension géopolitique ; en anglais, on utilise indifféremment le terme alien pour étranger ou extraterrestre.
Dans la grande majorité de ces films, les extraterrestres, s'appuyant sur leur supériorité technologique, viennent pour piller les ressources terriennes. Ce scénario renvoie directement à la politique étrangère américaine actuelle, surtout au Moyen-Orient. Qu'en est-il de ce curieux renversement ? Si le mécanisme semble pleinement conscient et assumé dans La Guerre des mondes de Spielberg, cela semble plus discutable pour un film comme Battle Los Angeles qui tout en poussant ce procédé assez loin en transformant Los Angeles en terrain poussiéreux de guérilla urbaine, véritable réminiscence des villes irakiennes pendant la seconde guerre du Golfe, glorifie aussi les soldats américains et se vautre dans un patriotisme sans aucun recul.
Independance Day est un film qui rend bien compte de cette schizophrénie ; lorsque le président se retrouve face à l'alien capturé et que celui-ci pénètre son esprit, il dit ensuite : "j'ai vu comment ils agissent, ils sont comme un nuage de sauterelles, ils sautent de planète en planète et en pillent toutes les ressources". La fin nous montre le salad bowl qui constitue le casting [le juif mathématicien, l'afro-américain intrépide, le blanc président (...)] contempler un vaisseau en flamme avant que le personnage de Will Smith ne dise au fils de sa compagne "Je t'avais promis un feu d'artifice"... le plus atterrant reste les rires bon enfant de tous les protagonistes qui accompagnent cette punch-line. Une autre séquence montre un pilote d'épandage agricole alcoolique ; alors que son dernier missile est coincé et ne peut être lancé, celui-ci se sacrifie en fonçant sur le vaisseau au cri de "Alright you alien assholes! In the words of my generation…UP YOURS!"... il est difficile de ne pas penser à la séquence de Docteur Folamour où le commandant texan du bombardier, en proie au même problème technique, se retrouve à chevaucher la bombe lorsque celle-ci est finalement larguée, agitant son chapeau à la manière d'un rodéo.
C'est le même patriotisme qui est à l’œuvre dans la série Transformers et dont le troisième épisode montre une séquence de destruction  époustouflante de la ville de Chicago ; étirée dans le temps [elle occupe la dernière moitié du métrage], les notions d'espace et d'échelle y sont triturées avec brio : les protagonistes humains ne semblent pas à leur place dans cette jungle de buildings monstrueux où s'affrontent des robots géants, l'espace y est essentiellement vertical (ce qui contraste notoirement avec les deux premiers films).
Chez Spielberg domine le repli sur soi, la culpabilité et l'empathie ; son film illustre entre autres les conséquences de la politique américaine en l'appliquant sur le sol américain par un tiers.
Chez Bay (pourtant produit par Spielberg), il y a une dimension jouissive et perverse à contempler la destruction ; on ne peut s'empêcher en regardant Transformers 3 de penser à la figure de Néron brûlant Rome. Il ne s'agit pas tant d'une culpabilité refoulée ou d'une scarification expiatoire mais plutôt d'une justification de l'attitude agressive des États-Unis vis-à-vis du reste du monde, une peur et une incompréhension de l'autre qui se manifeste par cette agressivité presque paranoïaque et se retrouve dans la litanique "défense de la liberté", phrase-prière sans contenance, répétée comme un réflexe tant dans les films comme Transformers que par les vrais soldats en Irak lorsqu'on les interroge.

-Le châtiment divin frontal [Légion : L'armée des anges, The Box] - Il peut sembler contradictoire de tenter de réunir les dérives du luthéranisme américain (la prédominance de l'homme sur la nature, la grande proximité de l'homme avec Dieu) avec l'imaginaire apocalyptique tant les deux semblent opposés de prime abord. En fait, Dieu en se vengeant de l'Homme, en se rabaissant à des problématiques morales très humaines, perd de sa dimension mystérieuse et supérieure. Le numineux est ainsi replacé, rétrécit dans un plan exclusivement humain ; c'est déclarer nos questionnement moraux comme universels, ce n'est pas s'élever au niveau de Dieu mais plutôt le rabaisser au nôtre. Il y a aussi dans ces films, un "américano-centrisme" assez prononcé ; Dieu ne punit pas l'humanité mais les américains ; Le territoire sacré est décrit par Mercia Eliade comme un tunnel vers le divin, un espace "connecté" au divin. C'est donc par là que débarque la puissance divine et c'est par là que commence inévitablement l'apocalypse.

-L'apparition de monstres géants [Cloverfield, Godzilla] - Cloverfield se passe d'un contexte crédible [ici il n'est pratiquement qu'un prétexte à l'action] mais utilise une forme permettant une immersion plus grande du spectateur ; en jouant sur la réminiscence du flot des images amateures du 11 septembre et en supprimant le point de vue de Dieu pour opter pour une vision beaucoup plus subjective [et réaliste] de l'action, difficilement lisible. Aujourd'hui les images d'une catastrophe réelle ne sont plus filmées par les seules équipes de télévisions mais surtout par les caméras bas de gamme des téléphones portables ou appareils photos des protagonistes ou témoins directs de l'action, un réseau gigantesque que plus rien ne peut concurrencer.

-propagation d'un virus mortel [12 monkeys, 28 jours plus tard, La Planète des singes, le commencement] - Ce dernier exemple est particulièrement intéressant, où l'on assiste à un glissement dans la cause de l'extermination au sein d'une même série ; de la fameuse réplique de Charlton Eston à la fin du film original, "You maniacs ! You blew it up !...", qui nous ramène implicitement à un holocauste nucléaire au générique de fin du récent prequel qui à contrario nous montre la contamination du globe par un virus;

-asservissement de l'humanité par les machines [Terminator, Matrix] - On a déjà beaucoup parlé sur ce site du rapport complexe qu'entretient l'Amérique avec la technologie. Dans les deux films, la Terre est ravagée par les guerres que se livrent hommes et machines. Elle devient un  territoire aride et stérile, véritable résurgence et extension des no man's lands de la Première Guerre mondiale. Il y aurait sûrement beaucoup à dire sur le rapport qu'entretien Matrix au sol, à la terre ; le premier film nous présente une surface entièrement recouverte d'une épaisse couche nuageuse que la lumière du soleil ne perce plus, un hiver sans fin, mais il faut attendre les Animatrix pour en connaître la cause. Ce sont les humains qui ont délibérément provoqué cette catastrophe dans le but de priver les machines de leur source d'énergie, la lumière du soleil. En brisant le lien nourricier qui l'unit au couple primordial Soleil / Terre, le père et la mère, l'humanité se condamne, obligeant dès lors les machines à une stratégie énergétique extrême ; élever les humains déconnectés de la réalité dans de grandes fermes géantes afin d'en récupérer l'énergie bio-électronique. Ironiquement ce sont désormais les machines qui recréent un lien nourricier avec leur propre figure maternelle, l'humanité.

Au final, si le western raconte la conquête d'un nouveau territoire, l'édification d'une nouvelle mythologie, les blockbusters apocalyptiques montrent, eux, avec un acharnement expiatoire la destruction de ce même territoire sacré. Parce que les américains, en un temps très court, ont été amenés à complètement renverser les valeurs sur lesquelles leur pays s'est bati.
Les deux genres se répondent parfaitement, jusqu'à s'entremêler [parfois de manière incongrue comme dans Cowboys & Aliens, qui joue maladroitement sur la collision entre ces deux genres phares] dans un cycle sans fin et dans ce qui semble être un désir de recommencement ; la destruction se justifiant alors par la reconstruction qui suivra, comme une volonté de retour à l'état premier de ce que fut la nation américaine. Des films comme The Postman par exemple, ou la récente série Terra Nova rendent directement compte de cet idéal.
[De manière générale, les films catastrophes aiment à s'enraciner dans l'histoire américaine, citons Independance Day ou Transformers, pour acquérir une forme de légitimité. Il y a là encore une recherche de perpétuation de l'héritage culturel américain. On ne s'étonnera pas que Michael Bay ou Roland Emmerich aient respectivement fait Pearl Harbor et The Patriot.]

John Boorman - 3. Zardoz

I am Arthur Frayn, and I am Zardoz. I have lived three hundred years, and I long to die. But death is no longer possible. I am immortal. I present now my story, full of mystery and intrigue - rich in irony, and most satirical. It is set deep in a possible future, so none of these events have yet occurred, but they may. Be warned, lest you end as I. In this tale, I am a fake god by occupation - and a magician, by inclination. Merlin is my hero! I am the puppet master. I manipulate many of the characters and events you will see. But I am invented, too, for your entertainment - and amusement. And you, poor creatures, who conjured you out of the clay? Is God in show business too?
La scène d'introduction de Zardoz, le monologue d'Arthur Frayn, fut ajoutée à la demande des producteurs de la Fox, circonspects devant le film. Elle semble d'abord en bouleverser le sens final en replaçant le personnage d'Arthur Frayn au centre de la scène, lui qui se décrit comme un admirateur de Merlin. Ce monologue tranche aussi avec le reste du film par son traitement, faisant de Frayn un narrateur métadiégétique, prémisse du personnage de Merlin dans Excalibur, qui lui aussi évoluait à cheval sur plusieurs niveaux de la diégèse pour signifier sa place trouble dans le mythe arthurien, entre dieux et humains.
Mais de fait, Arthur Frayn - Zardoz  - n'est pas Merlin. Car même s'il aspire à être un magicien, il n'est au final qu'un prestidigitateur, un illusionniste qui ne trompe que lui même comme le lui rappelle Zed à la fin du film. Un pantin qui s'est rêvé marionnettiste ["I am the puppet master"]. Il est une résurgence du magicien d'Oz, la figure de la désillusion, auquel il emprunte le nom malicieusement maquillé. Qu'il se cache derrière un masque de pierre ou un nom obscurcit, Frayn ne fuit que lui-même, son impuissance, et ne cherche qu'une chose, la mort. C'est ce qui le pousse dans une pulsion destructrice à créer Zed, qui le tuera une première fois dans ce qui est un des multiples faux-semblants du film avant de le délivrer définitivement en détruisant le Tabernacle / cristal.

Zardoz reste, encore aujourd'hui, un film d'abord peu évident. Élaboré à partir d'un rêve de John Boorman, il semble saturé de références hétéroclites, une bouillie confuse qui rend le film peu digeste. S'ajoute à cela un faible budget et une esthétique qui ne réussit jamais à se détacher de celle de son époque, les années 70 et qui confère aujourd'hui au film une patine assez kitsch.
On peut le considérer comme un brouillon de ce qui sera plus tard Excalibur. C'est surtout vrai à travers la thématique du film qui annonce celle de la grande œuvre de Boorman.
Les deux films traitent de l'Ubris qui caractérise l'homme, de son émancipation vis-à-vis de la nature, et surtout de la difficulté de la chose, de ce qu'elle implique comme tiraillements. Ce thème est celui qui guide toute l’œuvre de Boorman, ce lien cassé avec la nature et qui laisse l'homme orphelin, en proie à de perpétuelles névroses nées d'une cicatrice qui ne peut se refermer. Mais ici et comme dans Excalibur, Boorman, inspiré par l’œuvre de Carl Jung, persuadé de la nécessité de transmettre les mythologies qui s'abreuvent des fondations de la psyché humaine [ce que Carl Jung appelle inconscient collectif, la couche la plus profonde, la plus obscure de l'inconscient, constituée d'images archétypales élémentaires], a tenté de donner à son film le souffle baroque et onirique qui habite les contes. La réussite est discutable, mais au-delà, c'est l'ambition qui doit être mise en avant. Ainsi malgré des contraintes budgétaires importantes, transparait une puissance symbolique dans nombre des plans qui composent le film.
The gun is good. The penis is evil. The penis shoots seeds and makes new life to poison the Earth with a plague of men, as it's once was. But the gun shoots death and keep the Earth free of the filth of Brutals. Go forth and kill. Zardoz has spoken.
Dans son essai "Le sacré et le profane", Mircea Eliade cite une chanson abyssine : "Celle qui n'a pas encore engendré, qu'elle engendre, celui qui n'a pas encore tué, qu'il tue!". 
Le faux dieu Zardoz oppose le pénis et l'arme dans le monde des brutes. Le pénis qui donne la vie, l'arme qui donne la mort. On peut déjà discerner dans les ordres qu'il donne à ses troupes, les exterminateurs, la dimension morbide d'Arthur Frayn et des autres éternels.
Le pénis et l'arme représentent à eux deux le cycle de la vie, ils en sont respectivement la composante féminine (la source de vie) et masculine (la source de mort) qui se complètent. Frayn qui en est désormais exclu, régente le cycle de la vie, en sélectionnant les brutes dignes de se reproduire et en fournissant les armes aux exterminateurs. L'image-clé dans l'esprit de Zed est d'ailleurs le viol qu'il perpétue sur une plage, "là où la terre et la mer se rejoigne", à l'union des corps répond la rencontre entre la terre [traditionnellement associée à la figure de la mère ; la terre nourricière], et la mer [souvent associée à la mort, lien avec le monde des morts à travers ses profondeurs, le lieu où le soleil disparaît, meurt, pour ensuite renaître dans le ciel].
Plus que des êtres immortels, les éternels aspirent à être des dieux. Ils règnent sur le reste de l'humanité et pensent pouvoir acquérir la connaissance des secrets de l'univers.
Ils aspirent à vivre dans le Temps sacré, le temps des dieux que définit Eliade ; le temps cyclique de l'éternel recommencement, mais ils pervertissent cette notion.
En somme, pour l'homme religieux des sociétés primitives et archaïques, l'éternelle répétition des gestes exemplaires et l'éternelle rencontre avec le même Temps mythique de l'origine, sanctifié par les dieux, n'impliquent nullement une vision pessimiste de la vie ; bien au contraire, c'est grâce à cet "éternel retour" aux sources du sacré et du réel que l'existence humaine lui paraît sauvée du néant et de la mort.
La perspective change totalement lorsque le sens de la religiosité cosmique s'obscurcit. C'est ce qui se passe dans certaines sociétés plus évoluées, lorsque les élites intellectuelles se détachent progressivement des cadres de la religion traditionnelle. La sanctification périodique du Temps cosmique s'avère alors inutile et insignifiante. Les dieux ne sont plus accessibles à travers les rythmes cosmiques. La signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or, la répétition vidée de son contenue religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l'existence. Lorsqu'il n'est plus un véhicule pour réintégrer une situation primordiale, et pour retrouver la présence mystérieuse des dieux, lorsqu'il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant : il se révèle comme un cercle tournant indéfiniment sur lui-même, se répétant à l'infini.

Mircea Eliade - Le mythe de l’Éternel Retour -1949
A travers les éternels c'est la vanité de notre civilisation moderne que Boorman remet en cause, comme il le fait dans La Forêt d'émeraude, Délivrance, Duel dans le Pacifique ou Excalibur.
C'est la perte du rapport au sacré que dénonce Boorman, ou plutôt l'évolution de ce rapport, son affaiblissement progressif au sein de la société occidentale, comme Nietzsche dans sa formule "Gott ist tot" ou Jung dans Psychologie et Religion.

La société des éternels vit en marge du reste de l'humanité, isolée par un seul champ de force invisible, on pense ici à la notion de Plafond de verre, barrière invisible qui limite la circulation entre les différentes classes sociales.
Les vortex, subdivisions du monde des éternels, semblent être des micro-sociétés idéales, égalitaires, où tout le monde travaille pour le bien-être de la collectivité. Mais rapidement Zed découvre que sous l'utopie de surface se cachent de nombreux dysfonctionnements ; tout d'abord les apathiques, éternels victimes d'une maladie incurable qui les rends léthargiques, puis les dissidents, personnages condamnés à être vieillis jusqu'à la sénilité pour s'être trop écarté de la pensée dominante.
De plus, avec le temps les éternels sont devenus impuissants et ne ressentent plus de désir sexuel [la morphologie de Zed contraste fortement avec l'allure androgyne des éternels]. Ce que l'on croyait être une société harmonieuse où chacun peut s'exprimer au sein d'une conscience collective n'est en réalité qu'une société répressive en totale décomposition. Car les éternels ne sont pas maîtres de leur destin mais sont condamnés à l'immortalité ; leur vie est en effet dirigée par le Tabernacle, un cristal, qui contient leur mémoire et les ressuscite chaque fois que l'un d'eux vient à mourir. Les créateurs de cette société ont volontairement effacé leur mémoire afin de ne jamais savoir où se trouve le cristal.
Ainsi cette société utopique se transforme en une prison qui se délite de l'intérieur, qui se cristallise, qui pourrit lentement. Ceux qui voulaient devenir des dieux se retrouvent figés progressivement, comme les statues des divinités antiques qu'ils ont empilées stérilement dans leur musée désert [les éternels détruiront dans un déchainement de folie toutes les statues et les antiquités entreposées, annonçant ainsi leur propre mort].
Les œuvres d'art et antiquités ont une autre signification, celle de la nécessité de la transmission aux générations futures : abandonnées, c'est toute l'humanité qui stagne sans mémoire [dans une scène ironique, on peut voir Zed trouer par inadvertance un des yeux du portrait du docteur Gachet de Van Gogh].
Boorman nous montre le renouveau de la mémoire, de cette transmission du savoir à travers de magnifiques projections lumineuses sur les visages de  Zed et des éternels qui l'aident [la connaissance comme une illumination]. Transmission amorcée par Frayn lorsqu'il guide Zed vers la bibliothèque abandonnée dans le monde des brutes ; lorsque Zed réalise la supercherie de Zardoz en lisant Le Magicien d'Oz, c'est une prise de conscience, la fin d'un aveuglement qui nous est signifiée.
Quand Zed réussit à détruire le Tabernacle, la société scientiste qu'il dirigeait explose en même temps, s'en suit un déchaînement de sexe, de violences animales et de mort ; tout ce qui a été réfréné, inconsciemment refoulé, resurgit de la plus brutale des manières. Les éternels implorent les exterminateurs de les délivrer en leur donnant la mort.
En cela les éternels sont littéralement des anti-héros, dans le sens où ils s'opposent radicalement à l'archétype du héros qui doit renaître pour s'accomplir. Eux dépérissaient de leurs stériles renaissances (lorsque Zed est capturé peu après son arrivée dans le vortex, on peut apercevoir l'embryon d'Arthur Frayn, renaissant après sa chute du masque de pierre), et c'est dans la mort qu'ils pourront se réaliser.
A l'inverse Zed est avalé par le Tarbenacle qu'il détruira de l'intérieur, d'un coup de feu sur son propre reflet au sein du cristal, mais vêtu comme un exterminateur et portant le masque de Zardoz, scellant définitivement son émancipation nouvelle.
La fin montre le renouveau de la transmission générationnelle en un plan obstinément fixe [il y a une énergie qui transpire de ce plan, comme si Boorman en fixant sa caméra voulait nous contraindre à regarder... c'est un plan impératif] qui nous montre Zed et Consuella avoir un enfant, celui-ci grandit puis s'en va en même temps qu'eux vieillissent, assis face caméra en se tenant la main. Lorsqu'ils arrivent à l'état de squelette, un zoom nous montre une emprunte de main.préhistorique sur la paroi de la grotte qui les abrite. Cette affirmation primitive d'une identité est le véritable message du film ; la croyance que l'humanité n'avance et ne survit que par le lien des générations et les traces qu'elles laissent aux suivantes, comme une lumière qui éclaire leur chemin.
La mémoire platonicienne a perdu son aspect mythique : l'anamnèsis ne ramène plus de l'au-delà le souvenir des vies antérieures. Mais elle conserve, dans ses rapports avec la catégorie du temps et la notion d'âme, une fonction analogue à celle qui était exaltée dans le mythe. Elle ne cherche pas à faire du passé, en tant que tel, un objet de connaissance. Elle ne vise pas à organiser l'expérience temporelle ; elle veut la dépasser. Elle se fait l'instrument d'une lutte contre le temps humain [...] Elle lui oppose la conquête, par l'anamnèsis, d'un savoir susceptible de transformer l'existence humaine en la rattachant à l'ordre cosmique et à l'immuabilité divine. Au moment où s'affirme la préoccupation du salut individuel, l'homme en cherche la voie dans son intégration au tout. Ce qu'il attend de la mémoire, ce n'est pas la conscience de son passé mais le moyen d'échapper au temps et de rejoindre la divinité. 
Jean-Pierre Vernant - Aspects mythiques de la mémoire - Journal de la Psychologie, 1959

You're gonna want to look around. But you are not going to, are you ?

En 2005 sortait War of the worlds, adaptation cinématographique du roman d'Orwell par Steven Spielberg. Beaucoup se réfèrent souvent à celle radiophonique d'Orson Welles, dont la légende boursouflée a depuis longtemps éclipsé une réalité plus terne.
A l'aube de la seconde guerre mondiale, Welles inventait par la force des circonstances une narration à ce point révolutionnaire qu'elle en arrivait à chambouler une petite partie des auditeurs, incapables d'y discerner les attributs fictionnels.
Spielberg et Welles ont en commun ce talent qui leur permet de générer quelque chose d'extraordinaire à partir de conditions précaires et chaotiques (en un sens, Welles en a fait une marque de fabrique). MacBeth entre autres pour Welles, Jaw pour Spielberg... ces deux films tirent leurs aspects novateurs et remarquables du fait même que leurs créateurs durent composer avec des contraintes matérielles importantes.
Cependant, Spielberg a su dompter Hollywood avec autrement plus de réussite que Welles (leur opposition est totale sur ce point), lui permettant depuis longtemps de déployer des moyens considérables sur ses productions et de disposer ainsi d'une liberté qu'il semble maitriser aussi naturellement que les conditions contraignantes évoquées précédemment (pour War of the worlds, Spielberg collabore avec David Koepp à l'écriture, le scénariste majeur de ces vingt dernières années (déjà évoqué quelques fois ici) et avec Janusz Kaminski son brillant et fidèle directeur de la photographie depuis Schindler's List).

Dans l'adaptation de Welles s'esquisse à la fois celle de la guerre mondiale à venir et une prise de conscience populaire relative aux bouleversements que connaissent alors les sciences physiques ; les théories astrophysiques d'Einstein et le principe d'incertitude au niveau sub-atomique d'Heisenberg. De tous côtés la physique dynamite une vision du monde figée et donne à voir un univers étrange, infiniment vaste et inconnu ; un rétrécissement multiple et une remise en cause fondamentale de la place de l'homme dans l'univers pour des occidentaux sortis difficilement du dogme géocentrique et sous l'influence d'un monothéisme judéo-chrétien qui place l'homme au sommet de la création, avec en outre une distance entre l'homme et le divin encore rétrécie par l'avènement du luthéranisme.

Chez Spielberg, la multitude d'angles d'analyse qu'offre le film donne le vertige. Ce film scelle le génie du plus grand cinéaste d'une génération qui a transformé le cinéma. La première à avoir pleinement digéré l'héritage d'Hitchcock et son apport à la mise en scène.
La grammaire cinématographique de Spielberg dépasse de loin en sophistication celle d'un Kubrick où la composition photographique domine encore largement un mouvement cinématographique archaïque et linéaire, y compris dans ses fameux travellings ou son utilisation du zoom arrière dans Barry Lyndon et Full Metal Jacket. Kubrick traite encore le mouvement comme une simple extension de son système pictural.
Les mises en scène de Kubrick, Ford ou Kurosawa sont cristallines, elles restent le meilleur moyen d'appréhender ce qu'est la réalisation au cinéma [le propos n'est pas ici de diminuer la puissance de la mise en scène de ces trois références qui comptent parmi mes réalisateurs préférés mais simplement de souligner la simplicité apparente de leurs mouvements de caméra]. Celles de Spielberg, De Palma, Scorsese et bien d'autres après (Fincher de manière évidente) nécessitent une plus grande acuité, l'interdépendance entre les plans y est prépondérante et ces films ne peuvent dès lors plus s'analyser comme une simple somme de plans puissamment composés [là encore, je n'essaye pas d'insinuer que le cinéma de Ford n'est qu'un enchaînement de compositions].
[Rafik Djoumi détaille bien mieux que je ne pourrais le faire quelques éléments de mise en scène de War of the worlds dans l'analyse qu'il en fait.]

Comme l'adaptation radiophonique de Welles, le film de Spielberg semble en phase avec les préoccupations du moment ; le film appartient pleinement à une décennie du cinéma américain passée à analyser les évènements du 11 septembre. Il en est même le plus brillant représentant ; le fait que le réalisateur de Close Encounters of the Third Kind et E.T. décide d'adapter War of the worlds est déjà en soi lourd de sens. On peut situer le film comme l'aboutissement d'une trilogie aussi sombre et inquiète que lumineuse [la photographie si particulière de Janusz Kaminski sur les trois films reflète bien cet état d'esprit], avec A.I. et Minority Report. Trois films hantés par des machines tripodes, incarnation d'un inconscient collectif américain à la dérive, d'une froideur dans l'exécution toute mécanique : monstres géants dans A.I. et War of the worlds utilisés pour capturer respectivement les robots et les humains... dans Minority Report, ils sont de petits robots intrusifs chargés de vérifier les identités, prenant d'assaut les habitations d'un immeuble dans une scène qui en rappelle, par son utilisation transparente de l'architecture, une autre de De Palma dans Snake Eyes [écrit par David Koepp (...)] en plus de suggérer la précarité nouvelle de la vie privée.
Comme tous films post-11 septembre, l'action y est recluse dans le territoire américain [c.f. l'abondance des films sur la deuxième guerre d'Irak, se déroulant pour une écrasante majorité aux E-U.], ravagé dans un mouvement cathartique, une réplique amplifiée de l'évènement, continuité et écho des rediffusions en boucle sur les chaines de télévision américaines.
La télévision, justement, est elle aussi un élément central du dispositif à l’œuvre dans le film. Spielberg récupère celui de Signs de M. Night Shyalaman, notamment son obstination à ne jamais adopter d'autres point de vue que celui de la cellule familiale... un repli sur soi, là encore. L'action, lorsqu'elle n'est pas cachée, est montrée essentiellement au travers d'écrans de télévision, de lucarnes qui segmentent l'espace du plan et le rétrécissent ou de manière indirecte [on notera notamment l'utilisation massive des reflets dans les deux films]. Spielberg effectue ici un travail de sape vis-à-vis de la forme traditionnelle du blockbuster américain en dépréciant toujours plus le traditionnel point de vue de Dieu ou de Sirius.

De fait, il pousse son procédé encore plus loin à travers la fille de Ray, Rachel.
Une scène époustouflante parmi tant d'autres, celle qui suit la nuit passée dans le sous-sol de la maison familiale et où lumières et bruits agités filtraient à travers une étroit soupirail sans qu'on sache de quoi il en retournait. En un long plan séquence, on suit Ray Ferrier sortir des gravas au petit matin, la caméra reste longtemps figée sur son attitude ébahie, avant de s'en détourner pour finalement nous faire partager ce que ses yeux ont vu, la carcasse d'un avion de ligne écrasé sur la maison. Il découvre par la suite une équipe de télévision déjà présente sur le crash : le caméraman, sourd, est en train d'extraire un casier de nourriture de la carcasse, la journaliste, elle, montre à Ray sur un moniteur de montage les images des étranges éclairs précédant l'invasion.
- Hey. Were you on that plane ?
Ray shakes his head no.
- Oh, that's too bad, it would have been a really great story.
Dans cette scène, Tom Cruise nous est montré comme un spectateur impuissant, d'abord en se terrant dans le sous-sol de la maison, obligé de fixer le soupirail, ensuite en contemplant la carcasse écrasée puis finalement en regardant les images du moniteur dans le van de l'équipe de télévision, c'est l'attitude qu'il aura une grande partie du film. C'est une véritable castration de ce canon du héros américain arrogant et une situation qui participe une nouvelle fois à l’attitude "aposatasique" de Spielberg vis-à-vis du blockbuster américain classique.
Lorsque le père et ses enfants quittent la maison, Ray s'adresse à sa fille avant de sortir du sous-sol :
- You keep your eyes only on me, you understand ?
Don't look down, don't look around me. I'm taking you to the car and you're gonna want to look around. But you are not going to, are you?
Ce n'est pas la dernière fois qu'il tente d'empêcher sa fille de regarder l'action ; peu après lors d'une pause à l'ambiance onirique (le même onirisme que celui développé dans The Night of the Hunter), il lui couvre les yeux de sa main lorsqu'elle découvre une multitude de cadavres qui descendent la rivière... Encore plus ferme, il lui bande les yeux avant d'affronter Harlan. Ce conseil paternaliste et répété s'adresse surtout au spectateur auquel il refuse la vision du crash de l'avion et de l'affrontement avec Harlan. Les deux enfants de Ray, Rachel et Robbie figurent bien les deux facettes du public américain : Rachel est une spectatrice traumatisée par ce qu'elle voit mais qui ne peut s'empêcher de continuer à regarder. Robbie représente le désir belliqueux et exacerbé de vengeance, impulsif et prêt à tout pour aller combattre.
Spielberg se place évidemment dans la position de Ray, une personne dépassée autant par les évènements que par les réactions qu'elles entraînent tout en sachant qu'il lui incombe de se positionner, d'agir. Spielberg avait déjà montré son immobilisme, sa peur face à l'action avec le personnage d'Upham dans Saving Private Ryan.

Car comme plus tard dans le brillant The Mist de Franck Darabont, le film se veut avant tout un appel à l'auto-critique du peuple américain. The Mist dont on a déjà parlé ici montre la faillite, le renversement des valeurs initiales sur lesquelles s'est bâtie la mythologie américaine. Le brouillard y figure l'aveuglement d'un peuple, le danger venant autant du fanatisme, du racisme de classe présent à l'intérieur du supermarché que des créatures échappées de la faille spatiale créé par les expérimentations de l'armée américaine.
C'est au travers de scènes grandioses et effrayantes d'hystéries collectives que Spielberg nous montre ce délitement.
Le personnage d'Harlan est l'aboutissement de cette facette de l'Amérique : coincé dans sa cave, affutant ses armes le regard fou. Lorsque Ray décide de le tuer, il reprend en main pour la première fois son destin de héros. Il faut considérer la brutalité du sens de cette séquence ; où Spielberg nous signifie que la solution pour l'Amérique passe avant tout par une rédemption interne.
Cette renaissance du héros, commencée par son entrée dans le gouffre d'Harlan se déroulera en plusieurs étapes. Après avoir triomphé du "mal intérieur" Harlan, il s'extériorise en s'attaquant à un tripode extraterrestre qui capture Rachel. Il se fait avaler au cœur du tripode pour en ressortir... on retrouve là encore le motif de la renaissance. Finalement, l'arrivée à Boston, berceau de la civilisation américaine marque un retour aux sources, la reconstitution de la cellule familiale, et la victoire totale sur l'envahisseur : c'est Ray qui remarque que les oiseaux peuvent se poser sur un tripode sans que son champ de force les en empêche. Lui qui a cherché à fuir et à fermer les yeux une longue partie du récit achève définitivement sa métamorphose. Mais Ray reste un héros au périmètre réduit, il n'a pas sauvé la Terre, il a simplement réussi à devenir un vrai père aux yeux de ses enfant et c'est là l'essentiel pour lui... et pour Spielberg qui plutôt que de livrer un film épique sur une guerre interplanétaire préfère se recroqueviller dans un récit familial.

Le Deus ex machina brutal et frustrant qui conclue le film est encore une fois une remise en cause du modèle cinématographique américain et de son traditionnel héros christique. On peut voir le film comme un questionnement sur le rapport au sacré en cours dans le luthéranisme et dans la société américaine, qui a développé avec le temps une proximité à Dieu qui tient de l'absurde. Lorsque l'on voit le premier tripode sortir de terre à New York, c'est une église qui se trouve séparée en deux par la faille qui parcours le sol, comme une vulgaire maquette, apparaît alors un halo lumineux au travers d'elle, qui finit de la "déchirer".
Il faut y voir un appel à l'humilité, à la prise de distance face à la grandeur de la création et ses mystères. Une acceptation de l'impossibilité chez l'homme à percevoir le divin, la nécessité de le craindre. Le dernier plan, des bactéries microscopiques qui se transforment ensuite en un ciel nocturne et étoilé, illustre bien l'immensité insondable qui enveloppe de toute part l'humanité.

John Boorman - 2. L'importance du sacré dans la fiction

Je crois que l'élément mythique est très fort dans mes films, et lorsque j'étais enfant, j'étais fasciné par la légende arthurienne, en partie par la légende du Graal. Mais ce n'est que lorsque j'ai lu Jung que j'ai compris l'importance des mythes, et que j'ai commencé à comprendre, comme il le fit, à quel point il était important de les préserver, de les renouveler et de les rajeunir, et que les mythes contenaient tout ce qui était important pour un peuple, non seulement pour le passé, mais aussi pour son avenir. Je me suis alors considéré comme appartenant à la tradition des conteurs dont la tâche était de transmettre ces histoires et de les maintenir en vie. Et dans mes films, j'ai été guidé par cette démarche, particulièrement influencé par les mythes celtiques et nordiques.

J. Boorman - entretien accordé à l'Irish Times, le 27 février 1982 - cité par J. Marlaud
Chaque forme de création artistique tient d’une projection de l’homme dans le domaine du divin. L’acte de créer peut être vu trivialement comme un besoin chez l’homme de perpétuer cette filiation qui l’unit au divin en s’appropriant une action qui le définit plus que toutes autres. Mais au-delà de cette analogie en rapport à la création d'un univers ou de la parenté entre le mythe et la fiction, cette dernière entretient de nombreux autres liens avec le domaine du sacré. De natures variées, ces liens continuent aujourd’hui d’irriguer les principes narratifs sur lesquels reposent une partie de la la fiction moderne.
A l’origine de la fiction et de la religion se trouve le mythe, on constate d'ailleurs que la religion et la fiction possèdent de nombreux attributs communs qui confortent cette parenté ; à la mise en place d'éléments permettant la suspension consentie de l'incrédulité répondent des procédés qui visent à stimuler et à conditionner la communion avec le sacré dans la religion (le rite, ...).
Le psychiatre Carl Jung a consacré une partie de ses travaux à mettre en évidence ce qu’il appelle les archétypes et que l’on peut définir comme une unité constante et structurante de l'inconscient collectif.
C’est à travers l’étude des mythes que Carl Jung a tenté de mettre en relief ces archétypes, sous forme de symboles et de figures, constants et universels. Dans sa psychologie analytique, le rapport au numineux joue un rôle constitutif essentiel dans la psyché humaine. Le terme numineux est emprunté au théologien Rudolf Otto qui dans son livre Le Sacré détermine les différentes composantes du rapport au sacré chez l’homme, qui varient en intensité et en nature à travers les âges et les cultures (l'adoration, l'effroi, la crainte, l'étonnement, la fascination, le vertige face à la grandeur, le sentiment du "tout autre"...).
C’est cette somme de sentiments que les mythes s’attachent à transmettre à celui qui les écoute. Aujourd’hui encore, on les retrouve distillés dans une large part de la fiction moderne. [Dans cette optique il est intéressant de constater la fictionnalisation et la dramatisation du traitement de l'actualité, en particulier sportive ; peut-être y a t-il là un désir de s'approprier certains attributs du sacré.]

A travers notamment la figure du héros antique, le mythe nous donne à voir les interactions qui existent entre l’homme et le divin, ou comment l’homme a constitué au fil de l’évolution de sa psyché sa relation avec le divin. C’est là le rôle principal des héros antiques, souvent demi-dieux, mi-dieux, mi-hommes : être la métaphore du rapport que l'homme entretient avec le sacré.
Les héros sont les élus, ceux qui sont observés, épiés et mis à l’épreuve par les dieux. Ceux-ci les aident ou posent des embûches sur leur chemin. Le destin du héros est conditionné et déterminé par les dieux. C'est la signification première de la locution Deus ex machina dans le théâtre grec antique, qui fait apparaître une figure divine afin d'aider au dénouement.
Le héros de fiction moderne conserve beaucoup des caractéristiques du héros antique ou biblique. La principale est d’avoir lui aussi une destinée, d'être observé par le divin. C’est le sens même de la fiction ; on peut aller jusqu’à considérer que sans la présence d’un dieu au sein de la diégèse, la fiction se vide d’une grande partie de sa substance. Ainsi les biopics modernes conservent un style très fortement hagiographique dans leur traitement, le but est de (presque littéralement) canoniser le sujet à travers la sélection d'éléments de sa vie, afin de créer arbitrairement un destin extraordinaire. [C'est aussi la présence du divin qui explique que James Bond soit condamné à ne pas être touché par ses adversaires lors de gun-fights.]
Ainsi le mythe du héros est un drame inconscient qui n'apparaît qu'en projection, comparable aux évènements de la parabole de la caverne de Platon. Le héros lui-même y apparaît un être qui a quelque chose de plus que le caractère humain. Il est dès l'abord caractérisé allusivement comme dieu. Il est psychologiquement un archétype du soi; sa nature divine exprime donc que le soi est aussi "numineux", c'est-à-dire presque dieu, ou qu'il participe de la nature divine.
[...]
Psychologiquement, le soi est une imago dei dont il ne peut être distingué empiriquement. Il en résulte donc une identité d'essence des deux représentations. Le héros est l'acteur de la métamorphose de Dieu dans l'homme ; il correspond à ce que j'ai appelé "la personnalité Manna". Celle-ci exerce sur la conscience une grande fascination, autrement dit le moi succombe aisément à la tentation de s'identifier au héros, ce qui provoque une inflation psychique avec toutes ses conséquences.

C.G. Jung - "Métamorphoses de l'âme et ses symboles" - traduit de l'allemand par Yves Le Lay (Éditions Le Livre de Poche)
Les courants cinématographiques que sont le néoréalisme, la Nouvelle Vague ou le nouvel Hollywood, visent en partie (de manière consciente ou pas) à jouer sur cette caractéristique ficitonnelle. En voulant injecter du réalisme et du naturalisme dans la fiction et dans sa représentation, ils forment de manière indirecte une tentative de remise en cause de l’existence de la divinité intra-diégétique, aspirant à libérer leurs personnages de la fatalité divine, leur donnant un accès illusoire au libre-arbitre, et préférant les confronter au hasard plutôt qu’aux caprices des dieux et de leurs épreuves morales.
Mais ce hasard, artificiel, possède lui aussi les attributs du numineux, il s’agit simplement d’un ajustement de la composition de la perception du sacré chez l'homme ; en diminuer les composantes morales pour les remplacer par une plus grande représentation de l'élément mystérieux... finalement une perception plus distanciée et abstraite du numineux, plus en phase avec la réalité psychologique au sortir de la seconde guerre mondiale et des bouleversements idéologiques et moraux qui suivirent.
Cette révolution n'aboutit finalement que dans son échec, et dans la mélancolie qui en découle ; celle d'avoir cerner les limites de la fiction et du constat sûrement amère de n'avoir pu en élargir le périmètre.
L'état d'errance, caractéristique des personnages de ces mouvements cinématographiques ne signifierait donc pas l'absence du sacré intra-diégétique, mais simplement son imperceptibilité chez ces nouveaux personnages. La recherche de rythmes lents, en rupture avec le cinéma classique ne fait que figurer ce changement psychologique vis-à-vis de la notion de destinée propre aux héros de fiction.
Pour que règne vraiment l'aléatoire, il faut s'écarter autrement plus des principes qui régissent la fiction car le dieu intra-diégétique n'est qu'une projection de l'auteur au sein de la diégèse [peut-être faut-il voir comme un reliquat psychologique de notre monothéisme culturel le fait qu'on attribue quasi-systématiquement la paternité d'un film à une seule personne ?]. Le supprimer totalement, c'est accepter que la fiction perde son sens, que les péripéties aléatoires s'enchainent sans finalité. On trouve des exemples de cette forme d'égarement dans un genre de fiction peu noble, le soap-opéra où l'enchaînement sans fin des péripéties a pour seul but d'alimenter un tonneau des danaïdes dramaturgique. Aucun sens à chercher ici, si ce n'est celui, totalement étranger aux problématiques intrinsèques de la fiction, de créer du contenu télévisuel, de vendre du savon, ou suivant la formule de Patrick Le Lay, "du temps de cerveau disponible".
[Modérons un peu car quelque part les soap-opéras sont ce qui se rapproche le plus de la mythologie grecque dans la fiction moderne, on y retrouve le bouillonnement incessant et furieux de la vie, ce mouvement perpétuel qui peut sembler chaotique mais dont s'échappe invariablement du sens. Finalement, je suis persuadé que même la médiocrité redondante des soap-opéras aboutit à une mise en place de mécaniques internes structurantes.]