Dies Iræ

Un territoire inconnu, étranger, inoccupé (ce qui veut dire souvent : inoccupé par les "nôtres") participe encore à la modalité fluide et larvaire du "Chaos". En l'occupant et surtout en l'installant, l'homme le transforme symboliquement en Cosmos par une répétition rituelle de la cosmogonie. Ce qui doit devenir "notre monde" doit être préalablement "créé", et toute création a un modèle exemplaire : la Création de l'Univers par les dieux. Les colons scandinaves, en prenant possession de l'Islande (land-nama) et en la défrichant, ne considéraient cette entreprise ni comme une oeuvre originale, ni comme un travail humain et profane. Pour eux, leur labeur n'était que la répétition d'un acte primordial ; la transformation du Chaos en Cosmos par l'acte divin de la Création. En travaillant la terre désertique, ils répétaient simplement l'acte des dieux qui avaient organisé le Chaos en lui donnant une structure, des formes et des normes. 
Mircea Eliade - Le mythe de l’Éternel Retour  - 1949
La destruction du territoire national (qu'elle soit encapsulée dans une catastrophe à l'échelle mondiale ou pas) est une des figures les plus présentes dans le cinéma américain actuel. La chose existait déjà avant mais dans une moindre mesure et semblait alors refléter essentiellement la crainte des conséquences d'un affrontement direct entre occidentaux et soviétiques ; la peur d'un holocauste nucléaire [dans son blog Fins du monde, Jean-Noël Lafargue tient à jour une liste des œuvres en rapport avec la fin du monde].
Le bloc soviétique n'a pas entraîné dans sa chute le genre du film catastrophe. Au contraire, depuis l'avènement de la période des blockbusters, le genre s'est développé et a su trouver de nombreuses voies d'évolution. Il est même devenu un des étendards de cette période, autant que le western pour la période de l'âge d'or ou le road movie erratique pour celle du Nouvel Hollywood.
Cela tient en partie dans le fait que la guerre froide n'était pas la cause de l'existence d'un tel genre mais en était plutôt le réceptacle ; l'espace de projection dans le domaine du possible d'un archétype constitutif et particulièrement vivace de l'inconscient collectif américain.
Cette projection est l'élément essentiel sur lequel repose l'alchimie du genre. Le spectaculaire à l’œuvre ici se doit d'évoluer à la fois dans la forme et dans le fond afin d'être toujours efficient sur le spectateur. En quelque sorte, il doit être ancré dans la réalité proche du spectateur, car celui-ci, à travers le film catastrophe, cherche avant tout à contempler sa propre destruction ou celle de sa civilisation, de son monde.
Ainsi, à la peur de la guerre froide et de ses éventuelles conséquences se sont substituées comme projection dans le domaine du possible les préoccupations du moment :

- les catastrophes écologiques [souvent provoquées par l'homme] : dérèglement du climat [The Day After, Waterworld, 2012], récession énergétique [Mad Max, Southland Tales] ;

- les catastrophes naturelles  : collision de la Terre avec une météorite [Deep Impact, Armageddon], éruption volcanique [Volcano, Le Pic de Dante], tremblements de terre, arrêt de la rotation du noyau terrestre [Fusion], extinction du soleil [Sunshine] ;

- les bouleversements géopolitiques récents [encore Southland Tales, La Somme de toutes les peurs];

- les invasions extraterrestres [Independance Day, La Guerre des mondes, Battle Los Angeles, Transformers] - Il serait évidemment faux de prétendre que les invasions extraterrestres sont une des craintes majeures des américains, mais la symbolique des extraterrestres nous ramène plus dans une dimension géopolitique ; en anglais, on utilise indifféremment le terme alien pour étranger ou extraterrestre.
Dans la grande majorité de ces films, les extraterrestres, s'appuyant sur leur supériorité technologique, viennent pour piller les ressources terriennes. Ce scénario renvoie directement à la politique étrangère américaine actuelle, surtout au Moyen-Orient. Qu'en est-il de ce curieux renversement ? Si le mécanisme semble pleinement conscient et assumé dans La Guerre des mondes de Spielberg, cela semble plus discutable pour un film comme Battle Los Angeles qui tout en poussant ce procédé assez loin en transformant Los Angeles en terrain poussiéreux de guérilla urbaine, véritable réminiscence des villes irakiennes pendant la seconde guerre du Golfe, glorifie aussi les soldats américains et se vautre dans un patriotisme sans aucun recul.
Independance Day est un film qui rend bien compte de cette schizophrénie ; lorsque le président se retrouve face à l'alien capturé et que celui-ci pénètre son esprit, il dit ensuite : "j'ai vu comment ils agissent, ils sont comme un nuage de sauterelles, ils sautent de planète en planète et en pillent toutes les ressources". La fin nous montre le salad bowl qui constitue le casting [le juif mathématicien, l'afro-américain intrépide, le blanc président (...)] contempler un vaisseau en flamme avant que le personnage de Will Smith ne dise au fils de sa compagne "Je t'avais promis un feu d'artifice"... le plus atterrant reste les rires bon enfant de tous les protagonistes qui accompagnent cette punch-line. Une autre séquence montre un pilote d'épandage agricole alcoolique ; alors que son dernier missile est coincé et ne peut être lancé, celui-ci se sacrifie en fonçant sur le vaisseau au cri de "Alright you alien assholes! In the words of my generation…UP YOURS!"... il est difficile de ne pas penser à la séquence de Docteur Folamour où le commandant texan du bombardier, en proie au même problème technique, se retrouve à chevaucher la bombe lorsque celle-ci est finalement larguée, agitant son chapeau à la manière d'un rodéo.
C'est le même patriotisme qui est à l’œuvre dans la série Transformers et dont le troisième épisode montre une séquence de destruction  époustouflante de la ville de Chicago ; étirée dans le temps [elle occupe la dernière moitié du métrage], les notions d'espace et d'échelle y sont triturées avec brio : les protagonistes humains ne semblent pas à leur place dans cette jungle de buildings monstrueux où s'affrontent des robots géants, l'espace y est essentiellement vertical (ce qui contraste notoirement avec les deux premiers films).
Chez Spielberg domine le repli sur soi, la culpabilité et l'empathie ; son film illustre entre autres les conséquences de la politique américaine en l'appliquant sur le sol américain par un tiers.
Chez Bay (pourtant produit par Spielberg), il y a une dimension jouissive et perverse à contempler la destruction ; on ne peut s'empêcher en regardant Transformers 3 de penser à la figure de Néron brûlant Rome. Il ne s'agit pas tant d'une culpabilité refoulée ou d'une scarification expiatoire mais plutôt d'une justification de l'attitude agressive des États-Unis vis-à-vis du reste du monde, une peur et une incompréhension de l'autre qui se manifeste par cette agressivité presque paranoïaque et se retrouve dans la litanique "défense de la liberté", phrase-prière sans contenance, répétée comme un réflexe tant dans les films comme Transformers que par les vrais soldats en Irak lorsqu'on les interroge.

-Le châtiment divin frontal [Légion : L'armée des anges, The Box] - Il peut sembler contradictoire de tenter de réunir les dérives du luthéranisme américain (la prédominance de l'homme sur la nature, la grande proximité de l'homme avec Dieu) avec l'imaginaire apocalyptique tant les deux semblent opposés de prime abord. En fait, Dieu en se vengeant de l'Homme, en se rabaissant à des problématiques morales très humaines, perd de sa dimension mystérieuse et supérieure. Le numineux est ainsi replacé, rétrécit dans un plan exclusivement humain ; c'est déclarer nos questionnement moraux comme universels, ce n'est pas s'élever au niveau de Dieu mais plutôt le rabaisser au nôtre. Il y a aussi dans ces films, un "américano-centrisme" assez prononcé ; Dieu ne punit pas l'humanité mais les américains ; Le territoire sacré est décrit par Mercia Eliade comme un tunnel vers le divin, un espace "connecté" au divin. C'est donc par là que débarque la puissance divine et c'est par là que commence inévitablement l'apocalypse.

-L'apparition de monstres géants [Cloverfield, Godzilla] - Cloverfield se passe d'un contexte crédible [ici il n'est pratiquement qu'un prétexte à l'action] mais utilise une forme permettant une immersion plus grande du spectateur ; en jouant sur la réminiscence du flot des images amateures du 11 septembre et en supprimant le point de vue de Dieu pour opter pour une vision beaucoup plus subjective [et réaliste] de l'action, difficilement lisible. Aujourd'hui les images d'une catastrophe réelle ne sont plus filmées par les seules équipes de télévisions mais surtout par les caméras bas de gamme des téléphones portables ou appareils photos des protagonistes ou témoins directs de l'action, un réseau gigantesque que plus rien ne peut concurrencer.

-propagation d'un virus mortel [12 monkeys, 28 jours plus tard, La Planète des singes, le commencement] - Ce dernier exemple est particulièrement intéressant, où l'on assiste à un glissement dans la cause de l'extermination au sein d'une même série ; de la fameuse réplique de Charlton Eston à la fin du film original, "You maniacs ! You blew it up !...", qui nous ramène implicitement à un holocauste nucléaire au générique de fin du récent prequel qui à contrario nous montre la contamination du globe par un virus;

-asservissement de l'humanité par les machines [Terminator, Matrix] - On a déjà beaucoup parlé sur ce site du rapport complexe qu'entretient l'Amérique avec la technologie. Dans les deux films, la Terre est ravagée par les guerres que se livrent hommes et machines. Elle devient un  territoire aride et stérile, véritable résurgence et extension des no man's lands de la Première Guerre mondiale. Il y aurait sûrement beaucoup à dire sur le rapport qu'entretien Matrix au sol, à la terre ; le premier film nous présente une surface entièrement recouverte d'une épaisse couche nuageuse que la lumière du soleil ne perce plus, un hiver sans fin, mais il faut attendre les Animatrix pour en connaître la cause. Ce sont les humains qui ont délibérément provoqué cette catastrophe dans le but de priver les machines de leur source d'énergie, la lumière du soleil. En brisant le lien nourricier qui l'unit au couple primordial Soleil / Terre, le père et la mère, l'humanité se condamne, obligeant dès lors les machines à une stratégie énergétique extrême ; élever les humains déconnectés de la réalité dans de grandes fermes géantes afin d'en récupérer l'énergie bio-électronique. Ironiquement ce sont désormais les machines qui recréent un lien nourricier avec leur propre figure maternelle, l'humanité.

Au final, si le western raconte la conquête d'un nouveau territoire, l'édification d'une nouvelle mythologie, les blockbusters apocalyptiques montrent, eux, avec un acharnement expiatoire la destruction de ce même territoire sacré. Parce que les américains, en un temps très court, ont été amenés à complètement renverser les valeurs sur lesquelles leur pays s'est bati.
Les deux genres se répondent parfaitement, jusqu'à s'entremêler [parfois de manière incongrue comme dans Cowboys & Aliens, qui joue maladroitement sur la collision entre ces deux genres phares] dans un cycle sans fin et dans ce qui semble être un désir de recommencement ; la destruction se justifiant alors par la reconstruction qui suivra, comme une volonté de retour à l'état premier de ce que fut la nation américaine. Des films comme The Postman par exemple, ou la récente série Terra Nova rendent directement compte de cet idéal.
[De manière générale, les films catastrophes aiment à s'enraciner dans l'histoire américaine, citons Independance Day ou Transformers, pour acquérir une forme de légitimité. Il y a là encore une recherche de perpétuation de l'héritage culturel américain. On ne s'étonnera pas que Michael Bay ou Roland Emmerich aient respectivement fait Pearl Harbor et The Patriot.]