De Henry V à Thor

Oh! si j'avais une muse de feu qui pût s'élever jusqu'au ciel le plus brillant de l'invention! un royaume pour théâtre, des princes pour acteurs, et des monarques pour spectateurs de cette sublime scène, c'est alors qu'on verrait le belliqueux Henri, sous ses traits naturels, avec la majesté du dieu Mars, menant en laisse, comme des limiers, la famine, la guerre et l'incendie qui ramperaient à ses pieds, pour demander de l'emploi. Mais, pardonnez, indulgente assemblée; pardonnez à l'impuissance du talent, qui a osé, sur ces planches indignes, exposer à la vue un objet si grand. Cette arène à combats de coqs peut-elle contenir les vastes plaines de la France? pouvons-nous entasser dans cet O de bois tous les milliers de casques qui épouvantèrent le ciel d'Azincourt? Pardonnez, si un chiffre si minime doit représenter ici, sur un petit espace, un million. Permettez que, remplissant l'office des zéros dans cet énorme calcul, nous fassions travailler la force de votre imagination. Supposez qu'en ce moment, dans l'enceinte de ces murs, sont enfermées deux puissantes monarchies, dont les fronts levés et menaçants, l'un contre l'autre opposés, ne sont séparés que par l'Océan, étroit et périlleux: réparez par vos pensées toutes nos imperfections: divisez un homme en mille parties; et voyez en lui une armée imaginaire: figurez-vous, lorsque nous parlons des coursiers, que vous les voyez imprimer leurs pieds superbes sur le sein foulé de la terre. C'est à votre pensée à orner en ce moment nos rois; qu'elle les transporte d'un lieu dans un autre, qu'elle franchisse les barrières du temps, et resserre les événements de plusieurs années dans la durée d'une heure. Pour suppléer aux lacunes, souffrez qu'un chœur complète les récits de cette histoire: c'est lui qui, dans cet instant, tenant la place du prologue, implore votre attention patiente, et vous prie d'écouter et de juger la pièce avec indulgence.
W. Shakespeare - "Henri V" - traduit par F. Guizot (disponible sur le site du projet Gutenberg)
Le chœur qui ouvre la pièce Henry V est la première chose que Kenneth Brannagh a jamais mise en image. Il prie le spectateur de faire montre de compréhension face au gouffre qui sépare l'ambition des mots et le peu de moyens qu'offre une scène de théâtre pour les illustrer.
Cet appel à la suspension consentie de l'incrédulité, à l'effort volontaire du spectateur pour combler la modestie des moyens, annonce alors l'importance des mots dans la fiction, fut-elle de cinéma.
Mis en scène avec une austérité extrême, le film se veut plus proche de la tradition du théâtre. Le choix même de cette pièce, plutôt malaimée et insignifiante dans l’œuvre de Shakespeare, relève d'un amour profond pour le dramaturge, au point d'essayer d'en éclairer aux yeux des spectateurs actuels les plus obscures parcelles de son œuvre, de s'en faire un prosélyte.
En faisant siens les mots de Shakespeare enjoignant le spectateur de dépasser le simple cadre étroit et fermé de la scène d'un théâtre, de le fusionner avec l'infini de son imaginaire intime, Brannagh en transfigure malicieusement le sens pour en faire une note d'intention de son œuvre cinématographique à venir. Note d'intention qu'il suivra avec une certaine réussite tout au long de ce premier long métrage, préférant se concentrer sur les attributs de la fiction plutôt que sur ses artifices.
Il y avait sûrement un peu de naïveté de sa part, à considérer le cinéma comme un simple descendant du théâtre, le rabaissant à une banale continuité de ce dernier, une évolution d'un même procédé, simplement plus sophistiqué dans les effets et dans l'illusion, plus large dans le cadre.
En décrétant d'entrée de jeu le dépouillement nécessaire de la mise en scène, son effacement face à la majesté du texte, comme si la vulgarité de ses effets eut pu la souiller, Brannagh adopte une posture tantôt religieuse et soumise, tantôt éperdue et amoureuse vis-à-vis de l'écriture. Mais le voile de la passion se dissipant avec les années, il a paru reconsidérer cette posture tout au long de sa filmographie en tant que réalisateur. Avec comme point d'orgue de ce revirement, son dernier film, Thor, symptomatique d'une autre forme de soumission artistique et qui donne une sensation de vertige à considérer le gouffre qui sépare ces deux films.

D'un extrême l'autre. Cette vision superficielle du cinéma se heurte brutalement avec celle affichée par le cinéma hollywoodien actuel, auto-hypnotisé, et qui se trouve en partie dans une phase ludique et primitive quant à son rapport aux effets numériques. En partie car certains comme James Cameron ou David Fincher ont depuis longtemps trouvé comment utiliser la technologie numérique afin d'ouvrir de nouvelles voies, autant en terme de narration que de mise en scène. L'exemple le plus sidérant chez Cameron reste Titanic, qui des années après impressionne toujours autant par l'intégration des effets numériques au sein de l'appareil filmique, la comparaison avec beaucoup de films actuels n'en est que plus cruelle. Chez Fincher, on retient la recherche sur les nouvelles possibilités qu'offrent ces technologies, avec Fight Club, débordant d'idées jusqu'à saturation et où chaque scène a la densité d'une publicité, puis le huis-clos Panic Room (de loin le plus sophistiqué jamais fait) et enfin Benjamin Button. La suite de sa filmographie n'a pas abandonné le numérique loin de là (les jumeaux dans The Social Network par exemple) mais l'utilisation qu'il en fait est plus parcimonieuse, comme digérée, et aspire à la transparence.
Pour beaucoup des autres créateurs hollywoodiens, l'heure est encore aux balbutiements infantiles. On pense à Clash of the titans de Leterrier ou au 2012 d'Emmerich et son cortège de scènes improbables, déployées en long travellings monotones qui nous montrent tour à tour une voiture et un avion, échouer invariablement à rentrer en contact avec la matière numérique. On essaye bien de nous faire croire que ce sont les acteurs qui tentent de lui échapper, de ne pas se faire submerger par elle dans leur fuite mais c'est l'impression inverse qui saisit le spectateur ; la sensation qu'elle ne fait que prendre la place que les acteurs n'occupent pas au sein du cadre. L'interaction entre eux semble presque impossible, Emmerich échouant à faire oublier la dissociation entre tournage "réel" et post-production. Finalement, on retrouve un peu le travail d'imagination des spectateurs de théâtre chez les acteurs de l'ère numérique, obligés d'imaginer à l'avance toutes ces chimères post-produites.

Cette séparation ressort particulièrement dans Thor, dont l'histoire se déroule en parallèle sur Terre et sur Asgard. Le film joue sur le décalage entre la tragédie boursouflée qui prend forme sur Asgard et la monotonie de la vie terrienne (le film se situe pour moitié dans un Nouveau-Mexique poussiéreux et fade tandis qu'Asgard donne à voir une splendeur ahurissante jusqu'à en devenir risible).
Car le film se moque volontairement de lui-même, étirant le contraste de ses deux lieux jusqu'à les rendre également ridicules : la foule numérique gigantesque qui se presse au fastueux couronnement de Thor comparée à la bourgade désertique sur Terre, l'architecture démesurée et immortelle d'Asgard qui s'oppose aux habitations terriennes, modestes et éphémères (le hangar qui sert de laboratoire, la caravane dans laquelle vit Natalie Portman, les tentes et préfabriqués qui entourent le marteau pris dans la roche). Le film espère tirer profit de cet écart lorsque ces deux mondes se rencontrent, en déployant un humour de circonstance sur le décalage qui en résulte.
Mais cette posture ironique et adolescente tient plus de la non assomption de la dramaturgie et de l'esthétique d'Asgard. Le film qui renonce à trop de gravité par peur du ridicule, préfère injecter de la farce et de la distance dans la tragédie en en caricaturant les codes (une forme de sabotage qui consiste à jouer sur plusieurs degrés, à minimiser le "risque" artistique ; un rationalisme qui contient les germes de sa propre inefficacité en se plaçant sur un barycentre calculé et prudent plutôt qu'en assumant une position artistique tranchée).
Il y a aussi là sans doute, de la part du film, une certaine conscience de sa propre médiocrité, de sa paresse dans l'utilisation du numérique, ainsi dans la bataille qui voit s'affronter les dieux et les géants de glace, on ne distingue que des clones numériques multipliés jusqu'à remplir le cadre ("divisez un homme en mille parties; et voyez en lui une armée imaginaire").
Le film offre en plus une 3D dont on ne saisit que trop peu l'intérêt artistique (là encore, on mesure l'écart entre le dispositif implacable d'intelligence d'un James Cameron sur Avatar et le reste de la production hollywoodienne). Reste un beau plan vers la fin du film, lorsque les trois terriens comprennent progressivement que le tunnel entre les deux mondes ne se rouvrira plus, et où les différents plans sur lesquels se placent lentement les personnages figurent bien le décalage psychologique : Jane Foster reste un long moment centrée au premier plan à attendre immobile, tandis que les deux autres personnages errent dans la profondeur, se résignant peu à peu à regagner la voiture. Scène qui n'a finalement de tragique que son inutilité car contrebalancée immédiatement par une autre, chargée de nous faire comprendre que les retrouvailles sont d'ores et déjà fixées dans une suite à venir, mais qui nous laisse au moins contempler le gouffre du vide spatial dans lequel se déverse en de furieuses chutes infinies l'océan numérique d'Asgard. Image saisissante à la fin de ce film qui pense à tort pouvoir combler son vide intrinsèque en se remplissant de matières virtuelles. Secrètement, on espère voir un jour l'adaptation d'Henry VI.