Sur Pierre Schoendoerffer, filmer la guerre

S'il était américain, Pierre Schoendoerffer, écrivain et cinéaste reconnu (de nombreuses distinctions et récompenses jalonnent son parcours, dont un oscar pour son documentaire La Section Anderson, et est membre de l'Académie des Beaux-Arts, son roman L'Adieu au roi fut porté sur les écrans par John Milius avec notamment Nick Nolte) serait sûrement célébré aujourd'hui par la critique française, à l'instar d'un Samuel Fuller ou d'un John Ford avec qui il partage de nombreux points communs. En premier, celui d'avoir vécu et filmé la guerre, de manière documentaire, puis dans un prolongement fictionnel et cathartique.
Mais être français et filmer la guerre et surtout les hommes qui la font ne revêt pas la même signification que lorsqu'on est américain, surtout dans la seconde moitié du vingtième siècle.
John Ford a d'une certaine manière participé à la naissance d'une jeune nation, à l'élaboration de sa mythologie fédératrice... jusqu'au fanatisme, voir son documentaire This Is Korea, furieux dans l'image comme dans les commentaires terribles de Ford en voix off.
[Il y aurait beaucoup à dire sur la différence de traitement entre Ford et Schoendoerffer, leurs démarches semblent irréconciliables ; là où Ford construit ses documentaires à la manière d'une fiction, usant de tous les mécanismes possibles afin de romancer et d'orienter son documentaire, Schoendoerffer prend le parti pris opposé, filmant la fiction à la manière d'un documentaire.]
Pierre Schoendoerffer n'a pour sa part montré que le délitement d'un vieux pays sur le déclin, qui au sortir de la seconde guerre mondiale ne sait pas réellement s'il doit se positionner parmi les vainqueurs ou les vaincus, et qui dans la continuité va s'opposer brutalement à une inévitable décolonisation (l'épisode le plus indigne est sûrement la répression de l'insurrection malgache de mars 1947 - mais tout classement est ici vain), dont les plaies ne semblent pas prêtes de se refermer, d'un côté comme de l'autre.
Schoendoerffer a ainsi filmé une armée mal aimée, déconsidérée par ses concitoyens, qui s'escrime à courir après un honneur perdu... dont les défaites semblent toujours retentissantes, et les victoires honteuses ou entachées.
C'est la mélancolie d'une armée en déroute qu'il va filmer avec passion et humanisme, raconter un peu les hommes qui la compose, et qui ne trouvent plus de nos jours leur place dans la société pour laquelle ils se battent. Car pour Schoendoerffer, filmer la guerre, c'est avant tout filmer ceux qui la font, ceux qui la subisse... extraire des individualités de cet ensemble qu'on exige ou qu'on pense uniformisé. Dévoiler les tensions, les tiraillements de ces hommes, telle est la tâche quasi-sacerdotale qu'il s'est fixée.

A la différence de la génération qui viendra après lui, une génération qui n'a connu la guerre que de loin, avec des yeux d'enfant ou à travers la bouche de leurs parents : Hope and glory de John Boorman, 1941 de Steven Spielberg, né après la guerre mais fortement marqué par les récits d'un père opérateur radio dans un bombardier, Star Wars de George Lucas, digestion fantastique de la Bataille d'Angleterre, Apocalypse Now de Francis Ford Coppola... cette génération qui filmera la guerre comme un son et lumière hypnotique, avec toute la virtuosité dont elle est capable, et où même avec le soin de la reconstitution, se fait déborder par une volonté emphatique de spectaculaire, quand bien même se veut-il didactique, cherchant à en montrer toute l'horreur : Saving Private Ryan qui s'appuie en partie sur les photos de Robert Kappa, le diptyque sur Iwo Jima d'Eastwood qui s'attache avec minutie à reproduire l'esthétique des photos que l'on peut voir passer dans le générique de fin de Flag of our fathers.

La guerre telle que filmée par Spielberg et Kaminski dans Saving Private Ryan semble trop appuyée, presque vulgaire (ce n'est évidemment pas le mot juste) face à la pudeur que déploie Schoendoerffer, ses plans légèrement tremblants, ne cadrant la plupart du temps que sur les visages aux traits tirés mais presque calmes des blessés, comme ces plans de La 317è section qui annoncent et renvoient de manière troublante à ceux de son documentaire La Section Anderson, réalisé deux ans plus tard.
Chez Spielberg, le spectaculaire se déploie sous nos yeux d'une manière presque trop démonstrative... c'est peut-être aussi cela le travail d'un cinéaste, savoir parfois détourner nos regards de spectateurs immobiles et impassibles d'une horreur oppressante, à la manière du soldat qui se terre dans son trou.
Dans ses fictions, Schoendoerffer s'applique à garder la même distance de sécurité que lorsqu'il filme la vraie guerre de manière documentaire. Il y a chez lui un rapport au documentaire qui va au-delà de la simple affection, en fait, il porte le deuil de ces bobines perdues lors de sa captivité après la chute du camp retranché de Diên Biên Phu, une bataille qu'il filma en tant qu'opérateur pour le service cinématographique des armées. Il réalisera plus tard une fiction retraçant le fil de cette bataille dans laquelle son fils interprète un personnage inspiré de lui-même.
Chez lui, l'action est toujours lointaine, confuse... illisible pour le profane. Souvent, elle est montrée à la jumelle et sobrement soulignée de quelques balles traçantes (La 317è section, Diên Biên Phu). La séquence finale où la 317e section se fait surprendre et anéantir, filmée en un plan fixe pris du sommet d'une cascade qui apparaît en premier plan, paisible et immuable, et au pied de laquelle s'était arrêtée la section traquée en est sûrement le plus bel exemple.
Ces deux films, La 317è section et Saving Private Ryan, se rejoignent pourtant l'espace d'un plan ; les sections filmées sur une crête en contre-jour, avançant en file indienne... de la gauche vers la droite pour le film de Spielberg, dans la direction opposée pour le film de Schoendoerffer, se faisant face comme les deux façons de représenter la guerre ici à l'œuvre.
Peut-être doit-on y voir un décalage culturel, car cette vision, cette distance que met Schoendoerffer lorsqu'il filme la guerre est de nos jours brillamment reprise et exploitée par Florent Emilio Siri, le cinéaste français le plus enthousiasmant de sa génération à mes yeux, dans son film sur la guerre d'Algérie, L'Ennemi intime, film qui partage de nombreux autres éléments avec La 317e section ; même rencontre entre un jeune officier et un vieux soldat, même fin tragique qui montre la guerre comme un monstre dévoreur de jeunesse et d'idéaux.