La rationalisation de la fiction [en cours]

Le statut psychique de la fiction chez le spectateur est plus complexe qu'il n'y parait à première vue. Ce statut pour la plupart des fictions, repose sur le célèbre principe dit de suspension consentie de l'incrédulité attribué à Samuel Taylor Coleridge, qui veut que le spectateur d'une fiction accepte les règles de la diégèse, aussi éloignées soient-elles de sa perception de la réalité. Pour que ce principe reste effectif, il faut néanmoins conserver une certaine cohérence au sein de la diégèse afin de ne pas briser l'identification secondaire du spectateur.
L'identification secondaire est l'identification des acteurs par l'observateur : c'est une identification consciente, transitive; identification sans laquelle il ne peut y avoir nomination et individuation, individualisation et particularisation et, de là et après, universalisation. 
Jean-Marc Lemelin - http://www.ucs.mun.ca/~lemelin/grammaire.9.htm
La fiction a un besoin vital de réalité. Il s'agit d'une attraction réciproque ; il suffit pour s'en persuader de regarder la contamination de la fiction et du spectaculaire à l'oeuvre dans le journalisme [des mots comme drame ou tragédie font pleinement partie du champ lexical du journalisme] ou dans le genre documentaire [on a déjà parlé ici de l'influence du spectaculaire hollywoodien dans  l'élaboration des documentaires scientifiques actuels] ; cette attraction se double d'une compétition acharnée qu'illustre  plus ou moins bien l'expression "la réalité dépasse parfois la fiction". On constate que fiction et réalité, dans une certaine confusion, sont presque placées sur un même plan psychique.

La fiction, pour donner sa pleine mesure, se doit de contenir une certaine dose de réel dans sa composition. D'où l'abondance de mentions "tiré d'un fait réel", qui agissent, presque paradoxalement, comme un label de qualité fictionnelle. Le mécanisme sous-jacent tient au fait que chez le spectateur, l'identification et l'empathie ne sont jamais aussi vives que face au réel. Ces mentions sont littéralement un gage d'intensité de  l'émotion [elles sont placées la plupart du temps en début de métrage, mais parfois, dans ce qui ressemble beaucoup à une fausse pudeur mais qui s'avère n'être qu'un ultime effet narratif, elles sont placées après le dernier plan du film].

Une des expressions les plus sophistiquées de cette symbiose entre réel et fiction est le fake, ce type récent de fiction né sur internet tire pleinement partie de ses environnements de création et de diffusion ; banalisation des appareils miniaturisés de captation, démocratisation des outils de post-production (notamment le tracking), arrivée d'un réseau de distribution instantanée à l'échelle planétaire, qualité relativement médiocre des flux de streaming, difficulté pour l'internaute à identifier la source d'une vidéo, ...
Le fake supprime la composante complice du spectateur pour ne conserver que son statut de victime ; ainsi le fake trompe le spectateur qui croit avoir à faire à du réel "pur" ; d'où une intensité émtionnelle incroyable chez lui à partir d'effets souvent très limités et d'une durée qui varie de quelques secondes à quelques minutes.

Ce mécanisme de la fiction reposant sur une "confusion mentale" est difficile à conscrire à la seule psyché du spectateur. Les auteurs de fiction sont les premiers concernés par le phénomène d'identification secondaire qui est une des conditions nécessaires au processus créatif [cette assertion est relative et n'est que partiellement légitime pour le cinéma, surtout par comparaison avec l'écriture d'un roman par exemple. C'est surtout la pluralité dans le statut de cinéaste qui la nuance ; l'oeuvre de François Truffaut entièrement autocentrée est difficillement comparable avec celle du réalisateur ou producteur américain lambda] ; pour faire émerger pleinement cette dimension autobiographique, il faudrait développer ici sur la nature intime du fantasme et la relation étroite qui lie ce fantasme à l'oeuvre de fiction, cette relation a été largement traitée par la psychanalyse et la psychologie analytique, dans les cadres du conte et du mythe pour l'essentiel [// TODO].
Ainsi, on touve dans les notes d'intentions de cinéastes de fiction certaines constantes comme la "volonté de témoignage" (sic) d'une réalité sociale ou historique. Le cinéma semble particulièrement enclin à ce genre d'amalgames de par la nature de l'image cinématographique qui possède intrinsèquement cette bipolarité ; on ne compte plus les cinéastes qui soit se méprennent sur la nature de la fiction cinématographique, soit sont obsédés par cette dualité de l'image au point d'en faire la clé de voûte de leur oeuvre (De Palma en est l'exemple le plus saisissant).
Face à l'indiscernabilité de la réalité et de la fiction, autrement dit de l'évènement et de l'image, c'est toujours la fiction qui, in fine, rafle la mise. Un soupçon de fiction suffit à absorber la réalité des évènements. Il n'y a donc pas d'un côté "la réalité" et de l'autre sa fiction, mais deux fictions concurrentes : l'une qui s'affiche comme telle et qui réactive la jouissance sur le mode de la reconnaissance (non pas une jouissance morbide liée au plaisir de la destruction du symbole phare de l'Amérique, mais la jouissance du spectateur face au leurre du spectacle), et celle que l'on appelle la "réalité" mai qui n'est en fait qu'une fiction de plus, une fiction de cette réalité. La tragédie de l'illusionné consiste précisément à ne voir qu'une seule des deux fictions et à croire qu'il existe, indépendamment ou à côté de la fiction déclarée, une réalité isolable dont l'image pourrait n'être que le témoin neutre.
          Jean-Baptiste Thoret - 26 secondes, L'Amérique éclaboussée

[Il existe certaines fictions qui recherchent une distanciation du spectateur vis-à-vis de la fiction, on pense ici notamment à la technique de distanciation brechtienne (verfremdungseffekt) qui cherche à casser la catharsis, technique peu usitée dans le cadre qui nous concerne et qui témoigne d'un regard sur la fiction très ambivalent, là aussi en prise avec son rapport au réel mais il s'agit ici presque d'un mariage forcé et malheureux, qui illustre bien de l'illusion du réel qui a cours dans le domaine de la fiction chez les auteurs ; la fiction étant détournée de son but cathartique premier pour devenir un outil politique].

Cet équilibre qui permet la suspension consentie de l'incrédulité est délicat à maintenir tant pour l'auteur que pour le spectateur et nécessite des fondations solides et cohérentes. Une rationnalisation dont le but est de conserver cette illusion que la fiction est "réelle" et qui repose sur plusieurs techniques, parfois très ludiques.
L'encapsulation de la fiction dans l'Histoire est sûrement la technique la plus évidente. Les films historiques ou biographiques mettant en scène des personnages réels au sein d'une fiction tournent souvent à l'hagiographie ; ces films ont tous le même écueil (indépendamment de leur qualités propres) ; fictionnalisé, le personnage réel devient un personnage dramatique à part entière, son histoire et sa puissance dramatique sont alors vampirisées à dessein par la fiction.
Certains partis pris sont plus équilibrés ; ainsi des thrillers politiques américains tels que Les Hommes du président ou Dans la ligne de mire font une utilisation plus parcimonieuse de l'Histoire ["la petite histoire dans la grande"], aboutissant à un rehaussement dramatique sans le phénomène de vampirisation hagiographique propre aux biopics ; en quelque sorte, la fiction reste incluse dans l'Histoire, ne la déborde pas.
Il y a aussi des variations plus ludiques, comme la bd La Jeunesse de Picsou du dessinateur américain Keno Don Rosa [dont nous reparlerons plus bas], qui entre autres intrusions dans l'Histoire met en en parallèle le destin et l'édification de l'empire du canard milliardaire de Carl Barks avec l'histoire américaine (la ruée vers l'or, Teddy Roosevelt, ...). Le film Forrest Gump repose sur un principe semblable, où l'histoire se retrouve fortement impactée, voire résulte de personnages fictifs, non sans une dose d'humour.

Avec l'avènement de fictions structurées massivement par des dynamiques économiques, on assite à une "franchisation" de la fiction (on parle de licence) ; les contraintes économiques aboutissent à un recyclage permanent des personnages à succès ; en bd, en cinéma ou en jeu vidéo [ce phénomène existait avant, notamment dans la littérature, mais il devient ici généralisé et industrialisé]. Suites, préquels, adaptations, transmédialité, ...  Tout ceci aboutissant à une mythologie éparpillée, disparate, et dont l'identité s'étiole progressivement.
Il y a alors nécessité pour les différents auteurs à se positionner dans cet amas souvent contradictoire. Si certains font clairement le choix de la rupture ou de la réappropriation, d'autres essayent consciencieusement de rassembler les morceaux : c'est ce que fait encore une fois K. Don Rosa avec La Jeunesse de Picsou, qui à partir de divers éléments piochés dans les histoires indépendantes entre elles de Carl Barks, bâtit un prélude cohérent, et qui tire une partie de sa force de cette tentative presque volontairement donquichottesque d'arriver à la cohérence totale de la fiction, à l'unification de cette mythologie. Il en va de même pour le film Star Trek de J.J. Abrams, dont la scène finale nous place astucieusement dans le générique du tout premier épisode de la série. Il transpire de cette démarche, une volonté amoureuse de croyance, d'où la rationalisation censée crédibiliser le mythe, lui donner corps.
Une telle rationalisation n'est pas toujours aussi volontaire et audacieuse, elle est désormais une nécessité qui découle de l'abondance industrielle de suites ou d'adaptations ; et compte à ce titre bon nombre de catastrophes : la tétralogie bigarrée qu'est Highlander est un cas d'école : le deuxième épisode voit résusciter le personnage de Ramirez (Sean Connery) par une pirouette aussi grossière qu'opportuniste après le succès du premier film. Mais l'impasse scénaristique (qui mêle future sombre et extraterrestres) et l'échec du film poussent les producteurs du troisième film à complètement l'ignorer. Le dernier épisode fait se rencontrer le héros cinématographique (Connor) et le héros de la série télévisée dérivée (Duncan) dans un crossover dont on devine là encore qu'il est guidé par le seul intérêt économique.
[Dans le même genre, on pourrait évoquer la seconde trilogie Star Wars, la série Lost ou le crossover Crisis on infinite earths, série de DC Comics dont le seul but est d'élaguer une diégèse devenue trop complexe et éparpillée.]
Le spectateur moderne est coutumier de ces impératifs et s'amuse désormais de cet état de fait. Il lui est difficile de ne pas considérer ces productions avec un certain décalage.
De là résultent même toutes sortes d'études fantaisistes dont le but est de forcer la fiction à rentrer dans le canevas de la réalité ; comme les belles-soeurs de Cendrillon s'escrimant à faire rentrer leurs pieds dans le délicat chausson de verre.
Face aux incohérences engendrées par les ratés d'une fiction dont la narration est désormais guidée par des impératifs économiques, il s'agit là encore d'un geste amoureux autant que ludique, qui fait figure d'exorcisme à cette triste constatation.
Citons cette agréable conférence de Rolland Lehoucq, Faire de la physique avec Star Wars :
En utilisant les outils de la physique pour décrypter certaines scènes du film, Roland Lehoucq mène l'enquête : quelle pourrait-être la nature de la Force qu'utilisent les chevaliers Jedi ? Comment construire un sabre-laser ? Comment se déplacent les vaisseaux interstellaires ? Il ne s'agit pas, bien sûr, de détruire la part de rêve inhérente à toute oeuvre de fiction, mais plutôt de s'en servir comme support pour parler de physique de façon ludique. Ce questionnement transforme le spectateur en acteur très proche de l'astrophysicien qui, pour interroger l'univers, n'a d'autres sources que la lumière des astres captée par ses instruments.
[Cette entreprise est d'autant plus courageuse qu'habituellement Star Wars est cité comme exemple parfait de non-respect des règles élémentaires de la physique (bruit dans le vide spatial, ...) dans la fiction.]

Ces études ont des précédents ; pour arbitrer une controverse, Galilée a réalisé une étude de la topologie de l'Enfer de Dante. Dans la préface de la retranscription des conférences de Galilée en français, Lucette Degryse décrit le projet comme suit : 
Il se proposait d'explorer la première partie de La Divine Comédie sous l'angle très particulier d'une topographie géométrisée du gouffre infernal, et avec l'intention déclarée de découvrir les dimensions que Dante avait voulu lui attribuer. Ce projet d'étude du "poème sacré", élaboré par un jeune esprit brillant qui allait mobiliser lois mathématiques et physiques pour "mesurer" l'outre-tombe dantesque, pouvait surprendre de prime abord, mais n'était-il pas plutôt un signe des temps, en cette fin de Renaissance où les mentalités se tournaient résolument vers d'autres centres d'intérêt ?
Elle donne là une indication capitale ; la rationalisation de la fiction découle de la rationalisation du monde qui nous entoure ; avec l'avènement de la science, notre rapport à la religion ou à la fiction romanesque change, celles-ci sont contraintes de suivre l'évolution de la perception de notre environnement. Paradoxalement, la nécessité pour le spectateur de croire est invariable, mais cette croyance est guidée par sa vision de la réalité. On voit là émerger un peu l'enchevêtrement complexe qui lie foi et savoir, fiction et "réel", au sein de la psyché humaine.

[J'ai découvert peu de temps après la fin de la rédaction de cette note, l'essai de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? - lecture essentielle qui développe certains des points soulevés ici et bien d'autres.]