Juge et Hors-la-loi, Un nommé Cable Hogue

Ces films, respectivement de John Huston et Sam Peckinpah, racontent tous les deux la fin d'un genre, le western, autrefois tout puissant à Hollywood.
Ils sont réalisés au début des années soixante-dix, époque contestataire propre à démonter les mythes, et en premier lieu le western, symbole par excellence du cinéma classique hollywoodien, qui s'est lui même en partie construit en recyclant sans cesse le souffle épique de la conquête de l'Ouest américain.
Cette période est un des jalons essentiels de la courte histoire des États-Unis, de ceux qui ont permis de forger une nation (n'y voir aucune allusion avec la notion d'identité nationale selon Sarkozy, ignoble perversion pour moi).
Cela tient sans doute à la nature du cinéma hollywoodien d'avoir fait de cette époque un spectacle, un fond de commerce même ... le genre de récupérations pragmatiques autant que cyniques, souvent géniales, qui peuvent paraître de ce côté-ci de l'Atlantique éthiquement douteuses, tant le débat du réalisme historique reste vif, peut-être de manière incongrue concernant la fiction.
Si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende dit une célèbre réplique de L'Homme qui tua Liberty Valance (John Ford), film clé pour appréhender cet état d'esprit ...

Les westerns spaghettis et Sam Peckinpah lui-même, seront les principaux artisans d'une remise en cause de ce mythe fondateur, insistant avec autant de virulence sur ses facettes violentes et sauvages que ceux qui l'ont propagé le faisaient avec ses aspects "constitutifs".
De fait, le contexte de chaque époque où est raconté cette histoire agit de manière directe sur l'orientation de cette dernière : à la recherche d'une identité succède une réévaluation critique avec l'émergence d'un cinéma plus politisé.

Dans le cas présent, le point de vue est plus ambigu qu'il n'y paraît ; plutôt que de relecture, il faut y voir une certaine continuité ; il ne s'agit pas à proprement parler d'une déconstruction, mais plutôt d'un écroulement ... ainsi Peckinpah et Huston axent leur narration sur l'essoufflement de l'utopie, se focalisant sur la naissance d'un idéal qui va se retrouver progressivement perverti et/ou englouti par la modernité.
La filmographie entière de Peckinpah est tournée vers la mort, le réalisateur a toujours préféré raconter la fin des choses plutôt que leur naissance, il me paraît, avec Visconti, le cinéaste dont l'œuvre est la plus traversée par des fulgurances crépusculaires.

Ici, c'est par le biais (devenu avec le temps presque iconoclaste s'agissant de western) de la comédie que s'affiche l'attachement profond de leurs auteurs pour ces personnages rustres.
On pense à Ford, qui entourait de la même tendresse ses galeries de personnages, alcooliques et bourus, naïfs aussi ; en regardant Roy Bean (Paul Newman) se faire détrousser alors qu'il cherche à assister à la performance de Lily Langtry (Ava Gardner), on pense à la scène où les marins de The Long Voayge Home débarquent en ville, rattrapés par leur candeur dès lors qu'ils se risquent à sortir de leur univers balisé et familier. (Voir aussi la relation entre Cable et Taggart).

La fin de ce monde pionnier et libertaire, insouciant, né dans le désert le plus aride et inhospitalier qui soit, est signifiée par l'irruption de la modernité et d'une certaine perversion qui lui semble inhérente, Cable Hogue (Jason Robards) meurt écrasé par une voiture, Bean, lui ressurgira comme un fantôme vengeur pour détruire ce qu'il avait bâti avec tant d'amour et de candeur.

Peter Weir ou la difficile émergence de l'individu

Cinéaste rare, l'australien Peter Weir a axé une partie de sa filmographie sur le thème de la construction d'individualités au sein d'une collectivité souvent décrite comme un carcan pesant.
C'est à travers cette opposition, cet écartèlement entre aspirations personnelles et contraintes sociales que Peter Weir raconte les personnages qu'il filme.




Dead Poets Society (1989)
L'étouffant cadre d'un collège anglais ... comment un individu doit grandir en supportant le poids du passé et des conventions qu'il a générées.
Le passé et sa résultante, la société, sont symbolisés par les parents des élèves et les membres du corps enseignants qui formatent ces jeunes afin de les faire se conformer à un modèle rigide, une éducation inflexible qui laisse peu de place à l'épanouissement personnel ... quitte à, au passage, en briser quelques uns ... ainsi le jeune Neil Perry Robert (Robert Sean Leonard) préfèrera se suicider plutôt que de suivre la voie que son père a autoritairement tracée pour lui.




The Truman Show (1998)
Au-delà de notre rapport au spectacle, le film dépeint la relation paranoïaque de l'individu face à son entourage.
La collectivité est ici montrée comme un manège absurde et angoissant, un cirque réglé comme une horloge par d'invisibles puissants qui jouent à Dieu derrière des écrans de contrôle, une prison fermée qui tente par tous les moyens d'empêcher tout individu de s'en extraire ; d'après un scénario mélancolique d'Andrew Niccol, l'action prend d'ailleurs place dans un cadre clos, une île qui n'est en fait qu'un studio géant.




Master and Commander : The Far Side of the world (2003)
Ici, une collectivité hiérarchisée à l'extrême.
Film théorique, où chacun doit agir en fonction de sa place dans cette mini-société.
Tous sont interdépendants, entremêlés dans ces cordages ... symboliquement, une scène montre le capitaine Jack Aubrey (Russell Crowe) contraint de trancher le cordage d'un mât cassé, seul lien qui le retient au bateau et qui menace de le faire sombrer, sacrifiant ainsi un de ses hommes resté accroché.
C'est dans ces liens qui enchaînent chaque individu au reste de l'équipage, ce rapport contraint à l'autre qu'il faut chercher la nature véritable des relations à bord du voilier ... comme des rouages pas naturellement adaptés les uns aux autres et qui pour s'ajuster, en s'emboîtant, en viennent à broyer certains. Comme l'aspirant Hollom (Lee Ingleby), véritablement forcé de se suicider sous la pression de l'équipage ... une variable d'ajustement, sacrifiée pour le bien de tous.
Ainsi, après sa mort, le vent qui fuyait le bateau se remet à souffler sur les voiles.