Intelligence Artificielle


Spielberg a souvent l'ellipse ironique ... on se rappelle celle du Monde Perdu qui montrait la bouche de Jeff Goldblum baillant, succédant à celle d'une mère hurlant à la découverte de sa fille attaquée par des dinosaures en contre-champ.
Ici, c'est Monica, la future mère humaine de David en train de se maquiller en voiture alors qu'elle se rend dans l'hôpital où végète son enfant, qui répond à la scène précédente conclue par le même geste, mais exécuté par une mécha dont on vient de nous démontrer la nature limitée.
Ce geste, cette contemplation dans un miroir, n'est ici pas banal mais correspond à une interrogation sur la nature humaine, les critères sur lesquels baser l'humanité ... les capteurs sensoriels, la ressemblance physique et le mimétisme développés par les méchas sont écartés d'emblée mais constituent néanmoins un déclencheur à ce questionnement.
Chez David, c'est l'amour qui est sensé provoquer une tempête sensorielle capable d'engendrer un être émotif.
La principale interrogation, posée dès la première scène, et développée de manière douloureuse par la suite, est l'amour en retour ... l'homme pourra t-il accepter pleinement un tel être ? Et quelle place lui accordera-t-il exactement ?
Le débat ne se fixe pas sur la nature de David, mais sur la perception de cette nature par les différents êtres qu'il sera amené à croiser au cours de son odyssée.

Au début, la perception déformée, la peur de la mère de David, est soulignée par de nombreux procédés de mise en scène ... reflets déformants, utilisation appuyée des portes ou fenêtres en verre décoratif structuré qui hachent sa silhouette, musique sinistre, éclairages ... le jeu inquiétant du jeune Haley Joel Osmont fait aussi merveille. Cette perception montre bien l'interrogation première des humains face à David ... une réaction très occidentale en comparaison à certains films japonais (notamment ceux de Mamoru Oshii qui traitent souvent de thèmes transverses, mais d'une manière autrement plus décomplexée et naturelle).

Les apparences sont trompeuses ... quand Martin, le fils qu'on croyait perdu, sort miraculeusement de son coma, c'est lui qui porte les attributs de l'artificialité : le fauteuil roulant avec un appareil d'assistance respiratoire, puis un exo-squelette qui l'aide à marcher.
Les apparences sont encore plus trompeuses lorsque David tente de se protéger derrière son frère, l'entraînant par mégarde au fond de la piscine ... sous le regard de leur mère qui croit alors à une réaction hostile de David face aux multiples provocations et marques de jalousie de Martin.
De nombreux adultes - la meute - plongent immédiatement pour récupérer Martin et laissent David seul au fond de la piscine, qui observe à travers le mur d'eau, la réanimation de l'enfant organique.

Une fois abandonné, David se retrouve frontalement confronté à cette peur (dont le cercle familial n'aura été qu'un avant-goût) qu'ont les humains des méchas, une peur qui engendre la traque et la destruction cruelle mais presque thérapeutique des méchas par l'homme, forcé (comme dans Blade Runner) de s'interroger sur sa propre "réalité" face à un si troublant reflet.
Il y a beaucoup de similitudes dans les scènes de capture des robots par les humains et celles des humains par les envahisseurs de La Guerre des mondes, notamment dans cet onirisme horrifique (celui dont est fait les contes) et qui n'est pas sans rappeler La Nuit du chasseur.
Guidé par le mécha Gigolo Joe (Jude Law) (qui dira plus tard lors de sa capture, avec le fatalisme propre aux méchas face à la mort : "Je suis ... J'étais") et le Oz-esque Dr Know qui se révèlera n'être que l'interface visuelle d'un banal moteur de recherche, David se rend à Manhattan, en partie submergée par les eaux et prémisse du sort qui guète la race humaine ... comme un sablier à l'échelle d'une civilisation.
C'est la même violence que celle des humains envers les méchas que déchaîne alors David contre son double aux cris de "Je suis unique, je suis spécial", preuve que sa transformation est désormais achevée.

La fin délivre une douce ironie ... synthèse habile du point de vue sur l'Homme de Spielberg et de Kubrick, qu'on penserait à première vue inconciliables, voire opposés (le film semble avoir eu un impact certain sur le discours sociologique de Spielberg) ; ce sont les créatures archéologues dont les vaisseaux sont composés d'une multitude de monolithes noirs (et que Spielberg présente comme plus objectifs ou sages que l'humanité) qui révèleront véritablement à l'enfant qu'il est un humain à part entière ...
Pas seulement parce qu'il est l'un des dernier reliquats d'une humanité qui n'a jamais accepté
totalement le lien de parenté existant entre David et elle (Il n'est pas qu'un enfant dans son apparence ou sa fonction, mais aussi en tant que symbole, qu'héritier de l'humanité) ... c'est son questionnement douloureux, ses doutes et son parcours qui sont la marque de cette condition.
Lorsque David réalise et accepte cela, c'est l'humanité toute entière qui renaît de ses cendres et se réincarne alors dans sa personne.

L'Odyssée de l'African Queen, Dieu seul le sait

L'Odyssée de l'African Queen (The African Queen - 1951) et Dieu seul le sait (Heaven Knows, Mr Allison - 1957).
Deux films de John Huston qui racontent l'amour, pas l'idéal, aseptisé et évident.
Celui-ci est bancal, un peu gauche, il ne nait pas de la pureté des sentiments mais de l'urgence de la situation, de la solitude, du marasme.
Les protagonistes ne correspondent pas aux canons du genre ... leurs corps ne sont plus faits pour l'amour, plus très jeunes, pas vraiment attirants ... il faut attendre que Rose Sayer (Katharine Hepburn) soit véritablement regardée par Charlie Allnutt (Humphrey Boggart) avant de devenir belle ... au départ, cette vieille fille, sœur dévouée d'un pasteur, esseulée dans la jungle africaine ne renvoie que la sécheresse guindée, qui cache sous les règles de la bienséance le douloureux sacrifice de sa vie sentimentale.
Sœur Angela (Deborah Kerr) est une none, mariée à son dieu, l'impossibilité de l'union avec le caporal Allison (Robert Mitchum) est symbolisé par ce peigne qu'il lui confectionne et dépose pudiquement près de sa couche en offrande, lui imaginant une longue chevelure blonde ondulée derrière son voile ... il n'en est rien, elle lui explique qu'elle a été tondue dès son entrée dans les ordres.
Si les femmes sont pieuses, les hommes sont rustres, de peu de manière, délavés par la vie. Humphrey Bogart est un baroudeur solitaire porté sur la bouteille, Robert Mitchum se décrit comme un vieux soldat qui a trouvé dans l'armée la famille qu'il n'a jamais eu.

Dans les deux films, c'est la guerre qui sert de catalyseur, elle qui isole les personnages puis les soude l'un à l'autre, figurant ainsi un vertigineux contraste entre ces masses hystériques qui s'entre-tuent et ces deux êtres qui se dévoilent progressivement l'un à l'autre.
Pour encore mieux les séparer d'une société devenue folle, John Huston filme ses personnages dans une nature primitive, l'Afrique sauvage et une île du Pacifique, revisitant non sans ironie le mythe d'Adam et Ève.
A l'intérieur de cet espace, il leur crée des cocons protecteurs qui forcent encore la promiscuité ; l'African Queen, petit vapeur délabré et la grotte de Dieu seul le sait. Huis-clos jamais pesants.

Les deux films se finissent par le sabotage des armes de guerre du camp ennemi (le vapeur allemand qui bloque le passage au fleuve à la marine britannique et les canons japonais qui menacent le débarquement des américains sur l'île), ce retour héroïque à la civilisation est porté par une une volonté nouvelle, née de l'union des deux protagonistes ... Peu importe que leur amour ne soit pas physique ou complètement avoué (Heaven Knows, Mr Allison - le titre est explicite), c'est ce geste qui le concrétise réellement aux yeux du monde, il en est la projection visible, palpable (percutante même dans le cas de The African Queen).

L'Enfer du dimanche

Semblant aujourd'hui démodé, le cinéma d'Oliver Stone offre trop souvent une vision caricaturale, outrageusement grossière de la société américaine pour être vraiment considéré ... soulignée par une mise en scène nerveuse, qui, plus que d'autres semble avoir subie les outrages du temps.
L'homme a quand même signé quelques bons films, qui tirent d'ailleurs leur force de cette énergie jamais totalement maitrisée ... charges lourdes, pataudes ... imprécises mais qui, mises bout-à-bout nous laisse entrevoir le regard paradoxal que porte cet américain, vétéran de la guerre du Vietnam, sur son pays ... un regard critique naïf (parfois proche de la paranoïa) mais toujours subjugué.

L'Enfer du dimanche (Any Given Sunday - 1999) porte tout le poids du cinéma de Stone sur ses épaules.
A travers cette critique un peu scolaire de l'univers du football américain professionnel, c'est l'Amérique toute entière qui est visée ... montrée ici comme une nouvelle Rome ... aussi cruelle et décadente que l'antique, la métaphore est appuyée au marteau, notamment lors d'une scène entre Tony D'Amato (Al Pacino) et Willie Beamen (Jamie Foxx) entrecoupée avec la séquence de la course de char du film Ben Hur.

Le film est le portrait d'un coach vieillissant qui jette sur son sport un regard certes amoureux et passionné, mais aussi dépité en constatant son évolution cynique (symbolisée par Cristina Pagniacci (Cameron Diaz) la propriétaire du club et opposé parfait du coach, y compris dans les traits physiques) et les sacrifices qu'il lui a concédé, au détriment de sa famille, qui, tout au long du film brille par son absence ... D'Amato semble toujours errer seul dans une maison trop grande pour lui, Stone le filme en train de regarder des photos de sa famille brisée, ou parler au répondeur de son ex-femme ... la scène la plus pathétique étant celle où, vainement, il tente de normaliser ses relations avec une prostituée de luxe, la réponse terrible finit de souligner la solitude du coach.
Au final la plupart des protagonistes sont détruits par le jeu : les joueurs physiquement traumatisés au crépuscule de leur carrière à l'image du vieux quaterback Jack 'Cap' Rooney (Denis Quaid) ou du défenseur Luther 'Shark' Lavay (Lawrence Taylor), Margaret (Ann-Margret), la mère de Cristina, abrutie par l'alcool, ...

Au-delà du coach D'Amato ou de l'ascension du jeune quaterback Beamen, c'est tout un microcosme qui est dépeint (le casting est impressionnant), Any Given Sunday aborde consciencieusement toutes les facettes du football.
Les intrigues et récupérations politiques, l'argent, les rivalités inhérentes au sport, le star system qui n'en finit plus de pervertir les joueurs et le sport qu'ils pratiquent, la course aux bonus, aux primes (au mépris de la vie ou de la santé), le dopage et la légèreté de l'éthique médicale avec le portrait de deux médecins, un vieux cynique (James Woods) et un jeune, idéaliste (Matthew Modine) mais dont on devine qu'il finira comme l'autre, las.
Tous ces excès se reflètent dans la mise en scène stroboscopique de Stone qui fait merveille pour retranscrire l'ambiance d'un match ... la caméra, montée sur ressort n'a de cesse de passer d'une foule galvanisée, agressive et violente aux protagonistes : la jeune propriétaire, le coach et son staff, les joueurs, les journalistes ... le tout entrecoupé de visions clipesques de pom-pom girls et de jingles publicitaires.
Les musiques s'enchaînent, elles aussi, à un rythme effréné qui tient presque de l'absurde.
Cet ensemble, ce magma finit par faire transpirer de certaines séquences l'hystérie collective, la transe cathartique et religieuse qu'est devenu le sport aux Etats-Unis.