Sur Richard Kelly

Richard Kelly est un jeune cinéaste américain, dont le premier long métrage, Donnie Darko (2001), a suffit à lui assurer une renommée chez nombre de cinéphiles.
Ce film indépendant, retrace l'histoire d'un adolescent qui, guidé par un personnage mystérieux habillé en costume de lapin, doit choisir entre deux destins d'égales tragédies.
Il faut attendre 2005 avant de ré-entendre parler de Richard Kelly, qui est cette fois-ci scénariste du Domino de Tony Scott, d'une certaine manière le film est exactement ce que l'on peut attendre d'une coopération entre ces deux personnalités, il mêle à la fois la fureur typique des réalisations de Scott dans les années 2000 à celle narrative de Kelly. Survolté et hystérique, le film raconte l'histoire vraie de Domino Harvey, la fille de l'acteur Laurence Harvey, devenue chasseuse de prime, et écorche au passage les médias américains : l'équipe de chasseurs de primes de Domino participant à une émission de télé-réalité, animée par deux anciennes vedettes de la série Beverly Hills qui serviront finalement d'otages lors d'une improbable opération montée pour sauver la vie d'une fillette. Sur ce film, voir l'étude de Larry Knapp sur JUMP CUT.
En 2006, Richard Kelly présente à Cannes son deuxième long métrage en tant que réalisateur,Southland Tales, qui devait originellement se centrer sur le milieu hollywoodien, mais que Kelly ré-écrira après le 11 septembre, en faisant le récit du basculement de toute une nation dans une hystérie politico-religieuse suite à des attentats dans le Texas et le déclenchement de la troisième guerre mondiale.
Le film est conspué à Cannes, il sera fortement remonté et fera un four sur les écrans américains. En France, il sortira directement en DVD.
Là encore, Kelly fait étalage de sa capacité à triturer la narration classique, ainsi le narrateur Pilot Abilene (il porte le même nom que la ville du Texas où se situe les attentats terroristes déclencheurs de la guerre) traverse le film sans que l'on soit jamais capable de le mettre définitivement dans une des catégories définies par la narratologie, allant même jusqu'à chanter dans ce qui semble être un trip sous fluid karma, séquence qui forme un clip à part entière à l'intérieur du film. L'histoire, comme dans Donnie Darko, convoque une faille spatio-temporelle, issue d'une légère dérive de la Terre par rapport à son axe de rotation suite à la mise en place par le baron Von Westphalen, un scientifique renégat, d'une plate-forme maritime permettant d'utiliser un champ hydro-électrique appelé fluid karma (drogue et énergie sont une seule et même chose aux E.-U.), source d'énergie qui alimente les machines de guerre américaines sans limitations.
Son dernier film en date, The Box, raconte l'histoire d'une famille moyenne américaine, soumise à une épreuve morale et d'essence divine à travers un choix : celui d'appuyer sur un bouton dans une boîte et de recevoir ainsi un million de dollars tout en sachant que quelqu'un sur Terre mourra de cette action. Tirée d'une nouvelle assez courte de Richard Matheson, l'histoire en est inutilement rallongée, Richard Kelly sombre dans une sorte d'auto-caricature de lui-même dans ce film où le ridicule d'un ésotérisme tellement frontal qu'on en vient à se demander s'il est ironique envahit peu à peu l'écran, le film n'en demeure pas moins cohérent avec le reste de sa filmographie.

En analysant brièvement cette filmographie, on constate que la religion semble être le centre de ses interrogations et de son écriture, c'est avec beaucoup de confusions que l'on se retrouve balladés entre deux composantes qui sont le rapport à Dieu (ou plutôt à une puissance supérieure) et le moralisme.
Ses deux thématiques s'entrechoquent au sein de son oeuvre sans qu'il soit toujours aisé d'en démêler le sens ou la finalité, souvent en une bouillie, autant narrative que formelle.

Déjà, Donnie Darko mêle de manière hypnotisante une guerre sur deux fronts : condamnation de la moralité religieuse à travers le personnage du néo-prêcheur Jim Cunningham et ses théories simplistes qui trouvent un écho chez la professeur de sport Kitty Farmer, la parfaite représentante des valeurs familiales de l'Amérique, qui ira jusqu'à témoigner pour Cunningham lorsque celui sera confondu en tant que pédophile, reniant ainsi par fanatisme et aveuglement les vertus qu'elle défendait tantôt.
De l'autre côté, Donnie expérimente de manière directe son rapport à Dieu, c'est avec le crash mystérieux d'un réacteur d'avion sur sa chambre que sa mise à l'épreuve commence [Kitty Farmer est une illustration remarquable de la religion statique de Bergson, là où Donnie figure la religion dynamique].
Car comme dans The Box, il y a une épreuve divine. Dans les deux films il est demandé aux protagonistes de faire un choix. Dans The Box, la mise à l'épreuve est ostensiblement biaisée : le jour où le couple Lewis reçoit la clé permettant d'ouvrir la boîte, Norma Lewis apprend de son directeur qu'elle sera renvoyée pour cause de baisse des budgets de l'école dans laquelle elle enseigne, ce dernier saigne du nez après lui avoir annoncé la nouvelle, signe qu'il n'agit que comme un pantin de la puissance supérieure représentée sur Terre par Arlington Steward, tandis qu'Arthur Lewis apprend qu'il ne sera pas astronaute pour cause d'échec aux tests psychologiques.

-La quête de Dieu est-elle absurde ?
-Elle l'est si on meurt seuls

Donnie Darko acquiert le pouvoir d'entrevoir son destin, il n'est plus comme ces marionnettes qu'il observe, guidées par ce fil du destin qui les précède partout où elles vont. Pris dans une boucle temporelle, il prend conscience progressivement du sens tragique de la vie, jusqu'à rire ironiquement de son sacrifice, afin de sauver ceux qu'il aime, et dont il sait que personne n'en saisira jamais la portée profonde.
Au final, il meurt seul, comme dans la phrase prophétique que la veille Roberta Sparrow lui chuchote. Dans The Box, le couple Lewis devra effectuer un choix sacrificiel du même ordre afin de sauver leur fils Walter.
Cette position christique est soulignée dans Donnie Darko par la référence au film de Scorsese The Last Temptation of Christ.

Les deux films ont aussi en commun de se dérouler dans le passé (1983 pour Donnie Darko, 1976 pour The Box) et dans une petite ville américaine, s'opposant en cela aux deux autres films que sont Southland Tales et Domino qui prennent part de nos jours dans Los Angeles (Southland Tales se déroulant dans un futur alternatif proche).
Les personnages de Kelly semblent perpétuellement désemparés dans l'un ou l'autre de ces environnements, comme pris en tenaille par cette opposition marquée entre ces petites villes à la morale étouffante et cette grande métropole délurée, entre passé et présent, ce qui explique peut-être leur forte propension aux voyages spatio-temporels qu'on pourrait interpréter comme une oscillation constante entre les valeurs contradictoires que diffuse l'Amérique, ne sachant jamais ni où ni quand se situer entre ces deux extrêmes qui figurent assez bien le delta, le fossé dans lequel se définit le pays. Dans les deux situations, fleurissent d'ailleurs avec abondance des drapeaux américains.

D'un côté, Kelly stigmatise le puritanisme religieux des petites villes : Kitty Farmer qui veut brûler la nouvelle de Graham Greene dans Donnie Darko, ou le jeune étudiant dans The Box qui condamne Estelle Rigault, personnage de la pièce Huis clos de Sartre, dont il dit qu'elle brûlera en enfer (...) pour s'être mariée avec un riche vieillard.
A l'opposé, Kelly nous montre Los Angeles comme une métropole ravagée par la folie, dominée par les pulsions sexuelles, un cirque constant où la télévision sert de guide moral : dans Domino, il convoque le Jerry Springer Show et Domino explique la fascination de sa mère pour la série Beverly Hills, dans Southland Tales, Kelly nous montre brièvement des extraits de Now, l'émission de débat sur des sujets de société de l'actrice porno Krista Now.
Là où les deux films ruraux sont organisés autour de la cellule familiale, Domino et Southland Tales moquent ce schéma classique : la famille de Domino constituée de sa seule mère qu'elle nous présente comme arriviste, Lateesha Rodriguez qui se revendique la grand-mère afro-latino la plus jeune des Etats-Unis, la belle-famille calculatrice de Boxer Santaros pour qui seules comptent les apparences.
Plutôt qu'aux familles structurées, les deux films font la part belle à des groupes de personnages marginaux : à la bande hétéroclite de Claremont dans Domino qui tente de sauver la petite fille de Lateesha répond le groupe tragi-comique des néo-marxistes de Southland Tales qui essayent pathétiquement de monter une opération visant à discréditer la police de Los Angeles aux yeux de l'opinion publique...
La célébrité y est hautement valorisée : le groupe néo-marxiste veut se servir de Boxer Santaros pour légitimer leur vidéo, tandis que dans Domino, les deux anciennes vedettes de Beverly Hills se présentent dans la scène finale comme "des célébrités en otage, parce qu'il paraît que les gens se tirent pas dessus quand des célébrités sont là".

Les deux films se terminent par des explosions : celle du zeppelin dans Southland Tales sous fond d'émeute urbaine et celle du dernier étage d'un palace de Las Vegas dans Domino, ces destructions de lieux élevés symboles de la classe dirigeante dénotent bien les aspirations au changement qu'on trouve dans les films de Kelly.
Tous se réfèrent de manière plus ou moins directe à l'apocalypse, mais c'est en fait l'éclatement d'un système, ou plutôt l'éclatement des cellules qui le composent qui est ici prophétisé, anéanties par un désir d'émancipation intime par rapport à la morale, frustrées face à l'inconsistance de leurs vies.