Le corps du héros [en cours]



Cary Grant a un jour représenté la quintescence du héros moderne,
Ce corps moyen, urbain, ne se différencie des autres que par les traits de son visage, à la noblesse évidente.
Une épopque où le climax d'une séquence pouvait être un gros plan sur un visage.
Des Visages aux lignes douces et épurées, rendus irréels par le maquillage et la photographie.
Semblables à des icônes chrétiennes dont ils ne sont que le prolongement.
Une irrandiante irréalité, définitivement pervertie par l'avènement du botox et de la chirurgie,
peut-être aussi par la précision nouvelle des images dont la lumière tranche aussi précisément que le scalpel d'un chirurgien.


Ces corps d'alors nous semblent aujourd'hui tous uniformes, peut-être n'était-ce pas le cas à leurs yeux, pas de la même manière en tout cas.
Car nous portons avec nous le reflet d'une société actuelle où l'obésité comme l'anorexie sont devenus des maux banals, où l'écart-type corporel explose, où à ces corps meurtris par l'excès se joignent d'autres, anormalement sains, issus d'un dopage permanent : musculation, nutrition (le terme mis à la place d'"alimentation" marque bien le sérieux qu'est devenue la chose).

Dans "Le Sport est-il inhumain ?", R. Redeker s'interroge entre autres choses sur le corps des sportifs modernes (autre déclinaison actuelle des figures mythiques ou religieuses), sur leur spécialisation dont le but n'est plus d'accéder à la perfection mais d'en dépasser les limites jusqu'à explosion, rupture du corps stygmatisé (la traumatologie du sport connaît un essor certain), devenu outil de sa propre torture, dans une course stérile en corrélation avec l'idéologie capitaliste et sa poursuite chimérique de croissance illimitée ("plus vite, plus haut, plus fort").


En un sens, il en va de même pour le corps du héros de cinéma, poussé lui aussi dans une guerre évolutionniste, exponentielle. Le sport et les régimes alimentaires ont cédé la place à la chirurgie plastique lourde, faisant du corps un champ de bataille, sans cesse retourné, retendu, raboté. Un champ de douleur en mouvement perpétuel dont le but est paradoxalement de figer l'expression d'une jeunesse éternelle. Le prix d'une illusion qu'il faut maintenir en permanence ; les vedettes, devenues panneaux publicitaires pour prêt-à-porter quand elles ne tournent pas, sont scrutées dans les moindres détails par les magazines à la solde des mêmes marchands qui les habillent. Ici et là, on guette la déchéance corporelle, les problèmes de peaux, de poids, la faille... on cherche à démystifier ce qu'on adore pourtant religieusement. Des corps sacrifiés sur l'autel de la rationalisation.


Dans ce manège, la chaîne de l'identification entre héros et spectateur se tend jusqu'à se rompre parfois. Après décantation, il en ressort une dichotomie ; au héros de chair et de muscles tendus, se superpose désormais de plus en plus le héros "geek", trop chétif, celui-ci a substitué à son corps un avatar mécanique ou virtuel. Pour combler son retard, le héros geek se sert de prothèses, d'extensions de son corps limité. Finalement, l'accomplissement trop littéral du fantasme du corps viril transformé en machine.


- Fight Club, où des délires schyzophrènes d'un trentenaire trop normal, émerge son double fantasmé, canon des publicités, achevant ironiquement sa mue totale en "ikea boy" dégénéré.
"I felt sorry for guys packed in the gyms, trying to look like how Calvin Klein or Tommy Hilfiger said they should. Is that what a man looks like?".

- Dans le film Captain America, un jeune homme trop frêle pour s'engager dans l'armée américaine est transformé à partir d'un cocktail chimique en super soldat, bodybuildé à souhait. Etonnament, c'est la partie où le corps du héros est frêle qui a nécessité des effets spéciaux et non pas celle où il dispose d'un super corps. Ainsi dans la logique du film, le super est devenu la norme ; le début du film montre le héros non-transformé comme brimé en permanence, souffrant d'un véritable handicape social. Cette quasi-légitimation du dopage trouve un écho intéressant dans le film Avengers (dont Captain America n'est qu'une mise en bouche) où l'antagonisme entre Captain America et Iron Man est particulièrement souligné ; Iron Man est l'opposé de Captain America, brillant ingénieur, il s'est créé une prodigieuse armure métallique pour augmenter les capacités de son corps.


- Avatar nous montre un héros handicapé se ré-incarner dans un corps de guerrier extra-terrestre. Au début virtuelle, cette communion entre le héros et son avatar se concrétise littéralement à la fin du film et s'oppose à celle imparfaite entre l'homme et la machine.

La virtualisation comme ultime refuge pour le spectateur.
Neo le héros fluet de Matrix qui se convainc que la vraie vie est ailleurs, là où il peut encore agir sur les choses, tout comme Ash, l'héroïne d'Avalon.
Pendant putassier de cette aspiration, Kung fu panda, le consumérisme décomplexé et revendiqué en tant que valeur, un héros gros et bête dont la seule épaisseur en tant que personnage se résume à celle de son bide, apprend le kung-fu gràce à sa boulimie. Peu importe le réel, du moment qu'on peut s'en évader... attention au gras des chips sur la manette quand même.


Face à ces corps mécaniques ou virtuels qui transcendent l'humain, le héros viril bodybuildé semble dépassé (au moins sans pouvoirs surnaturels), ultimes instances de ce modèle, les personnages de The Expendables jouent la carte du décalage ; de ces corps trop musclés, vieux mais qui ne se relâchent toujours pas, des nerfs plutôt que de la chair, de la viande d'un gibier coursé jusqu'à la mort, on tire encore ce qu'on peut. On recycle faute de mieux ces corps devenus monstrueux, en caricatures ironiques et vaguement mélancoliques de ce qu'ils furent. Pas aussi bien que le duo Neveldine / Taylor dans Crank ou dans Gamer... qui montrent mieux que personne la dislocation du héros moderne à travers celle de la normalité d'un corps condamné d'une manière ou une autre à devenir une machine (Shinya Tsukamoto was here first).