Spy Kids

Avec son compère Quentin Tarantino, Robert Rodriguez est l'un des cinéastes américains les plus frontalement postmodernes. Le recyclage à l'œuvre dans ses films dépasse le cadre du seul cinéma. Phénomène culturel globalisé et massif, il est le reflet d'une société de l'information où désormais la connaissance d'un écosystème artistique donné tend à remplacer l'acte créatif lui-même, où la capacité à interagir avec cet écosystème, à s'y positionner dans le cadre d'un discours devient prépondérante.
Le positionnement sophistiqué et ironique de Rodriguez quant au reste du système cinématographique dénote d'une vision acérée sur les questions de l'évolution du cinéma postclassique, un cinéma mutant qui semble avoir renoncé par facilité à tout premier degré, trop conscient de sa propre profondeur (à quelques rares et courageuses exceptions comme Baz Luhrmann, mais là encore, ce parti pris s'inscrit dans une démarche tellement consciente de cet état de fait qu'elle s'annihile presque d'elle même, comme s'il était vain pour une certaine génération de cinéastes de vouloir faire du cinéma classique).
Le cinéma commercial a depuis longtemps maintenant rejoint la folle ronde des médias. En concurrence avec les autres, il imite autant qu'il inspire. Forcé de séduire le spectateur, il s'adapte... James Cameron prend acte et produit Avatar, où le héros fusionne avec le spectateur : un sergent paraplégique qui redécouvre la sensation de la marche par l'intermédiaire de son avatar figure bien le spectateur immobile sur son fauteuil et qui attend du film une immersion jamais vu auparavant grâce aux lunettes 3D (solution étrangement prosaïque à la question de l'immersion du spectateur). Le film est couplé avec un jeux-vidéo sorti un peu avant et qui prend bien soin de ne pas rentrer dans le champ du film : les histoires disjointes du jeux-vidéo et du film semblant toutes deux se plier à leur média.
C'est quelque part le deuil d'un art qui est célébré dans les films de Rodriguez. À l'image du Jour des morts mexicain, c'est sous la forme d'une fête colorée et païenne que la tristesse y est exprimée. Un art qui n'a pas su garder sa substance, qui chaque jour se dilate et ce faisant se vide un peu plus de sa contenance, comme tiraillé entre trop d'impératifs de natures contradictoires.
Rodriguez peut faire penser à un docteur Frankenstein, ses films étant comme la créature du roman, une somme de références, de souvenirs cinéphiliques, recousus, assemblés les uns avec les autres et parcourus d'un courant, une énergie qui fait office de liant. En fait, il faudrait plutôt les rapprocher du personnage d'Elizabeth, la sœur adoptive du docteur que ce dernier s'apprête à épouser avant qu'elle ne soit tuée par la créature puis ressuscitée par un frankenstein fou de désespoir, mais qui ne retrouvera jamais vraiment celle qu'il a perdu.
Un des personnages les plus symboliques à mes yeux de l'état d'esprit de Robert Rodriguez est Sands (Johnny Depp), un agent de la CIA dans le film Desperados 2 - Il était une fois au Mexique. En bonne caricature cynique du stéréotype qu'il représente, il arbore en toute occasion un t-shirt floqué "C.I.A.". Il finira les yeux arrachés.

La série Spy Kids, un projet personnel de films pour enfant, lui permet en partie d'éluder ces problématiques ; face à une crise de profondeur du cinéma moderne, se confronter au regard des enfants semble être le refuge idéal pour concrétiser une narration plus directe.
La série est surtout l'occasion de poursuivre sa réflexion postmoderne (notamment par le biais des effets spéciaux) et de satisfaire le spectateur qu'il est resté, s'enveloppant dans un univers familier. Il y a dans cette démarche régressive, un aspect révélateur du désemparement (relatif) de Rodriguez ; une recherche de confort, que cela soit dans l'histoire, les thèmes abordés ou le casting composé essentiellement d'habitués (à ce sujet, voir ce tableau récapitulatif des collaborations de Rodriguez).

Les films prennent tous pour thème la famille, telle que perçue par les enfants ; une famille idéale qui ressemble à celle que l'on peut trouver dans un jeu de sept familles : un frère, une sœur, des parents et des grands-parents maternels pour ce qui est de la structure principale, en forme de tronc.
Cette structure s'étoffe au fur et à mesure des épisodes, l'oncle Machete apparaît dans le premier épisode, les grands-parents dans le deuxième volet.
Aucune génération n'est oubliée, si dans le premier épisode, ce sont les enfants qui partent au secours de leurs parents, c'est la situation inverse dans le suivant avec un combat final impliquant le père, tandis que dans le troisième épisode, c'est le grand-père qui est le plus concerné.
A la fin de chaque film, le combat oppose toujours l'ensemble du groupe familial au méchant, qui en s'inclinant se retrouve absorbé par ce groupe.
L'adversaire de l'épisode précédent devient toujours un allié qui aidera par la suite la famille, devenant ainsi une extension de cette dernière, cette force d'attraction de la famille s'applique à tout l'environnement... l'ultime scène d'action du dernier épisode convoque pratiquement tous les protagonistes des volets précédents.
Chaque personnage apporte sa singularité au groupe, y compris le grand-père paraplégique propulsé dans le monde virtuel d'un jeu-vidéo dans le troisième volet, et qui retrouve ainsi artificiellement l'usage de ses jambes.

Une autre des caractéristiques de la série est son rapport aux effets-spéciaux, déjà très présents dans le premier volet (les trois films abusent des fonds verts et de la postproduction), leur utilisation va crescendo par la suite, jusqu'à recouvrir quasi intégralement les protagonistes dans le troisième volet, les personnages disposent d'armures numériques et de fait, seule leur face est visible.
Par un effet de dématérialisation, le film redéfinit à sa manière la notion de cinéma, la progression y est longiligne et singe celle des jeux-vidéos... découpée en niveaux ostensibles. Les décors n'existent plus que sous forme d'abstractions minimalistes, et régulièrement s'auto-détruisent. Comme l'agent Sands dans Desperados 2, les personnages sont réduits aux quelques attributs symboliques de la figure qu'ils représentent, chacun tient parfaitement son rôle tel que défini par certains canons (ici, on pense fortement au Seigneur des anneaux), comme un retour à la notion d'acteur en cours dans les tragédies grecques. Il y a dans cette démarche une forme de repli fœtal appliqué au cinéma... notamment dans l'usage outrancier aux références culturelles populaires (de James Bond à Jules Vernes, en passant par Tron ou Jason et les argonautes), une volonté de concentrer jusqu'à écœurement toute cette matière première et de la régurgiter de façon presque boulimique.