Que reste-t-il de la Donner Party ?

At the beginning of November 1846 a group of California-bound emigrants was trapped by snow in the Sierra Nevada. By the time the last member reached safety six months later, nearly half of the 81 men, women, and children had died of cold and starvation. Many of those who survived had resorted to cannibalism. The story of the Donner Party is one of the most fascinating in the history of the American West. The saga of how a group of ordinary people struggled almost to their journey’s end only to encounter greater hardship, even death, continues to intrigue. Over the years the Donner story has been told by many different people in many different ways, but much of what has been written about the Donner Party is fiction. One author’s interpretation has become the next generation’s fact, and few have stopped to question commonly held beliefs.
La Donner Party tient une place singulière dans l'imaginaire américain. Le sordide de ce fait divers a été amplifié au point qu'il est devenu difficile aujourd'hui d'en extraire quelque parcelle de vérité. This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend.

Ric Burns, le frère de Ken Burns, a réalisé sur la Donner Party un documentaire terrifiant, visible sur Dailymotion dans un rip VHS abîmé dont les sauts d'images et leur détérioration ajoutent à l'horreur de l'histoire racontée.
Le style de Ric Burns est très proche de celui de son frère, des photos statiques, portraits d'époque des protagonistes qui reviennent à intervalle régulier occuper le cadre, véritable litanie. Figée, la dureté sèche et nerveuse de ces visages se suffit à elle-même.
Le style des documentaires des Burns donne à première vue une impression de rigueur. A cause du minimalisme et de la simplicité du dispositif formel (qui tranche singulièrement avec l'escalade formelle constatée chez certains autres). Mais à cela s'ajoute toute une mécanique narrative qui vise à la fictionnaliser ; ces voix-off empreintes de gravité et d'humanisme, les violons mélancoliques qui les accompagnent. Tous ces éléments nous rappellent à quel point les documentaires des frères Burns, aussi fascinants soient-ils, obéissent pleinement au tropisme hollywoodien de la mythification. Leur nature "documentaire", ne faisant ici qu'ajouter à la confusion du spectateur.
En cela, il faut reconnaître à la fiction une certaine intégrité en terme de tromperie du spectateur, que n'a pas le documentaire. Une forme d'authenticité dont peuvent se prévaloir Las Vegas et Disney World dans notre monde hyperréel, où les masses de touristes cherchent en vain un authentique qui a disparu du seul fait de leur présence.

Deux autres films (de fiction cette fois-ci) se sont récemment penchés sur l'histoire de la Donner Party.
Le premier, Ravenous, est réalisé par Antonia Bird. Le deuxième est Meek's Cutoff de Kelly Reichardt.
Opposer les deux films est chose aisée : l'un est un film hollywoodien, spectaculaire et qui tourne vers le fantastique, l'autre un film indépendant dont l'ascétisme, la lenteur et l'obstination à filmer les gestes du quotidien les plus ennuyeux en sont les principales propositions, bien synthétisées par cet extrait de l'Esthétisation du Monde :
A cet égard, la vie consumériste appelle d'innombrables critiques : cela non pas au nom d'une éthique ascétique revisitée mais, au contraire, au nom d'un idéal esthétique supérieur qui se veut au service de la richesse de l'existence individuelle, un idéal qui privilégie la sensation de soi et du monde, le recentrement sur le temps intérieur et l'émotion du moment, la disponibilité à l'inattendu et à l'instant vécu, la jouissance des beautés à portée de main, le luxe de la lenteur et de la contemplation. 
G. Lipovetsky & J. Serroy -  L'Esthétisation du Monde, vivre à l'âge du capitalisme artiste
Reichardt a d'ailleurs choisi de se pencher sur l'épisode de l'égarement dans Grand Lac Salé plutôt que sur l'épisode cannibale. Nous nous attarderons sur Ravenous, dont la relecture de la Donner Party nous semble plus intéressante.
Le héros de Ravenous, John Boyd, est un officier américain muté dans un fort isolé de la Sierra Nevada après un fait d'arme étrange lors de la guerre américano-mexicaine ; se faisant passer pour mort lors d'un assaut, il se retrouve sous un amoncellement de cadavres, dans un camp ennemi. Il réussit à prendre le camp tout seul, mais non sans provoquer une certaine suspicion de sa hiérarchie quant aux circonstances. Le parallèle entre cette guerre (1846 - 1848) et l'expédition Donner (hiver 1846 - 1847) est une des clés du film, qui dès le départ insiste sur l'aspect carnassier de l'Amérique naissante, sur sa soif de conquête presque boulimique. Une scène de repas des officiers américains les montrent engloutissant de la viande saignante, répugnant un John Boyd convalescent.
Une fois arrivé au fort, John Boyd sera confronté à un cannibale, seul survivant d'une expédition de colons (interprété par Robert Carlyle), personnage fantastique qui fait écho au Hastings de l'expédition Donner.
Dans le film, le cannibalisme possède des propriétés magiques. Le cannibale, en ingurgitant la chair de l'autre, assimile aussi sa force vitale. Le film s'inspire ici d'une croyance répandue dans les civilisations primitives dotées d'un système de culte pré-religieux.
La similitude est remplacée [...] par la "substitution de la partie au tout".
La motivation sublimée du cannibalisme des primitifs peut être déduite de la même façon.
En absorbant par l'ingestion des parties du corps d'une personne, on s'approprie également les facultés dont cette personne était douée. C'est pourquoi le régime alimentaire est soumis, dans certaine circonstances particulières, à différentes précautions et restrictions. 
S. Freud - Totem et Tabou
En utilisant la métaphore du cannibalisme pour décrire le capitalisme américain naissant, le film réussit le tour de force de mélanger le "ça" et l'"idéal du moi" de l'Amérique [nous empruntons ici des termes de la seconde topique freudienne seulement par une approximative commodité].
L'"idéal du moi" étant ici le mythe constitutif de l'Amérique ; le colon épris de liberté, résistant à l'oppression anglaise et confronté à ce nouveau territoire sacré, qui de par le changement d'échelle qu'il implique par comparaison à la vieille Europe étriquée, démultiplie ce que Rudolf Otto appelait le "sentiment de créature". Un territoire intrinsèquement religieux pour tout Européen qui le découvre. 
A l'opposé, le "ça" est ici l'image que renvoie cette Amérique contemporaine, une machine belliqueuse, un monstre insatiable qu'il faut nourrir sans répit. Des besoins énergétiques sans fin, une industrie militaire inarrêtable.
La surconsommation américaine est désormais l'élément clef d'une structure de l'économie mondiale perçue par certains comme impériale. L'Amérique, cependant, n'est plus essentielle au monde par sa production mais par sa consommation. 
E. Todd - Après L'Empire
Ces deux pôles de la psyché américaine contemporaine sont souvent confrontés dans le cinéma hollywoodien ; n'importe quel film d'invasion extraterrestre par exemple, où les envahisseurs figurent l'Amérique belliqueuse d'aujourd'hui et les résistants, les colons épris de liberté de l'Amérique en construction qui luttèrent pour leur indépendance contre l'Empire Britannique. 
La force de Ravenous tient dans l'idée de les lier plutôt que de les opposer. Ravenous récupère l'histoire de la Donner Party pour créer une filiation entre l'"idéal du moi" et le "ça" américain. L'Amérique mythique dont les valeurs semblent s'opposer totalement à celle de l'Amérique contemporaine, y est montrée comme un monstre en devenir.
Le valeureux colon tentant d'arriver en Californie devient un monstre sanguinaire, avide. Ravenous érige la Donner Party comme le liant tragique de l'identité américaine à travers l'histoire.

News Deck

Sur la facette dégénérée du design fiction.
Il y a cette vidéo de Shepard Smith qui présente le nouveau News Deck de Fox News, irréel de par son futurisme digne d'une série B hollywoodienne.
Un futur où l'écran a pris le pas sur le reste. Si cette prédominance semble suivre la tendance actuelle, on est, dans ce cas précis, interpellé par le procédé à l'oeuvre.
Les journalistes-opérateurs ont des écrans de 50 pouces, tactiles et inclinés afin d'être manipulés plus aisément. Résidu d'une autre époque, un petit clavier accompagne encore l'écran, mais la disproportion entre les deux rend le tout incongru.
Les murs sont remplacés par des écrans géants qui diffusent des tweets, pas plus d'une poignée par écrans mais écrits en énorme. De fait, un simple basculement d'échelle par rapport à l'affichage d'un smartphone. C'est d'ailleurs le concept sous-jacent : le News Deck comme une multitude de smartphones géants. Les journalistes sont alors projetés dans ce monde démesuré pour eux, dans cette interprétation naïve et boiteuse du progrès.
On pense aussi à la new aesthetic de James Bridle, une invasion de l'esthétique numérique dans le monde réel, avec ici comme seul référentiel, une science-fiction délavée.
L'inutilité de certains éléments est criante ; la wiimote qui sert à faire défiler d'énormes images sur un carrousel géant sur les murs du Deck. Ce qui se voudrait comme un symbole de l'agitation constante du monde projetée sous forme interactive aux journalistes littéralement entourés par ce flux d'images, n'est en fait qu'une pénible installation au bénéfice nul.
On voit là les limites et l'absurdité de cette pregnance de l'image. Si le procédé s'avère efficace au cinéma, c'est parce que dans ce contexte, seuls comptent les qualités esthétiques et l'effet dramatique.
En s'inspirant du cinéma, Fox News a construit un Desk à la dramaturgie incontestable mais à la plus value journalistique plus que contestable.

Fox News est, depuis sa création, une chaîne pour qui le spectaculaire a pris le pas sur l'information. Mais avec ce nouveau deck, ersatz du poste de pilotage de la série Star Trek, la fictionnalisation à l'oeuvre ne se cantonne plus au seul cadre visible par le spectateur mais contamine désormais le reste de la chaîne, victime de sa propre mise en scène.

Pacific Rim, Totem et Tabou

Pacific Rim est un film américain de Guillermo del Toro. Sous une patine qui doit beaucoup à la culture japonaise contemporaine, le film reste plutôt néo-classique, reprennant à son compte l'archétype narratif que sont devenues La Bataille de France et sa suite La Bataille d'Angleterre lors de la seconde guerre mondiale.
Ce schéma narratif décrit une lutte vitale et désespérée contre l'invasion d'un ennemi diabolique et disposant de moyens militaires supérieurs.
Ses composantes principales dérivent des différents discours de Churchill à cette époque. Chaque discours possède une tonalité émotionnelle particulière.

"This was their finest hour" / "We shall fight on the beaches": le film commence après une défaite (La Bataille de France) et esquisse une situation désespérée avant le début de la bataille décisive (La Bataille d'Angleterre).
"Never was so much owed by so many to so few" : les combattants sont des jeunes pilotestrès peu nombreux à cause de l'aptitude particulière que demande le combat. Ils sont prêts à se sacrifier pour la survie du groupe.
- "Blood, toil, tears, and sweat"  : un discours dramatique est prononcé par un leader devant ses troupes mobilisées. Contrairement au discours de Churchill, il se trouve chronologiquement à la fin du film, juste avant la scène d'action finale et marque un climax émotionnel.
- "Never was so much (bis)" : la victoire finale du bien contre le mal.

Au delà du respect presque parfait de ce schéma narratif, Pacific Rim est aussi symptomatique d'un certain puritanisme américain. Le critique Jacky Goldberg, le décrit comme complètement asexué.
La situation me paraît plus compliquée. Il faut d'abord considérer la dualité vie / mort à l'oeuvre dans la fiction occidentale classique ; cette dualité s'exprime par une opposition marquée chez le héros entre son désir de vie (la sexualité, la famille) et ses pulsions morbides (la recherche de la mort à travers l'action, les combats). Cette dualité est très visible dans le cinéma de Michael Mann, où les personnages sont toujours tiraillées entre ces deux composantes.
Dans Pacific Rim, la tension sexuelle n'est pas absente mais juste systématiquement refoulée et projetée dans la composante duale, celle de l'action et du combat.
A la pression et à l'énergie déployées afin de refouler cette composante sexuelle, correspond une explosion des symboles sexuels implicites dans le film. A commencer par la faille du Pacifique qui donne son titre au film.
Cette faille dont sortent les ennemis représente la matrice de l'envahisseur étranger. C'est cette faille qu'il faut boucher afin de mettre un terme à l'invasion.
Afin de relever ce défi, on se sert des Jaegers, ces robots géants qui ne peuvent se piloter qu'à plusieurs en symbiose via un pont neurologique. Les instances de cette symbiose qui nous sont montrées  dans le film correspondent à tous les types de relations que l'on retrouve au sein d'une société humaine :
- La relation hiérarchique : celle que l'on peut voir dans le Jaeger australien, avec le père et le fils.
- La relation de pair à pair : la fratrie du Jaeger chinois
- La relation au complémentaire : celle entre deux personnes de sexes opposés, avec le Jaeger russe.

C'est pour cela que le personnage de Pentecost (...) cache au héros Beckett (et à nous à travers lui) la raison pour laquelle Mako Mori ne peut pas être sa copilote.
Il y a dès le départ une tension sexuelle certaine entre Beckett et Mori ; leurs chambres se font face et dans une scène elle l'observe à travers le juda, troublée. Dans la scène de corps à corps entre les deux personnages lors de la sélection du copilote, Beckett rappelle que le combat n'en est pas réellement un mais qu'il doit faire apparaître une synergie entre les deux adversaires, une compatibilité. (La projection d'une composante à l'autre est ici très visible, presque explicite)
Pentecost fait office de père de substitution pour Beckett. Tout d'abord, il est son supérieur hiérarchique, mais s'ajoutent aussi plusieurs éléments : non seulement Pentecost est lui aussi un ancien pilote de Jaeger mais en plus il est le seul avec Beckett à avoir réussi à piloter un Jaeger seul (ce qui fait en quelque sorte de Beckett son "héritier").
Lorsque enfin Beckett et Mori pilotent le Jaeger ensemble, on comprend à travers le tunnel neuronal que Pentecost est aussi le père de substitution de Mori, qu'il a recueillie et élevée. Ainsi sont expliquées les raisons pour lesquelles il tentait d'empêcher les deux pilotes de travailler ensemble ; c'est le tabou de l'inceste qui est latent ici. Le simple paternalisme "asexué" ne pouvant à lui seul expliquer l'insistance à garder cette filiation.
Intéressant aussi, Pentecost est devenu incapable de piloter suite à sa rencontre avec Mori, irradié. C'est là encore une projection de son impuissance sexuelle dans la composante action.
Ces deux moments coïncident parce que symboliquement, il devient père, ce changement de statut doit se traduire par une désexualisation du personnage.
La symbolique de la situation est renforcée par le silence total sur les vrais parents de Mori ou sur le partenaire disparu du Jager de Pentecost. De là découle aussi l'explication de la vive colère de Pentecost quand Beckett le touche.
C'est la tension sexuelle qui guide en permanence les rapports entre les personnages combattants, comme Chuck Hansen, le fils dans le duo australien. C'est le seul qui est soumis à une relation hiérarchique parmi tous les pilotes. Cela le place dans une position d'enfant, de membre non affirmé de la communauté (Pentecost lui dit qu'il a quelques "daddy issues"). C'est pour cela qu'il cherche à provoquer Beckett qu'il admire secrètement, autant pour faire changer son statut au sein de la communauté que pour assouvir une certaine attirance envers Beckett dans un film où la seule interaction physique passe par la composante action.
A l'opposé des pilotes, les personnages scientifiques n'obéissent pas du tout à ce schéma. Parce qu'ils ne sont pas des combattants. Ils servent seulement de contrepoint comique face à la tension sexuelle présente  dans le reste du film.

Vouloir expliquer l'écrasante domination de la composante action dans le cinéma américain par la seule influence du puritanisme protestant serait peu prudent, mais il est intéressant de conjecturer sur l'importance  spectaculaire de cette composante, comme s'il s'agissait là d'une compensation, une fuite en avant pour refouler l'autre composante, mais qui n'aboutit paradoxalement qu'à la mettre plus en valeur, de par l'énergie déployée dans cette tâche.

[datavis] La place des dialogues dans un film

J'ai développé un outil en ligne pour permettre de visualiser la place des dialogues dans un film à partir des données d'un fichier de sous-titres .srt.
A cause de l'origine des données, il y a plusieurs écueils à cette visualisation :
  • la durée d'affichage d'un sous-titre ne correspond pas exactement à la durée d'un dialogue
  • il faut ajouter un dialogue en toute fin de fichier afin de signifier la durée totale du film
  • suivant le fichier .srt, il y aura aussi quelques bruits : la traduction du générique, des informations complémentaires (panneaux, ...)
L'intérêt de démontrer qu'il y a plus de dialogues dans Manhattan que dans 2001 est certes maigre. 
Mais au-delà, on peut s'interroger sur la place du dialogue ou de la voix off dans le cinéma, art muet à son origine et dont la base de construction actuelle, le scénario, est essentiellement bâtie autour de dialogues. 
Ainsi, il serait peut-être intéressant de comparer des films préparés à l'aide d'un seul scénario avec ceux qui ont eu le droit à un storyboard.
Autre comparaison possiblement pertinente, celle avec les séries télévisées ; en partie pour vérifier l'assertion sur l'impossibilité du silence à la télévision et ainsi mettre en valeur une différence fondamentale dans l'écriture.

Voici quelques captures d'écran :

2001 : L'Odyssée de l'Espace

Manhattan

Wall-E

Jaws

Hell in the Pacific

Sorcerer

Collateral

Days of Heaven

Mad Max 2

La course effrénée de Neveldine / Taylor

Mark Neveldine et Brian Taylor forment le tandem Neveldine/Taylor. Ces deux anciens opérateurs se démarquent techniquement du reste de la production des séries B par un style visuel très agressif. Ils sont notamment célèbres pour leur technique appelée "roller dolly" ; qui comme son nom l'indique consiste à filmer un travelling perché sur des rollers.
Leur style est symptomatique des bouleversements qu'ont entrainés l'introduction de la vidéo HD dans les tournages, notamment avec l'utilisation de multiples caméras pour une même prise de vue. Des caméras peu chères et légères qui permettent une liberté de mouvement dans les travellings et leur donnent un rendu brut qui contraste avec ceux, irréels, de la Steadicam.
We can put these cameras in places that people haven’t and we can put 10 of them in places where people haven’t,” says Mark Neveldine. “And one of the things it allows us to do is we’re doing this moving bullet time camera rig where we take 8 HF-10′s and we put it on a light weight piece of speed rail and I can roller blade and skate around Jason Statham as he’s blasting down the street with a weapon and capture just rad images.
On voit transparaître chez eux une réelle volonté de se démarquer de l'esthétique clinique des studios à une époque où une partie de plus en plus conséquente de leurs tournages se retrouve déportée en post-production. Il y a là un désir ludique de replacer le tournage et la caméra au centre du processus créatif au cinéma, littéralement de reprendre la main sur les outils de création à une époque de forte dématérialisation.
We do almost everything in camera. We’ve never been a big fan of trying to make the look in post.
Cette posture d'artisans en réaction au cinéma de studio se prolonge dans la thématique de leur films.
A commencer par Crank, leur première collaboration. Le film raconte l'histoire d'un homme de main empoisonné dans son sommeil par un ennemi. A son réveil, la seule façon pour le héros de ralentir la progression du poison mortel dans son organisme est d'accélérer sa fréquence cardiaque et de ne jamais se reposer (...).  Le tout est surtout prétexte à imprimer au film un rythme sans temps mort. Ce faisant, le film nous invite à réfléchir à l'évolution du cinéma d'action, engagé dans une lutte évolutive sans fin pour offrir un spectacle toujours plus intense, plus rythmé, ...
Ce dispositif scénaristique n'est pas sans rappeler l'astucieux Speed de Jan de Bont, qui prenait aussi comme postulat de départ l'obligation de ne jamais s'arrêter, même si l'on devine chez Neveldine/Taylor une volonté autrement plus marquée de se confronter au reste de la production du cinéma d'action et d'offrir une vraie réflexion quant à son développement.
Le héros de Crank, Chev Chelios (interprété par Jason Statham) peut être perçu comme un héros old-school, en comparaison à ses contemporains post-Matrix. Ses références sont plus à chercher dans le coeur du cinéma d'action des années 80-90, entre les personnages de Bruce Willis (The Last Boy Scout) ou ceux de Mel Gibson dans la série Lethal Weapon.
Pour autant, le film se veut plus "hardcore" que ces derniers ; plus violent, plus sexuel, plus viril ; le film aligne volontairement les excès.
Ce traitement laisse le même sentiment que le clip de la chanson Telephone de Lady Gaga, réalisé par Jonas Åkerlund. A chaque fois, on oscille entre caricature et continuité d'un genre donné ; Telephone reprend les codes du clip de musique pop mais en grossit tous les traits, tous les éléments constitutifs (notamment le placement de produit).
Le caractère ironique et parodique est constamment contrebalancé par un désir de prolongement du modèle original (désir singulièrement plus présent que dans un traitement post-moderne "tarantinesque").
Cette boulimie dans la reproduction des codes d'un genre donné provoque chez le spectateur une confusion analytique du fait qu'il ignore si le procédé est ironique ou amoureux.

De par le positionnement de Neveldine et Taylor, Chev Chelios se retrouve en concurrence frontale avec des figures du héros plus récentes.
Les corps des nouveaux héros sont hors d'atteinte, dopés numériquement (Matrix, Avengers, ...), ou assistés par des doubles ou des prothèses cybernétiques (la série des Transformers, Real SteelAvatar où un handicapé moteur explore le monde de Pandora par le biais d'un clone Na'vi, parfaite métaphore de ce nouveau spectateur augmenté qu'est le gamer).
Il en ressort le sentiment d'une course désespérée où le corps de Chev Chelios est mis à mal par cette compétition évolutive où l'équité n'est pas de mise.
De là nait un héros à la stigmatisation (au sens premier du terme) sans fin, et qui en cela, se rapproche assez des héros de Shinya Tsukamoto (dans Tetsuo et Tokyo Fist notamment).
Pour Neveldine et Taylor, Chev Chelios est un martyr du cinéma d'action hollywoodien, un symptôme des transformations de ce genre.


Transformations marquées aussi par l'irruption du jeu vidéo. Crank ne se situe pas seulement dans le rapport à des références cinématographiques mais se tourne aussi fortement vers ce nouveau média. GTA en premier lieu, dont il recycle la violence et l'atmosphère californienne. Mais c'est surtout à travers le mouvement perpétuel de son héros qu'on retrouve transposé au cinéma le principe du monde ouvert qui permet une exploration erratique par le joueur, moins rigide qu'un level design plus classique. Si les degrés de liberté sont moindres au cinéma, il en ressort néanmoins une impression de vastitude chaotique quant à la diégèse.
Crank 2 se veut encore plus vindicatif et audacieux. Dès les premiers plans, le film ne laisse aucun répit à son héros. Une scène parmi tant d'autres qui révèlent tout le génie brutal du duo Neveldine/Taylor : lors d'un gun-fight, une strip-teaseuse est touchée à la poitrine, c'est du silicone et non du sang qui s'en échappe.

Le film Gamer se situe dans la continuité des Crank ; même scénario-prétexte, même excès dans la mise en scène. Ici, des condamnés à mort, dirigés par des joueurs, sont contraints de s'affronter dans un jeu TPS (Third Person Shooter) live, Slayers.
Là encore la mise en scène pioche allègrement dans l'univers vidéoludique ; les scènes d'actions à l'intérieur du "jeu" sont un mélange entre réalisation classique et prises de vue caractéristiques d'un TPS : plan séquence dans la direction du personnage qui apparait de dos et centré sur le viseur de l'arme.
L'utilisation de ce type de plan au cinéma offre un rendu dynamique et stressant à la fois pour le spectateur, qui est contraint par le seul point de vue du héros sans pour autant disposer de la possibilité de choisir la direction comme c'est le cas dans un TPS.


Avec ce procédé, Neveldine et Taylor nous place exactement dans la situation du héros, Kable, simple spectateur de son corps dirigé par un autre.
De manière plus frontale que dans les Crank, Neveldine et Taylor nous dévoilent avec ironie les limites du spectacle moderne, la pornographie de l'image ; tout montrer jusqu'à l'écoeurement, faire pénétrer la caméra partout, jusqu'aux tripes si besoin est.
Les écrans sont partout dans l'univers de Gamer. Impossible de les fuir en tant que spectateur, ils tapissent tous les arrière-plans du film, les saturent d'information. Le reste est terne et pauvre, comme la carrière blanche et poussiéreuse où sont gardés les joueurs-prisonniers de Slayers quand ils ne combattent pas.

Pendant de la violence, le sexe est omniprésent dans les films de Neveldine/Taylor ; Chev Chelios et sa copine baisent en pleine rue devant des touristes asiatiques avides qui dégainent leurs appareils photo.
La femme de Kable est employée dans un jeu, Society, ersatz live et dégénéré des Sims.


Chez Neveldine/Taylor, le héros est devenu un produit de consommation comme un autre, pour satisfaire un spectateur boulimique et ce avec la bénédiction de son créateur, maquerau d'un nouveau genre.
La vulgarité plastique des films de Neveldine/Taylor, leurs castings (Gerard Butler, Jason Statham, Nicolas Cage) témoignent de leur vision du spectateur contemporain qui ingurgite les images à la manière de la junk-food. Aux tripes des personnages versées sur l'écran répondent celles contrariées du spectateur vautré dans son canapé. Communion transsubstantielle d'un nouveau genre.
Le doigt d'honneur de Chev Chelios se consumant à la fin de Crank 2 dans un regard caméra lui est adressé.

Sur Oblivion

Encore une fois, ce rêve... toujours le même.
L'Amérique impérialiste, obèse, boulimique en ressources naturelles, se rêve encore  comme ce qu'elle fut peut-être autrefois, un pays de colons aspirant simplement à la liberté, à l'indépendance.
Le fantasme constitutif de l'Amérique, une vie simple et rude dans une nature trop vaste pour qu'on pense seulement à la dompter.
Le sentiment de créature de Rudolf Otto, qui sied si bien au protestantisme américain tel qu'il s'imagine encore.
L'Amérique en lutte permanente contre elle-même, contre ce qu'elle est devenue...
"The Empire never ended" écrit en litanie un K. Dick halluciné à la fin de sa vie... L'Amérique comme une nouvelle Rome.
And how can man die better,
Than facing fearful odds,
For the ashes of his fathers,
And the temples of his gods?
Un renversement de valeurs d'où nait l'opposition entre passé et présent.
L'Amérique d'aujourd'hui se hait... se projette en des hordes d'aliens envahisseurs, pilleurs de ressources à la supériorité technologique indiscutable, écrasante... Pour mieux se combattre elle-même, à travers les souvenirs vitrifiés de ses mythes fondateurs. Afin de lutter contre ce moi-oppresseur, mieux armé mais moins vertueux, on convoque ces vieilles figures, vestiges d'une autre Amérique muséifiée... ici des vieux disques, une casquette de Yankees, une paire de lunette de soleil trônent dans une cabane de trappeur, au bord d'un lac isolé. L'écrin parfait de l'Amérique authentique, même si entièrement factice et reconstituée. On pense toujours à Umberto Ecco et à ses descriptions amoureuses des musées de pacotilles qui reconstituent La Cène avec des figures de cires "à l'échelle".

Une seule fin, toujours la même, le sacrifice qui précède la renaissance.
Le Mythe de l'éternel retour, ici, à l'instanciation déstabilisante de littéralité... pathétique, débile ; Tom Cruise se sacrifie dans un vaisseau extraterrestre, succédané trop figuratif, trop explicite de l'esthétique de 2001...
... Pour renaitre à travers un autre clone que sa compagne accepte sans sourciller, là où l'enfant née de leur union semblait toute désignée dans le rôle du réceptacle de la réincarnation du héros.
Ce n'est même pas que la fillette ne soit pas assez bien pour incarner l'image du grand Tom, c'est juste que la figure de style n'est pas assez pré-mâchée, pré-digérée. Le public doit désormais être nourri à la becquée avec ces films hyper-lisibles. Et c'est Tom Cruise, désormais père idéal, qui s'en charge.
America.

The Bourne Legacy [en cours]

The Bourne Legacy nous montre à sa manière un réseau tellement opaque qu'il l'est à lui-même, un réseau déstructuré.
L'information, raison d'être du réseau, devient un monstre sans réalité, sans substance, une chimère qu'il poursuit dans une quête don-quichottesque.
A travers un dispositif grossier, le film donne à réfléchir bien plus que certains autres qui ont tenté de théoriser la chose plus finement.
La déconnexion des cellules du réseau entre elles marque la faillite de la structure globale, le début d'une errance que soulignent les derniers mots du film : "I was kinda hoping we were lost".