Film Capitalisme

Le cinéma commercial est un art industriel dans le sens où sa mise en œuvre - la production d'un film - est un processus découpé et structuré en de nombreuses étapes ordonnées qui nécessitent la coopération et la coordination de nombreuses équipes spécialisées.
La lourdeur et le coût d'un tel processus appelle une recherche de rentabilité, qui fait du cinéma commercial un art capitaliste.
Cette inclusion du cinéma commercial au sein d'un système économique capitaliste a de nombreuses répercussions sur son évolution, qui  reste articulée autour d'axes que sont entre autres la créativité, la technique, l'esthétique mais dont la validité du positionnement dans cet espace est dès lors sanctionnée par la seule rentabilité.
Cette assertion facile doit être considérée avec de la distance, s'agissant uniquement d'une perspective globale [plus ou moins généralisée], non unitairement applicable. De plus cet état de fait me semble récent, sans que je puisse cerner précisément son apparition, comme s'il  s'était opéré un glissement imperceptible dans mon rapport au cinéma. J'ai le sentiment que le cinéma a longtemps réussi à se construire avec ces contraintes [un peu à la manière des sciences expérimentales qui progressent parfois grâce à des échecs ou des conditions expérimentales mal maitrisées qui aboutissent à de nouvelles  perspectives, inenvisageables auparavant], à s'en nourrir pour se transcender ; il était alors un art aussi capitaliste et industriel, tiraillé entre ses identités et ses dynamiques divergentes, mais un art fécond.
Des dynamiques qui débouchent au final sur un système darwinien, concurrentiel, bouillonnant mais dont le sens s'étiole pour laisser place à une seule logique impérative de perduration économique.
En ce sens il serait sûrement parlant de constater l'évolution des techniques [ou plutôt de constater l'accélération de cette évolution] sur les cinquante dernières années ; par exemple l'augmentation du nombre de plan, les piques de variations colorimétriques, le dynamisme du mouvement à l'intérieur d'un plan (ce qui inclut à la fois les mouvements de caméra et la dynamique interne de la composition), l'utilisation de la musique, du marketing, d'une distribution prestigieuse,...
[En considérant uniquement les caractéristiques techniques, c'est ce qu'a fait embryonnairement Frederic Brodbeck avec son projet Cinemetrics]
Inutile de comparer les films, essentiellement en plans fixes, de John Ford avec ceux d'un Michael Bay pour faire apparaître cette évolution. Il suffit de contempler le gouffre qui sépare Top Gun, considéré à sa sortie comme le canon du blockbuster reaganien et Domino du même Tony Scott vingt ans plus tard.
Ces exemples extrêmes ne peuvent servir de démonstration, mais il semble évident [au moins dans le cas du cinéma populaire] que la mise en scène s'est dynamisée dans des proportions considérables. Le développement de la publicité télévisuelle n'est sans doute pas étranger à ce phénomène dans la mesure où sa finalité est de capter l'attention [ou l'inattention] le plus rapidement possible.
[Là encore, je ne prétend pas que Top Gun ait plus de sens que Domino (...), plutôt que la dynamique évolutive qui a amené le delta stylistique entre leurs deux époques est en majeure partie arbitrée par une contraine économique.]
A la manière d'un oiseau mâle qui, s'il veut transmettre ses gênes, doit pouvoir attirer une femelle à l'aide de ses ramage et plumage, le film doit développer des attributs à même de séduire le spectateur, du moins à même de lui faire acheter une place de cinéma ou un DVD. 
Croire que le cinéma d'auteur, ou cinéma de festivals, échappe à cette dynamique serait sûrement faux. Dans un texte de 2007 en réponse à un éditorial des Cahiers du cinéma écrit par son directeur de la publication d'alors, J.-M. Frodon, J.-B. Thoret analyse la relation étroite qui existe entre un cinéma populaire et un cinéma de festivals, qui est lui plus largement financé par des fonds publics ou l'obligation légal de financement par des chaînes de télévision [c'est évidemment aller vite que de faire une telle affirmation, qui parle plus de l'opposition entre cinéma européen et hollywoodien... dont acte. Pour plus de détails ; le site de l'observatoire européen des médias, un article sur jurispedia ou un article trouvé sur libres.org *soupir* de l'économiste Tyler Cowen] et qui n'a, relativement, que peu de contraintes de rentabilité :
Il suffit d'ouvrir les yeux pour se rendre compte combien le cinéma d'auteur académique constitue le pendant naturel du cinéma industriel, moins son antidote ou son refus que son négatif parfait, son double inversé. Si le cinéma hollywoodien valorise la vitesse et le mouvement, le FAA lui, met un point d'honneur à ralentir le rythme (on parle alors de beauté contemplative), à étirer la longueur des plans jusqu'à l'immobilisme total. Si le cinéma industriel a tendance à surligner ses effets et à saturer ses plans d'informations visuelles et sonores, le FAA, lui ne montrera rien ou très peu. Ici, tout se passe alors dans le creux de l'image, et ce qu'il y a à voir n'est surtout pas visible. L'académisme ignore les frontières de même que le passage du grand ou petit marché ne garantit, a priori, aucun gain artistique. Pour des raisons rhétoriques et idéologiques (je suis ce que l'Autre n'est pas), le FAA a besoin de celui qu'il a érigé en ennemi puisqu'il s'y oppose et qu'il trouve dans cette opposition même, la matière de son identité. Ce que l'un filme, l'autre le rejette, et vice versa. Rabattre ainsi l'audace sur le simple refus, c'est prendre le risque de ne plus savoir distinguer Solaris du FAA indien The Forsaken Land, l'Avventura de l'iranien Portrait ofLady Far Away.
Ainsi, la dynamique d'un film de festivals se trouve elle aussi contrainte par une économie capitaliste. La différence majeure avec un film populaire portant finalement sur la nature des forces en jeux. D'attraction pour le cinéma populaire, de répulsion pour le cinéma de festivals [dans le Séminaire I - Les écrits techniques de Freud de Lacan, Didier Anzieu synthétise la pensée d'Ernst Wilhelm Von Brücke et de la Société berlinoise de physique comme suit : "Il n'existe pas d'autre force que celles qui sont analogues aux forces physico-chimiques. Il n'y a pas de grandes forces occultes, mystérieuses, toutes les forces se ramènent à l'attraction et à la répulsion."].
Ainsi un film comme Gerry de G. Van Sant, au formalisme ascétique, est mû par les mêmes forces que celles qui agitent les blockbusters épileptiques de M. Bay ou T. Scott.
Il s'agit simplement pour Van Sant de capter non plus la masse mais un public de niche pour qui l'intérêt d'un produit culturel réside avant tout dans son caractère luxueux, élitiste. Inaccessible, non pas par son prix mais par la profondeur apparente de son discours, par la sophistication de ses références, la "radicalité" de ses choix, ...
Et c'est presque de manière expiatoire que le cinéma de festivals s'exprime, par un déni de ses attributs fictionnels et cinématographiques, par un naturalisme obsessionnel, comme l'est son intérêt hors de propos pour le réel, le "vrai"... comme si cela pouvait suffire à compenser sa propre condition, qui paralyse d'emblée toute tentative de discours. Toute radicalisation, toute fuite vers le réel sont vaines [l'illusion dans laquelle nous berce un film comme Film Socialisme de J.-L. Godard est résumée par son titre].
Le cinéma de festivals tente de s'extraire d'un système bipolaire dont il est lui même l'un des deux pôles constituants. Il ne fait qu'en étirer la surface et la distance qui le sépare du cinéma populaire [dans des proportions qui frisent désormais le ridicule]... sans pouvoir jamais être en mesure d'en percer la membrane.
C'est l'exigence, la radicalité des films de festivals, leur contraste avec un cinéma populaire honni qui permet de justifier pleinement l'octroi de fonds publics pour leur financement... L'expression exception culturelle montre bien cette légitimation par l'opposition.

Dans le numéro 53 de la revue JUMP CUT, Jyotsna Kapur analyse cette perte de sens dans un article intitulé Capital limits on creativity : Neoliberalism and its uses of art :
Legend has it that when the French people rioted for bread in 1789 the queen, Marie-Antoinette, allegedly asked, “Why don’t they eat cake?” Meanwhile, the arts now reduced to an economic function have become answerable to the harsh scrutiny of the market — i.e., they survive only if they can pay for themselves. It is fitting, then, that faced with neoliberal cuts, veritable institutions of high art such as the Château de Versailles should put on the market a scented “let them eat cake” candle.
Au-delà du cinéma et de son fonctionnement industriel, toute démarche artistique au sein de ce système capitaliste semble annihilée par sa simple appartenance à ce système. Son sens dissout au profit d'une imperceptible dynamique de fond, sa forme inspirée ou phagocytée par celle de la communication publicitaire [peu importe l'ordre dans lequel on considère ce cercle vicieux... est-ce Iñarritu qui inspire les publicitaires Orange ou l'inverse ?].

Par l'exemple. Qui n'est pas entièrement d'à-propos mais qui laisse percevoir ce glissement du sens.
La réappropriation de Requiem pour un massacre, ultime film de E. Klimov, par l'écosystème cinématographique actuel (ici Trois Couleurs, un magazine culturel gratuit distribué dans les salles MK2 et le film Robin Hood de R. Scott).


Ci-dessus, une image tirée du mensuel culturel Trois Couleurs, qui pour la promotion du groupe Gorillaz, groupe "virtuel" qui maîtrise plus que bien l'appareillage marketing, nous offre ce détournement d'un photogramme du film où a été inséré un des avatars du groupe avec une chapka et une bouteille d'alcool.
Ici le sens original du film est totalement mis de côté pour récupérer sa seule esthétique, qui pour notre plus grand malheur correspond parfaitement aux standards "tumblriens" [délavée, vintage, mélancolique, ...].
La violence qui émane de la bêtise de cette image est inouïe. Pour la ressentir pleinement, il faut en tant qu'occidental moyen essayer de considérer la chose sur un film comme La Liste de Schindler de S. Spielberg. C'est pourtant de la même folie dont parlent les deux films, seulement les drames provoqués par l'opération Barbarossa nous sont culturellement plus distants. C'est cette distance, pourtant faible, qui permet une telle récupération, sans que l'opérateur, l'éditeur ou le lecteur moyen ne trouvent à y redire. Il n'y a rien de "cool" dans Requiem pour un massacre, rien qui appelle à un tel recyclage... juste une rage sourde que Klimov essaye de transmettre par une mise en scène, la plus subjective et brutale possible.

J'ai découvert cette image alors que j'attendais la projection du film Robin des bois de R. Scott au MK2 Gambetta. Il se trouve que le film est un parfait exemple de réappropriation d'un mythe à dessein [au-delà, je trouve le film plutôt brillant (...). Il y aurait beaucoup à dire dessus].
L'idéal égalitaire traditionnellement véhiculé par la légende de Robin des bois et résumé par la devise "voler aux riches pour redonner aux pauvres" est ici complètement déformé au profit d'un discours ultralibéral :



If Your Majesty would provide justice right form a declaration of freedom, allowing everyone fighting for his land be exempt from the convention front, without question. Be exempted from taxes, to work, eat and work to live in her own and do what can
Mais le film ne s'arrête pas à ce détournement. Une scène semble directement faire écho au film de Klimov, [de manière générale, le film s'appuie beaucoup sur la seconde guerre mondiale, voir la scène de débarquement qui emprunte beaucoup au débarquement allié en Normandie tel que l'a filmé S. Spielberg dans Saving Private Ryan (...)] celle où l'on peut voir les soldats français à la solde du traitre Godefroy parquer des villageois dans une grange avant d'y mettre le feu.
On y retrouve la même atmosphère de décadence que dans la scène originelle de Requiem pour un massacre où les villageois sont cette fois-ci parqués dans une église par les nazis. Le film de Scott vampirise celui de Klimov avec notamment des plans de ménestrels saouls en train de jouer en titubant et qui semblent répondre pâlement à l'ambiance "orgiaque" qui règne dans les rangs allemands de Requiem pour un massacre.
La ressemblance s'arrête là, dans la scène du film de 2010, Robin des bois arrive évidemment à temps pour porter secours aux villageois. Peu importe le message qu'ils cherchent à transmettre à travers ces images car ce n'est plus lui qui conditionne le film, les faiseurs de Robin des bois ne peuvent pas s'approcher de la séquence de Klimov, seulement en singer les plans, les attitudes des personnages. Il n'y a plus d'assomption du drame ; avant que ne commence la bataille finale aux pieds des falaises anglaises, il y a une rapide scène visant à ridiculiser le roi : "Très bon plan" déclare-t-il lorsque Robin lui expose avec la fermeté qui sied à un chef la tactique à adopter avant de le laisser sur place sans aucun égard. Le problème ne se situe pas dans l'humiliation du roi Jean en tant que telle mais dans la nature de sa réplique [du décalage qu'elle provoque] qui semble sortir d'une comédie légère et qui sert à éviscérer par avance la scène à venir, à la vider de sa substance dramatique. Si besoin en était encore.