Los Angeles, une ville pour les voitures

[Disney Land,] Enchanted Village, Magic Mountain, Marine World : Los Angeles est entouré de ces sortes de centrales imaginaires qui alimentent en réel, en énergie du réel une ville dont le mystère est justement de n'être plus qu'un réseau de circulation incessante, irréelle - ville d'une étendue fabuleuse, mais sans espace, sans dimensions. Autant que de centrales électriques et atomiques, autant que de studios de cinéma, cette ville, qui n'est plus elle-même qu'un immense scénario, et un travelling perpétuel, a besoin de ce vieil imaginaire comme d'un système nerveux sympathique, fait de signaux d'enfance et de phantasmes truqués.

Jean Baudrillard - Simulacres et simulation - 1981
Jean Baudrillard a su en quelques mots saisir l'essence d'une ville comme Los Angeles, réseau autoroutier géant qui irrigue des quartiers disparates s'étalant à perte de vue. Métropole qui déborde et se confond avec ses banlieues à travers ce réseau sans fin.
David Lynch, par le biais de films aux titres éloquents - Lost Highway, Mulholland Drive - en a filmé l'irréalité transpirante, bouclant sans fin sur ces images de routes hypnotiques et répétitives qui ne semblent alors exister que pour vous empêcher de vous réveiller, de vous sortir d'une torpeur confusante. Dans la capitale du cinéma, nul besoin de fuir la réalité, cela fait déjà longtemps qu'elle est partie.

En tous points ou presque, elle s'oppose à New York ; géographiquement d'abord, où sur une carte des États-Unis, l'une et l'autre prennent place à deux extrémités qui se tournent irréconciliablement le dos ; New York au nord-est, qui regarde vers l'Europe dont elle a conservé certains caractéristiques culturelles, Los Angeles au sud-ouest, ville terminus qui clôt la conquête de l'ouest et les espérances de lendemains meilleurs qui l'accompagnaient. Où l'on réalise, sûrement brutalement, que la finalité du voyage n'était pas la destination.Un certain désenchantement que l'on peut voir à l’œuvre dans Les Raisins de la colère déjà.
Dans la tétralogie Die Hard, une série qui parle finalement beaucoup du territoire américain, les deux films réalisés par John McTiernan, le premier et le troisième, se situent respectivement à Los Angeles et New York et laissent filtrer cette opposition de style ; film vertical et clos d'un côté, horizontal et ouvert de l'autre. Les deux autres films sont à l'image de l'espace qui sépare les deux villes, du vide ou presque ;  un aéroport bloqué à Washington et ses avions suspendus, comme si l'on avait voulu pour un temps [ils parlent de 58 minutes mais ça m'a semblé plus long] stopper le principe exploratoire et ludique des films de McTiernan. Le quatrième film zone entre un cyberespace de pacotille et Baltimore sans but intelligible autre que d'empiler les entrées-salles et les scènes d'action... cette fois-ci le casse aura bien lieu. [Autant dire qu'on attend avec une impatience carnassière le cinquième épisode, réalisé par le réalisateur de Max Payne.]

"Nobody walks in L.A." claironne une chanson du groupe Missing Persons. L'enfer est pavé de bonnes intentions, Los Angeles c'est le bitume. Un royaume pour les voitures, qui tiennent de la même dérive du rêve américain que cette ville. Les voitures qui devaient incarner la continuité de ce que fut le cheval n'en sont qu'une perversion industrielle. C'est une voiture qui finira par tuer Cable Hogue. C'est à travers elles que Welles nous montre la déchéance de la famille Amberson. C'est à cheval que le juge Roy Bean vient brûler ce qu'est devenu sa ville, une ville qui ne vit désormais que pour le pétrole, substance dont se nourrit l'insatiable monstre dont on leur avait promis qu'il les émanciperait. Le même pétrole qui manquera cruellement aux personnages de The Trigger Effect de David Koepp lors de leur tentative d'évasion de la ville en plein blackout. N'est pas Snake Plissken qui veut.
Car là où le cheval trotte partout librement, les voitures sont confinées aux routes et ne peuvent s'en écarter . Sur des rails ou presque, un seul degré de liberté [en ce sens, les chariots tirés à cheval ou les motos ne sont que des instances intermédiaires]. Pare-choc contre pare-choc, comme dans Chute Libre de Joel Schumacher. Souvent même c'est le Crash, comme dans les deux films homonymes de David Cronenberg et Paul Haggis [Collision en français].
La voiture qui envahit tout l'espace disponible, littéralement dans Blade Runner qui donne à voir une ville de Los Angeles devenue un enfer urbain [si elle ne l'est pas déjà], qui après s'être étirée en longueur se propage désormais en hauteur. Croissance incontrôlable, inarrêtable, comme le bus de Speed de Jan de Bont, condamné au mouvement perpétuel, comme Chev Chelios, le héros des films d'action Crank [dans le deuxième volet, lors d'une fusillade, une stripteaseuse se fait tirer dans la poitrine, sang et silicone se mêlent alors... America !]. L'avocat Mickey Haller dans La Défense Lincoln a lui directement installé son bureau dans sa voiture, pas folle la guêpe. Dans Fast and Furious, presque remake du Point Break de Kathryn Bygelow, on retrouve bien la pulsion morbide mais l'aspiration provoquée par la voiture de devant a remplacé celle à la liberté qui s'exprimait à travers le surf et les sauts en chute libre.

To tell the truth, whenever I'm here, I can't wait to leave.
Too sprawled-out.
Disconnected. You know...?
But that's me.
You like it here?

"You like it here?" demande Vincent à Max dans Collateral. Bien sûr que non, mais il a une carte postale des Maldives coincée dans son pare-soleil pour s'évader alors ça va. Ensemble ils vont parcourir la ville pour une leçon magistrale. Isolés dans le cocon-nid-taxi de Max. Max qui va renaître, se transformer en vrai héros [michael-]mannien [avec une femme à ses côtés, autre que sa mère qui a fait son temps semble-t-il], comme le patron du club de jazz qui avoue être réellement né le jour où il a accompagné Miles Davis à la trompette. Le saut du nid a lieu lorsque Max doit aller récupérer les informations perdues sur les cibles restantes de Vincent en se faisant passer pour lui. On apprend par le mimétisme. Précédemment il était resté menotté au taxi, ou bien avait répété docilement à son patron par radio les insultes que Vincent lui soufflait.
On aurait pu aussi parler de Training Day, qui reprend cette même idée lumineuse de la voiture-matrice dans ce monde-réseau qu'est Los Angeles. La même fin pour Vincent et Alonzo Harris, emportés tous les deux par le flux en une même posture pathétique, Vincent assis sur un siège du métro, Harris contre sa voiture.
S'adapter pour survivre. Max et Jake Hoyt sont des mutants, nés d'une mère voiture et d'un père humain.
Un père, c'est visiblement ce qu'il manque au platonique chauffeur de Drive qui essaye toutes les figures de substitution possibles sans jamais trouver chaussure à son pied ; il détruit pour le cinéma les voitures que son chef boiteux Shannon construit, il ne fera jamais de courses avec la voiture financée par Bernie Rose. Quant à son voisin Standard Gabriel, il ne comprendra jamais que ce n'est qu'un adolescent qui se cache derrière ce blouson au scorpion... un adolescent entre deux eaux qui s'identifie autant à lui qu'à son fils Benicio. Ils mourront tous d'avoir échouer à incarner cette figure paternelle. Tuer le père et après ? Alors, il reste dans son cocon comme on s'enferme dans sa chambre et conduit encore et encore en écoutant de la synthpop, solitaire, la main crispée sur le levier de vitesses *rires enregistrés*.

[Autres films : Susan's plan de John Landis]