Joe Dante Afterworld

À l'heure où sort le remake 3D de son premier vrai film Piranha, produit à l'époque par Roger Corman, on peut s'interroger de manière mélancolique sur la place qu'occupe aujourd'hui un réalisateur comme Joe Dante dans le cinéma américain et sur l'évolution d'une industrie qui d'année en année se recompose en bataillons serviles de réalisateurs dépourvus d'une quelconque velléité politique, travailleurs sûrement passionnés et techniquement compétents mais qui, avec un premier degré parfois effarant, semblent avoir oubliés, s'ils l'ont jamais su, que l'entertainment n'a pas toujours été que de l'entertainment.
Constater qu'Alexandre Aja est loin d'être le pire de tous ses rookies fini de démontrer l'ampleur du propos.
La 3D aura au moins permis à Dante de se voir confier à nouveau la direction d'un film de cinéma, The Hole, lui qui semblait désormais conscrit à la télévision, dont il a d'ailleurs su tirer des œuvres remarquables, d'un niveau équivalent à celles de ses meilleures réalisations cinématographiques, citons The Second Civil War (produit par Barry Levinson) et les deux épisodes qu'il a réalisé pour la série Masters of Horror, retrouvant paradoxalement un espace de liberté qu'on ne semble plus vouloir lui accorder sur grand écran, y-compris chez Steven Spielberg dont il fut longtemps l'un des protégés.

Au-delà des habituelles considérations critiques et/ou esthétiques, c'est dans le cadre d'une analyse sociologique qu'il est intéressant d'observer l'industrie hollywoodienne, qui a su développer au cours du XXe siècle et en ce début de XXIe, un langage narratif propre à raconter l'évolution d'un jeune pays devenu un géant mondial en quelques centaines d'années, portant en son sein même les contradictions et errances de ce pays qu'elle dépeint tour à tour avec férocité ou complaisance.
C'est dans ce cadre que l'œuvre de Joe Dante révèle toute sa richesse, faisant de lui l'héritier impertinent d'une longue série de cinéastes.

Joe Dante se démarque par son ton caricatural, plein d'ironies... même quand il fait un film d'horreur où de petits monstres verts et écailleux viennent bouleverser le quotidien paisible d'une petite ville américaine lors de la nuit de Noël (Gremlins), ceux-ci se révèlent rapidement bouffons, mimant avec une stupidité moqueuse et réjouissante leurs victimes, autant qu'ils tentent de les tuer.
Il y a quelque chose de révolutionnaire dans ce film, qui prend d'abord le chemin d'un horror movie classique, y compris dans les scènes d'introduction à l'apparition des gremlins, d'abord avec le principe des inquiétants cocons puis avec une mise en scène qui reprend les canons du genre, en ne dévoilant que très progressivement l'anatomie entière de la bête.
La farce qui s'en suit est d'autant plus grinçante et troublante que ces créatures semblent étrangement nihilistes et renvoient aux américains moyens qu'elles agressent une image déformée de leur propre attitude souvent ridicule.
La tension dramatique chez Joe Dante est continuellement vidée de son sens, tournée en dérision, ses personnages adultes souffrent tous d'obsessions et de monomanies, tous les dialogues ne sont que la révélation continue de leurs symptômes : les parents ou voisins dans Gremlins ou Small Soldiers, les employés et le patron de l'entreprise Clamp dans Gremlins 2, les différents protagonistes d'Innerspace... le summum de ce style étant peut-être The Second Civil War où l'hystérie collective d'un pays se dessine par petites touches, portraits de politiciens débiles (le président des États-Unis interprété par Phil Hartman, qui se contente d'immiter les attitudes d'anciens présidents) ou obsédés (le gouverneur Jim Farley interprété par Beau Bridges, qui alors même qu'il entraine son pays dans une guerre civile, reste entièrement préoccupé par son aventure avec une journaliste), de journalistes carriéristes, de rédacteurs intéressés par la seule audience, d'humanitaires hystériques et intransigeants, de conseillers politiques véreux, ...
De manière générale, les adultes dans les films de Joe Dante, happés et obnubilés par leurs propres démons, sont impuissants ou aveugles face aux évènements, laissant aux enfants ou jeunes adultes le soin d'agir (Gremlins, Small Soldiers, Matinee). Parmi les adultes, seules les femmes semblent, dans des déferlements ponctuels de rages, capables d'agir, repoussant ainsi par à-coups les limites exigües de leur condition de housewives (Lynn Peltzer qui se réapproprie une cuisine à laquelle elle semble enchaînée dans une scène mémorable de massacre de gremlins, territoire envahi par les inventions infernales et inefficaces de son mari qu'elle recycle, ainsi que les autres appareils éléctro-ménager ou ustensiles de cuisine, en armes de son émancipation, dans Small Soldiers c'est Irene Abernathy qui repousse les projectiles enflammés du commando élite à l'aide d'une raquette de tennis, et surtout Christy Fimple qui se rebelle furieusement contre ses barbies).

La parodie et le recyclage des références culturelles et cinématographiques sont un des outils les plus utilisés par Joe Dante dans sa mise en scène : dans Small Soldiers et Gremlins 2 on les compte à la dizaine ; Terminator, Patton, Doctor Strangelove, Frankenstein, Apocalypse Now, Rambo, Batman, ...
Dans The Second Civil War, est repris comme dans Small Soldiers, le thème musical de Doctor Strangelove. La référence parait évidente tant The Second Civil War semble être le descendant direct du film de Kubrick.
Toutes ces références participent à l'effort de Joe Dante pour dédramatiser ses propres films, qu'ils transforment en miniatures dégénérées de ces films hollywoodiens.
En prenant pour cadre principal les petites villes américaines ou les boring suburbs, il dilue la puissance dramatique de ses références ; les champs de batailles hollywoodiens sont réduits à la taille d'un pâté de maison, les forts assiégés sont des maisons de middle class (Gremlins, Small Soldiers).

Une des composantes majeures de son discours semble être, à l'instar de nombreux autres cinéastes étudiés sur ce site, l'opposition entre la nature et technologie.
Ainsi, les gremlins font figure de métaphore des dangers d'une industrialisation non contrôlée et destructrice.
Joe Dante oppose constamment la nature et la technologie : l'arbre qui gêne la réception de l'antenne satellite, l'affrontement entre les pacifiques gorgonites et le commando élite dans Small Soldiers, le building de la société Clamp dans Gremlins 2.
Les grosses sociétés mondialisées sont décrites comme des monstres destructeurs : Clamp (pinces en anglais, le logo de la société est une pince prenant en étau le globe terrestre) dans Gremlins 2, Globotech dans Small Soldiers.
L'immeuble de la société Clamp est un long inventaire d'absurdités : les portes automatiques, les robinets, les lumières individuelles, les ascenseurs... tout les éléments du mobilier convergent à rendre la vie des personnes qui y travaillent impossible, se faisant le pendant extrême des inventions du père de Billy Peltzer dans le premier Gremlins.
Les habitants de la ville de New-York sont uniformisés par leur incivisme et leur cynisme, leur carriérisme... idéal d'une société où la productivité est une valeur essentielle (un des messages d'information automatiques du building Clamp souhaite une journée productive à ceux qui passent la porte).
Clamp pousse le délire jusqu'à interdire les films en noir et blanc sur son réseau de chaînes câblées (un autre message du building Clamp annonce la diffusion de Casablanca en couleur et avec une fin heureuse).
Une des composantes de la technologie qui cristallise particulièrement les angoisses de Joe Dante est l'écran, de contrôle ou de télévision, qui symbolise chez lui l'asservissement de l'homme : le sous-directeur de la banque dans Gremlins qui essaye de draguer Kate Beringer en lui disant avoir la télévision par câble, le père de Christy Fimple, obsédé par son installation home vidéo ou les voisins qui préfèrent augmenter le son de leur téléviseur alors que retentissent les explosions dans Small Soldiers, les employés chargés de la surveillance dans Gremlins 2, le microcosme politico-médiatique dans The Second Civil War pour qui la télévision est l'élément qui détermine toutes leurs décisions, elle est le vrai centre névralgique du film (le président lance un ultimatum au gouverneur Farley de 67 heures à la place de 72 heures afin de ne pas empiéter sur l'horaire d'une série télé populaire, le rédacteur en chef qui insiste pour que l'avion qui ramène les réfugiés ne fasse pas d'escales pour réparer les toilettes afin qu'il atterrisse en plein prime-time)... Si les enfants occupent une place si importante dans ses films et contrastent tant avec les adultes, c'est peut-être en partie parce que Joe Dante considère qu'ils n'ont pas encore été contaminés par l'écran.