A Scanner Darkly - boucles étranges, cercles vicieux


A Scanner Darkly ... un des romans les plus personnels de Dick, un de ceux où il se dévoile ... par morceaux, à travers les souvenirs de ces personnages évanescents, en sa mémoire et dans la vie.
La vraie science-fiction n'a jamais été une affaire de fantaisie.

... revenu à Orange County, et je ne faisais plus partie de ce milieu. Je voulais coucher sur le papier le souvenir des gens que j'y avais connus. J'ai écrit ce livre pour conserver ce souvenir et pour dénoncer la drogue, car je l'avais vue tuer tant de gens que je me consacrais désormais à prêcher l'évangile de ses périls. J'avais vu mourir trop de monde... Je crois que j'ai réussi à évoquer ces personnages avant qu'ils ne s'effacent de ma mémoire. C'est le principal.

Probablement dans un soucis de clarté, les adaptations cinématographiques les plus brillantes de son œuvre ont presque toujours été le fait d'une émancipation du roman original ... Blade Runner (1982), Total Recall (1990), Minority Report (2002) ... ont su extraire le rapport paranoïaque à la réalité de Dick, sa vision effrayée d'une société sécuritaire et aliénante, mais sans jamais oser retranscrire pleinement la confusion mentale, les replis distordus de ses histoires, leur essence obscurément onirique.

Avec A Scanner Darkly (2006), Richard Linklater a, plus que les autres, tenté de faire émerger cette distorsion ... l'élément le plus visible de son dispositif est le filtre rotoscopique qu'il a utilisé en post-production, un voile qui marque une limite infranchissable entre son récit et la réalité.

Il a su raconter ce glissement invisible, ces temps qui changent, toujours trop lentement pour qu'on puisse s'en apercevoir, dérive perfide vers ce qui nous paraissait il y a encore peu, un futur improbable, trop grossièrement fascisant et kafkaïen pour être crédible ... qui nous rappelle que face au temps, nous ne sommes que des aveugles, tâtant maladroitement le présent.

Il y a aussi ces cercles vicieux qui nous enserrent progressivement, ceux-là même qui amènent Robert Arctor (Keanu Reeves) à se surveiller lui-même ... ce boulot schizophrénique (habilement représenté par ce costume, avalanche continuellement renouvelée de fragments de visages), qui du fait de son anonymat, rend suspect les rentrées d'argent qu'il lui procure.
Cette société, New Path, qui digère puis recycle les individus ... leur vend une drogue dont on ne décroche jamais, puis les récupère dans ses centres, où devenus légumes, ils récolteront eux-mêmes les petites fleurs bleues qui serviront à la confection de la substance M.

A travers le dédale de faux-semblants dans lequel Bob Arctor et les personnages qui l'entourent, errent, mouches engluées dans une toile, Linklater dessine le portrait lucide et tendre d'une bande de junkies, tour à tour pathétiques ou touchants, dont, selon les mots de Dick, le seul crime fut de ne pas vouloir s'arrêter de "jouer".